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A l’aube, Jenny se mit à la recherche du chalet. Incapable de dormir, elle était restée toute la nuit sans bouger dans le grand lit massif à baldaquin, oppressée par le silence qui régnait dans la maison.
Même après des semaines, ses oreilles guettaient encore désespérément le cri affamé du bébé. Ses seins gonflaient, prêts à accueillir la petite bouche avide.
Elle finit par allumer la lampe de chevet. La chambre s’éclaira et la lumière s’accrocha à la coupe de cristal taillé sur la commode. Les petites savonnettes parfumées au pin qui garnissaient cette coupe jetèrent une inquiétante lueur verte sur le nécessaire de toilette ancien en argent.
Elle se leva et commença à s’habiller, choisissant le caleçon long en laine et le coupe-vent en nylon qu’elle portait habituellement sous sa tenue de ski. Elle avait réglé la sonnerie du réveil-radio sur quatre heures. Les prévisions météorologiques demeuraient inchangées pour la région de Granite Place, dans le Minnesota : température de trente degrés au-dessous de zéro, vent soufflant à une moyenne de quarante à l’heure. On annonçait moins quarante degrés dans les endroits exposés au vent.
Peu importait. Rien n’avait d’importance. Elle partirait à la recherche de ce chalet, dût-elle en mourir de froid. Il se trouvait là, quelque part dans cette forêt d’érables, de chênes et de conifères, de pins noirs de Norvège et de broussailles. Elle avait élaboré un plan durant ses longues heures d’insomnie. Erich faisait un pas pendant qu’elle en faisait trois. Sa longue foulée naturelle l’avait toujours naturellement porté à marcher plus vite qu’elle. Ils en avaient souvent ri ensemble. « Hé ! Pitié pour les citadines ! » protestait-elle.
Un jour, il avait oublié sa clef en allant au chalet et il était immédiatement revenu la chercher. Cela lui avait pris quarante minutes. Pour lui, le chalet était donc approximativement à vingt minutes de la lisière des bois.
Il ne l’y avait jamais emmenée. « Tâche de comprendre, Jenny, tout artiste a besoin d’un endroit où s’isoler. »
Elle n’avait jamais cherché à s’y rendre auparavant. Il était absolument interdit aux employés de la ferme de pénétrer dans les bois. Même Clyde, le régisseur de la propriété depuis trente ans, affirmait ne pas savoir où se trouvait le chalet.
La neige lourde et croûteuse aurait effacé les traces de pas, mais d’autre part elle lui permettrait d’entreprendre ses recherches en skis de fond. Il lui faudrait prendre garde à ne pas se perdre. Avec la densité des broussailles et son sens déplorable de l’orientation, elle risquait à tous les coups de tourner en rond.
A titre de précautions, Jenny avait décidé d’emporter une boussole, un marteau, des clous et des bouts de tissu. Elle clouerait le tissu aux arbres afin de retrouver son chemin.
Sa combinaison de ski était suspendue en bas, dans le placard à côté de la cuisine. Elle l’enfila pendant que l’eau du café bouillait. Dès la première tasse, elle y vit plus clair. Pendant la nuit, elle avait pensé aller trouver le shérif Gunderson. Mais il refuserait sûrement de l’aider et se contenterait de la toiser avec son regard de mépris interrogateur.
Elle emporterait un thermos de café. Elle n’avait pas la clef du chalet, mais elle pourrait briser une vitre à l’aide du marteau.
Bien qu’Elsa ne vînt plus depuis deux semaines, toute la grande maison ancienne rutilait de haut en bas, preuve éclatante des principes rigoureux de la femme de ménage en matière de propreté. En s’en allant, elle n’omettait jamais d’arracher la page du jour sur le calendrier au-dessus du téléphone mural. Jenny l’avait fait remarquer à Erich en riant. « Elle ne se contente pas de nettoyer ce qui n’a jamais été sale, elle fait aussi disparaître chaque soir de la semaine. »
A son tour, Jenny détacha le vendredi 14 février, froissa la page et regarda fixement la feuille vierge sur laquelle s’inscrivait en caractères gras : samedi 15 février. Elle frissonna. Près de quatorze mois s’étaient écoulés depuis le jour de sa rencontre avec Erich à la galerie. Non, c’était impossible ! C’était il y a un siècle. Elle se frotta le front.
Ses cheveux châtains avaient foncé pendant sa grossesse jusqu’à devenir presque noirs. Ils lui parurent tristes et sans vie quand elle les serra sous son bonnet de laine. Le miroir encadré de coquillages à gauche de la porte jetait une note incongrue dans l’imposante cuisine au plafond orné de poutres en chêne apparentes. Elle s’y regarda. Elle avait de larges cernes sous les yeux. Normalement d’un bleu tirant sur l’aigue-marine, ils lui renvoyaient ce matin un regard fixe et sans expression. Ses joues étaient creuses. Elle n’avait pas retrouvé son poids depuis l’accouchement. Une veine battit à son cou quand elle ferma sa combinaison. Vingt-sept ans. Elle avait l’impression d’en paraître dix de plus, et se sentait aussi vieille qu’une centenaire. Si seulement cette torpeur pouvait disparaître. Si seulement la maison n’était pas aussi silencieuse, aussi terriblement silencieuse.
Elle regarda le poêle en fonte près du mur orienté à l’est de la cuisine. Le berceau plein de bois avait retrouvé sa place et son utilité à côté de lui.
Elle se força à examiner le berceau, assimilant lentement le choc permanent de sa présence dans la cuisine, puis elle se détourna, prit la bouteille thermos, y versa le café, rassembla la boussole, le marteau, les clous et les bouts de chiffon. Elle fourra le tout dans un sac à dos en toile, se protégea la figure d’une écharpe, mit ses chaussures de ski de fond, enfila d’un coup sec de grosses moufles fourrées et ouvrit la porte.
Le vent vif et cinglant rendit son écharpe dérisoire. Le meuglement sourd des vaches dans l’étable lui fit penser aux sanglots épuisés d’un profond désespoir. Le soleil se levait, éblouissant sur la neige, agressif dans sa beauté flamboyante, dieu lointain et impuissant contre la morsure du froid.
A l’heure présente, Clyde devait être en train d’inspecter l’étable. L’équipe de journaliers était sans doute occupée à remplir de foin les nourrisseurs destinés à l’important troupeau de bœufs Black Angus incapables de brouter l’herbe sous la neige tassée et habitués à venir chercher là abri et nourriture. Une demi-douzaine d’hommes en tout travaillant sur l’énorme exploitation et pas un seul à proximité de la maison – on ne voyait d’eux que des petites formes se découpant en silhouette sur l’horizon…
Ses skis de fond étaient rangés dans la véranda à l’extérieur de la cuisine. Jenny les porta en bas des six marches, les jeta à terre, les chaussa et attacha les fixations. Dieu soit loué, elle avait appris à bien skier l’année dernière.
Il était à peine sept heures passées lorsqu’elle commença à chercher le chalet. Elle s’obligea à ne pas dépasser un trajet de trente minutes à skis dans chaque direction et partit de l’endroit où Erich disparaissait toujours dans les bois. Les branches d’arbres au-dessus d’elle étaient tellement enchevêtrées que le soleil filtrait à peine. Après avoir skié dans la mesure du possible sans dévier, elle tourna à droite, fit environ trois cents mètres, tourna encore à droite et revint à la lisière de la forêt. Le vent recouvrait ses traces sur son passage, mais à chaque changement de direction, elle clouait un morceau de tissu sur un arbre.
A onze heures, elle rentra à la maison, fit réchauffer du potage, mit des chaussettes sèches, s’efforça de ne pas faire attention au froid qui lui brûlait le front et les mains et ressortit.
A dix-sept heures, transie, voyant disparaître les derniers rayons obliques du soleil, elle était sur le point d’abandonner les recherches pour la journée, quand elle décida de franchir une dernière butte. C’est alors qu’elle le vit : le petit chalet en rondins de bois et au toit d’écorce, construit en 1859 par l’arrière-grand-père d’Erich. Elle le regarda fixement, se mordant les lèvres, vacillant sous le coup brutal de la déception.
Les stores étaient tirés ; la maison semblait close, comme si elle n’avait pas été ouverte depuis longtemps. Un chapeau de neige recouvrait la cheminée. Aucune lumière ne brillait à l’intérieur.
Avait-elle réellement espéré voir la cheminée fumer, les lampes luire à travers les rideaux ? Avait-elle cru qu’elle n’aurait qu’à pousser la porte ?
Une plaque de métal était clouée à l’extérieur. Bien qu’usées, les lettres étaient encore lisibles : INTERDICTION ABSOLUE D’ENTRER SOUS PEINE DE POURSUITES. Signé Erich Krueger et daté de 1903.
Il y avait une pompe sous un appentis à gauche du chalet, à moitié caché par les longues ramures des sapins. Elle tenta d’imaginer le jeune Erich venant ici avec sa mère. « Caroline aimait ce chalet tel qu’il était, lui avait-il raconté. Mon père désirait le moderniser, mais elle n’a jamais voulu en entendre parler. »
Insensible au froid, à présent, Jenny s’approcha de la première fenêtre. Tirant le marteau du sac à dos, elle frappa un grand coup sur la vitre. Des éclats de verre lui frôlèrent le visage. Elle ne sentit pas le filet de sang qui gela en coulant sur sa joue. Prenant soin d’éviter les pointes acérées, elle tendit le bras à l’intérieur, déverrouilla et souleva la fenêtre à guillotine.
Déchaussant ses skis, elle enjamba le rebord peu élevé de la fenêtre, écarta le store et pénétra à l’intérieur du chalet.
C’était une seule pièce d’environ six mètres sur six. Placé contre le mur orienté au nord se détachait un poêle colonial avec sa réserve de bûches soigneusement empilées. Autour étaient rassemblés un canapé en velours à haut dossier et larges bras et quelques fauteuils assortis. Un tapis d’Orient aux tons fanés recouvrait presque la totalité du plancher en pin clair. Près des fenêtres de devant, une longue table et des bancs. Dans un coin, un rouet paraissant encore en état de marche. Sur un imposant buffet en chêne trônaient des porcelaines bleues à motifs chinois et des lampes à huile. Un escalier raide prenait sur la gauche. Sur le côté se trouvaient des rangées de casiers remplis de toiles non encadrées.
Les murs étaient en bois blanc, sans nœud, lisses et couverts de tableaux. Jenny alla machinalement de l’un à l’autre. Le chalet était un musée. Même la pénombre ne parvenait pas à cacher la beauté délicate des huiles et des aquarelles, des fusains et des dessins à la plume. Erich n’avait pas encore montré le meilleur de son œuvre. Comment réagirait la critique à la vue de tels chefs-d’œuvre ?
Quelques-unes des toiles accrochées au mur étaient déjà encadrées. Sans doute celles qu’il avait l’intention d’exposer la prochaine fois. Le nourrisseur dans une tempête d’hiver. Qu’y avait-il donc de si particulier dans ces tableaux ? La biche, tête levée, aux aguets, prête à s’enfuir dans les bois. Le veau, cherchant à téter sa mère. Les champs bleus de luzerne fleurie, à quelques jours de la moisson. L’église congrégationaliste et les fidèles se pressant pour l’office. La rue principale de Granite Place, évoquant une sérénité intemporelle.
En dépit de sa détresse, Jenny ressentit pendant un instant une impression de quiétude et de paix devant la beauté sensible de l’ensemble.
Finalement, elle se pencha sur les toiles sans cadre dans le premier casier. A nouveau, elle fut saisie d’admiration. L’étonnante dimension du talent d’Erich, son art de peindre les paysages, les gens, les animaux, avec une égale autorité ; la gaieté du jardin d’été avec la voiture d’enfant, le…
Et elle l’aperçut. Sans comprendre, elle se mit à chercher fébrilement parmi les huiles et les dessins dans les autres casiers.
Le long du mur, elle courut d’une toile à l’autre. Ses yeux s’écarquillèrent de stupeur. Inconsciemment, elle se dirigea en titubant vers l’escalier, grimpa les marches quatre à quatre jusqu’à l’atelier.
La pente du toit força Jenny à se baisser en atteignant la dernière marche avant d’avancer dans la pièce.
En se redressant, elle reçut en plein visage une explosion de couleurs cauchemardesques. Frappée d’horreur, elle contempla sa propre image sur le mur du fond. Un miroir ?
Non. Le visage peint ne broncha pas à son approche. Le dernier rayon du crépuscule filtrant par l’étroite lucarne venait zébrer la toile, comme s’il la désignait d’un doigt fantomatique.
Un long moment, elle resta figée devant le tableau, incapable d’en détacher les yeux, enregistrant chaque détail grotesque, sentant sa bouche s’ouvrir mollement dans une angoisse indicible, entendant le son rauque qui lui montait aux lèvres.
Elle parvint enfin à forcer ses doigts gourds et réticents à s’emparer de la toile.
Quelques secondes plus tard, elle s’éloignait à skis du chalet, le tableau sous le bras. Le vent à présent plus fort la bâillonna, lui coupa la respiration, étouffant son hurlement.
« Au secours ! Quelqu’un, je vous prie, à l’aide, au secours ! »
Le vent lui arracha son cri, le dispersant à travers la forêt envahie par l’obscurité.
Manifestement, l’exposition des tableaux d’Erich Krueger, le peintre du Midwest récemment découvert, était un formidable succès. Le vernissage pour les critiques et les invités de marque commença à seize heures, mais les curieux avaient défilé dans la galerie pendant toute la journée, attirés par Souvenir de Caroline, le superbe portrait à l’huile exposé en vitrine.
Jenny se faufila habilement d’un critique à l’autre, présentant Erich, bavardant avec les collectionneurs, veillant à ce que les serveurs repassent les plats d’amuse-gueules et remplissent les coupes de champagne.
Dès l’instant où elle avait ouvert l’œil ce matin, la journée s’était annoncée difficile. Beth, habituellement si docile, avait fait des histoires pour aller à la garderie. Tina perçait ses molaires de deux ans et s’était réveillée en pleurnichant une demi-douzaine de fois pendant la nuit. Le blizzard du Jour de l’An avait transformé New York en un vrai cauchemar d’embouteillages et de tas de neige grisâtre et glissante au bord des trottoirs. Le temps de déposer les enfants à la garderie et de traverser la ville, elle était arrivée une heure en retard à la galerie. Elle avait trouvé M. Hartley dans tous ses états.
« Tout va mal, Jenny. Rien n’est prêt. Je vous préviens. Il me faut vraiment quelqu’un de sérieux.
– Je suis navrée. » Jenny prit à peine le temps d’accrocher son manteau dans le placard. « A quelle heure attendons-nous M. Krueger ?
– Vers treize heures. Vous rendez-vous compte qu’il manquait encore trois de ses toiles il y a à peine quelques minutes ? »
Jenny avait à chaque fois l’impression de voir ce petit homme d’une soixantaine d’années se transformer en enfant de sept ans sous l’effet de l’inquiétude. Il fronçait les sourcils ; sa bouche tremblait. « Tous les tableaux sont là maintenant, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix apaisante.
– Oui, oui. Mais lorsque M. Krueger a téléphoné, hier soir, je lui ai demandé s’il avait bien expédié ces trois toiles. L’idée qu’on eût pu les égarer l’a mis hors de lui. Et il tient à ce que le portrait de sa mère soit exposé en vitrine, même s’il n’est pas à vendre. Ecoutez, Jenny, on dirait vraiment que vous avez posé pour ce tableau.
– Eh bien, ce n’est pas moi. » Jenny réfréna l’envie de lui tapoter l’épaule. « Nous avons tout, à présent. Commençons l’accrochage. »
Elle disposa rapidement tous les tableaux, groupant ensemble huiles, aquarelles, dessins à l’encre et fusains.
« Vous avez un œil formidable, dit M. Hartley, se déridant visiblement dès la dernière toile accrochée. Je savais qu’on y arriverait. »
Tu parles ! pensa-t-elle en retenant un soupir.
La galerie ouvrit à onze heures. A onze heures moins cinq, le tableau vedette était en place. A côté, l’annonce en lettres capitales sur fond de velours : PREMIÈRE EXPOSITION À NEW YORK, ERICH KRUEGER. Souvenir de Caroline attira immédiatement l’attention des passants de la cinquante-septième rue. Jenny les regarda s’arrêter pour l’examiner. Beaucoup d’entre eux entrèrent, curieux de voir les autres tableaux de l’exposition. Plusieurs lui demandèrent : « Etes-vous le modèle du tableau en vitrine ? »
Jenny distribua des brochures avec la biographie d’Erich Krueger :
Il y a deux ans, Erich Krueger acquit une renommée immédiate dans le monde de l’art. Originaire de Granite Place, dans le Minnesota, il n’a cessé de peindre depuis l’âge de quinze ans. Il habite une ferme ayant toujours appartenu à sa famille, consacrée à l’élevage du bétail de concours. Il est également président des Cimenteries Krueger. Découvert en premier par un marchand de tableaux de Minneapolis, il a depuis exposé à Minneapolis, Chicago, Washington, D.C., et San Francisco. M. Krueger a trente-quatre ans et il est célibataire.
Elle contempla la photo sur la couverture de la brochure. Et il a l’air d’un Adonis, pensa-t-elle.
A onze heures trente, M. Hartley s’approcha d’elle, toute trace d’anxiété et de mauvaise humeur disparue de son visage.
« Tout va bien ?
– Très bien », assura-t-elle. Devançant la question suivante, elle ajouta : « J’ai rappelé le traiteur pour confirmer. Les critiques du New York Times, du New Yorker, de Newsweek, de Time et d’Art News ont fait savoir qu’ils seraient présents. Nous pouvons nous attendre à quatre-vingts personnes environ au vernissage, une centaine en comptant ceux qui viendront sans invitation. La galerie sera fermée au public à partir de quinze heures. Cela donnera tout le temps au traiteur de s’installer.
– Vous êtes parfaite, Jenny. » M. Hartley était tout charme, maintenant. Mais elle s’attendait au pire lorsqu’elle lui annoncerait son intention de quitter le vernissage avant la fin ! « Lee vient d’arriver, poursuivit-elle en désignant son assistante à mi-temps. Nous sommes fin prêts. » Elle lui sourit.
« Ne vous faites plus de souci.
– Je vais essayer. Prévenez Lee que je serai de retour avant treize heures pour déjeuner avec M. Krueger. Quant à vous, Jenny, vous feriez bien d’aller manger un morceau tout de suite. »
Elle le regarda passer le seuil d’un pas vif. Le nombre des visiteurs s’était momentanément réduit. Jenny eut envie d’aller examiner le tableau en vitrine. Elle sortit sans prendre la peine d’enfiler son manteau. Elle recula de quelques pas sur le trottoir afin de pouvoir contempler le tableau à distance. Les passants la regardèrent, jetèrent un coup d’œil sur la toile, et s’écartèrent aimablement.
Assise sur une balancelle dans une véranda, la jeune femme du tableau regardait le soleil couchant. La lumière était oblique, nuancée de rouge, de violet et de mauve. La mince silhouette était enveloppée d’une cape vert foncé. Quelques mèches folles couleur aile de corbeau voletaient autour de son visage déjà à moitié dans l’ombre. Je vois ce que veut dire M. Hartley, songea Jenny. Le front dégagé, le nez droit et mince, la bouche généreuse, auraient pu être ses propres traits. La véranda en bois était peinte en blanc, comme le fin pilier d’angle. Le mur de brique de la maison derrière était à peine suggéré dans le fond. Un petit garçon, découpé dans le soleil, courait vers la femme à travers champs. La neige croûteuse évoquait le froid pénétrant de la nuit tombante. Le personnage sur la balancelle semblait immobile, le regard rivé sur le couchant.
En dépit de l’approche empressée de l’enfant, de l’aspect solide de la maison, de la sensation infinie d’espace, il flottait une impression particulière de solitude autour de la jeune femme. Pourquoi ? Peut-être à cause de la tristesse exprimée dans son regard. Ou seulement parce que tout le tableau évoquait un froid mordant ? Qui voudrait rester assis dehors par un temps pareil ? Pourquoi ne pas regarder le coucher du soleil d’une fenêtre à l’intérieur de la maison ?
Jenny frissonna. Elle portait le chandail à col roulé, cadeau de Noël de son ex-mari Kevin. Il était passé sans prévenir à l’appartement, la veille de Noël, avec ce chandail pour Jenny et des poupées pour les filles. Pas un mot sur le fait qu’il ne versait jamais la pension alimentaire, et qu’il lui devait plus de deux cents dollars d’« emprunt ». Le chandail bon marché n’était pas bien chaud. Mais il avait au moins le mérite d’être neuf et son ton turquoise mettait en valeur la chaîne en or et le pendentif de Nana. Heureusement, l’un des privilèges des gens appartenant au monde artistique était de pouvoir s’habiller à leur guise, et la jupe de lainage trop longue de Jenny, ses bottes trop larges ne constituaient pas nécessairement un signe de pauvreté. Malgré tout, mieux valait rentrer à l’intérieur. Il ne manquerait plus qu’elle attrapât la grippe qui circulait dans tout New York.
Elle jeta un dernier coup d’œil au tableau, admirant le talent avec lequel l’artiste amenait le regard du spectateur de la silhouette assise dans la véranda à l’enfant, puis au soleil couchant. « Magnifique, murmura-t-elle. Absolument magnifique. » Elle recula inconsciemment d’un pas en parlant, dérapa sur le trottoir glissant et heurta quelqu’un. Deux mains fortes la retinrent par les coudes.
« Avez-vous pour habitude de sortir sans manteau par ce temps et de parler toute seule ? » Le ton était mi-amusé, mi-agacé.
Jenny pivota sur elle-même. Confuse, elle bégaya : « Je suis vraiment désolée. Excusez-moi. Vous ai-je fait mal ? » Elle se dégagea et s’aperçut alors que le visage en face d’elle était celui reproduit sur la brochure qu’elle avait passé la matinée à distribuer. Dieu du ciel ! pensa-t-elle. C’est bien ma chance d’aller me cogner dans Erich Krueger !
Elle vit son visage pâlir, ses yeux s’agrandir. Il serra les lèvres. Il est furieux, se dit-elle, consternée. Elle lui tendit la main d’un air contrit. « Je suis absolument navrée, monsieur Krueger. Je vous prie de m’excuser. J’étais tellement absorbée par le portrait de votre mère. Il est… il est indescriptible. Oh, mais rentrez. Je suis Jenny Mac-Partland. Je travaille à la galerie. »
Il la fixa un long moment, étudiant son visage trait par trait. Ne sachant quelle contenance adopter, elle resta sans mot dire. Peu à peu, elle vit sa physionomie s’adoucir.
« Jenny. » Il sourit et répéta : « Jenny. » Puis ajouta : « Je n’aurais pas été surpris si vous m’aviez dit… mais peu importe. »
Le sourire le transforma complètement. Jenny avait pratiquement les yeux à la hauteur des siens. Ses bottes ayant sept centimètres de talon, elle supposa qu’il mesurait à peu près un mètre soixante-quinze. Son beau visage classique était dominé par des yeux bleus profondément enfoncés. Des sourcils épais et bien dessinés équilibraient un front presque trop large. Ses cheveux mordorés, parsemés de fils d’argent, bouclaient autour de sa tête, rappelant à la jeune fille l’effigie d’une vieille pièce de monnaie romaine. Il avait les mêmes narines étroites, la même bouche sensible que la femme du tableau. Il portait un manteau en cashmere beige, une écharpe nouée autour du cou. A quoi s’était-elle donc attendue ? Le mot ferme avait immédiatement évoqué pour elle l’artiste débarquant dans la galerie en veste de jean et bottes crottées. Elle sourit à cette pensée et revint à la réalité. C’était absurde. Elle restait plantée là à grelotter. « Monsieur Krueger… »
Il l’interrompit. « Jenny, vous avez froid. Je suis impardonnable. » Une main passée sous son bras, il l’entraînait vers la galerie, ouvrait la porte devant elle.
Il inspecta aussitôt la disposition de ses tableaux, tout en remarquant que les trois dernières toiles avaient heureusement fini par arriver. « Heureusement pour l’expéditeur », ajouta-t-il en souriant.
Jenny le suivit pas à pas. Il passa tout méticuleusement en revue, s’arrêtant par deux fois pour redresser une toile d’un poil. A la fin, il hocha la tête, l’air satisfait.
« Pourquoi avez-vous accroché Labours de Printemps à côté de Moisson ? interrogea-t-il.
– Il s’agit du même champ, non ? demanda Jenny. J’ai cru sentir une continuité entre le fait de labourer la terre et celui d’assister à la moisson. J’aurais seulement désiré qu’il y eût aussi une scène d’été.
– Elle existe. Je n’ai pas jugé bon de l’envoyer. »
Jenny jeta un coup d’œil à la pendule au-dessus de la porte. Il était presque midi. « Monsieur Krueger, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais vous installer dans le bureau de M. Hartley. Il a fait réserver une table au Russian Tea Room à treize heures pour vous deux. Il ne va plus tarder. Pour ma part, je vais sortir pour aller avaler un sandwich. »
Erich Krueger l’aida à enfiler son manteau.
« M. Hartley mangera seul aujourd’hui, déclara-t-il. J’ai une faim de loup et l’intention de déjeuner avec vous. A moins, bien entendu, que vous n’ayez rendez-vous avec quelqu’un ?
– Non, je m’apprêtais juste à prendre quelque chose de rapide au drugstore.
– Allons au Tea Room. Je suis certain qu’ils nous trouveront une table. »
Elle le suivit à contrecœur, sachant que M. Hartley serait furieux et qu’elle risquait de plus en plus de perdre sa place. Elle arrivait trop souvent en retard. Elle s’était absentée deux jours entiers la semaine dernière à cause de l’angine de Tina. Mais elle se rendit compte qu’elle ne pouvait pas refuser.
Au restaurant, il écarta d’un geste le fait qu’ils n’avaient pas réservé et obtint d’être placé à la table d’angle qu’il désirait. Jenny refusa le verre de vin qu’il lui proposait. « Sinon, je vais m’écrouler d’ici un quart d’heure. J’ai très peu dormi cette nuit. Un Perrier pour moi, s’il vous plaît. »
Ils commandèrent deux club-sandwiches, puis il se pencha vers elle. « Parlez-moi de vous, Jenny MacPart-land. »
Elle se retint de rire.
« Connaissez-vous la méthode Comment vous faire des amis ?
– Non. Pourquoi ?
– C’est le genre de question qu’on vous apprend à poser à la première rencontre. S’intéresser à l’autre. Je veux tout savoir de vous.
– Mais il se trouve que je veux réellement savoir qui vous êtes. »
On leur apporta leurs verres et elle raconta : « Je suis ce que la société moderne appelle “une femme divorcée chef de famille”. J’ai deux petites filles. Beth a trois ans et Tina vient d’en avoir deux. Nous habitons un studio dans un petit immeuble en pierre dans la trente-septième rue Est. A peine la place d’y loger un piano à queue, si j’en avais un. Je travaille chez M. Hartley depuis quatre ans.
– Comment pouvez-vous travailler depuis quatre ans avec des enfants aussi jeunes ?
– J’ai pris deux semaines de congé à leur naissance.
– Vous fallait-il vraiment reprendre si vite votre travail ? »
Jenny haussa les épaules.
« J’ai rencontré Kevin MacPartland lorsque je préparais ma licence d’art à l’Université de Fordham au Lincoln Center. Kev tenait un petit rôle dans un théâtre d’avant-garde. Nana m’avait prévenue que je faisais une bêtise mais, naturellement, je ne l’ai pas écoutée.
– Nana ?
– Ma grand-mère. Elle m’a élevée depuis l’âge d’un an. Néanmoins, Nana avait raison. Kevin est un brave garçon, mais il… il ne fait pas le poids. Deux enfants en deux ans de mariage, c’était trop pour lui. Il est parti tout de suite après la naissance de Tina. Nous sommes divorcés à présent.
– Subvient-il aux besoins des enfants ?
– Les revenus moyens d’un acteur sont de trois mille dollars par an. En fait, Kevin a du talent et avec un peu de chance il pourrait s’en tirer. Mais pour l’instant, la réponse est non.
– Vous n’avez tout de même pas mis les enfants dans une garderie dès leur naissance ? »
Jenny sentit une boule lui bloquer la gorge. Dans moins d’une minute, elle aurait des larmes plein les yeux. Elle s’empressa de répondre : « Ma grand-mère s’est occupée d’elles pendant que je travaillais. Elle est morte il y a trois mois. Je n’ai pas très envie d’en parler maintenant. »
Il referma sa main sur la sienne. « Jenny, je suis désolé. Pardonnez-moi. Je ne suis pourtant pas si obtus, d’habitude. »
Elle parvint à lui sourire. « A mon tour. Dites-moi tout sur vous. »
Elle grignota sans appétit son sandwich pendant qu’il parlait.
« Vous avez sûrement lu la biographie sur la brochure. Je suis fils unique. Ma mère est morte dans un accident quand j’avais dix ans… le jour de mon anniversaire, pour être précis. Mon père est décédé il y a deux ans. Le régisseur de la ferme s’occupe pratiquement de l’exploitation. Je passe la plupart de mon temps dans mon atelier.
– Le contraire eût été dommage, dit Jenny. Vous peignez depuis l’âge de quinze ans, c’est cela ? N’aviez-vous jamais réalisé à quel point vous étiez doué ? »
Erich fit tourner son vin dans son verre, hésita, puis haussa les épaules.
« Je pourrais vous faire la réponse habituelle, que la peinture pour moi n’était qu’un violon d’Ingres, mais cela ne serait qu’en partie vrai. Ma mère était une artiste. Je ne pense pas qu’elle ait eu un très grand talent de peintre, mais son père était assez connu. Il s’appelait Everett Bonardi.
– Bien sûr, j’ai entendu parler de lui ! s’exclama Jenny. Mais pourquoi ne l’avez-vous pas mentionné dans votre biographie ?
– Si mon œuvre vaut quelque chose, elle parlera d’elle-même. J’espère avoir hérité un peu de l’art de mon grand-père. Ma mère dessinait simplement pour son plaisir, mais mon père en était terriblement jaloux. Je présume qu’il a dû se sentir aussi gauche qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine lorsqu’elle l’a présenté à sa famille à San Francisco. Ils l’ont sûrement pris pour un paysan du Midwest en sabots. Il s’est vengé en obligeant sa femme à employer ses dons à des choses utiles comme la confection de patchworks. Et pourtant il l’adorait. Mais j’ai toujours su qu’il aurait détesté me voir “perdre mon temps à peindre” ; aussi le lui ai-je caché. »
Perçant le ciel couvert, le soleil de midi fit danser sur la table quelques rayons épars, irisés par les vitraux de la fenêtre. Jenny cligna des yeux et se détourna.
Erich l’observait. « Jenny, dit-il soudain, ma réaction a dû vous surprendre lorsque nous nous sommes rencontrés. Franchement, j’ai cru voir un fantôme. Votre ressemblance avec Caroline est stupéfiante. Elle avait à peu près votre taille. Ses cheveux étaient plus sombres que les vôtres et ses yeux d’un vert lumineux. Les vôtres sont bleus, avec juste une pointe de vert. Mais il y a autre chose. Votre sourire. La façon dont vous penchez la tête en écoutant. Vous êtes très mince, comme elle. Mon père passait son temps à s’inquiéter de sa maigreur. Il s’acharnait à la faire manger davantage. Et à mon tour, j’ai envie de vous dire : “Jenny, finissez votre sandwich. Vous y avez à peine touché.”
– Je n’ai plus faim, dit Jenny. Mais voulez-vous avoir la gentillesse de commander rapidement un café ? M. Hartley aura une attaque en apprenant que vous êtes arrivé pendant son absence. De plus, je dois m’échapper avant la fin du vernissage, ce qu’il n’appréciera guère. »
Le sourire d’Erich disparut.
« Vous avez des projets pour ce soir ?
– Capitaux. Si j’arrive en retard pour prendre les enfants chez Mme Curtis, c’est la catastrophe. »
Haussant les sourcils, pinçant les lèvres, elle imita Mme Curtis. « Mon heure normale de fermeture est dix-sept heures, mais je fais une exception pour les femmes qui travaillent, madame MacPartland. Cependant, dix-sept heures trente est le maximum. Je ne veux pas entendre parler d’autobus ratés ou de coups de téléphone de dernière minute. Ou vous êtes là à dix-sept heures trente, ou vous pouvez garder vos enfants à la maison demain matin. Eche clair ? »
Erich éclata de rire. « Ch’est clair. A présent, parlez-moi de vos filles.
– Oh ! c’est simple. Elles sont intelligentes, belles, adorables et…
– Et elles marchaient dès l’âge de six mois, parlaient à neuf. On croirait entendre ma mère. Il paraît qu’elle disait la même chose de moi. »
Jenny eut un singulier petit pincement au cœur à la vue de l’expression soudain nostalgique d’Erich. « Je suis certaine que c’était la vérité », dit-elle.
Il rit. « Et je suis sûr que ça ne l’était pas. Jenny, New York me tue. Comment peut-on y passer son enfance ? »
Ils continuèrent à bavarder en buvant leur café. Elle lui parla de sa ville. « Il n’est pas un immeuble dans tout Manhattan que je n’aime pas. » Et lui, sèchement : « Je ne peux pas le croire. Mais vous n’avez jamais connu un autre genre de vie. » Ils parlèrent de son mariage. « Qu’avez-vous éprouvé lorsque tout a été fini ?
– Bizarrement, pas plus de regret que pour la fin du traditionnel premier amour, j’imagine. A cette différence près que j’ai mes enfants. Et pour cela, j’en serai éternellement reconnaissante à Kev. »
A leur retour à la galerie, M. Hartley attendait. Jenny remarqua anxieusement les taches rouges qui marbraient ses pommettes, puis admira la façon dont Erich sut l’apaiser. « Vous êtes sûrement de mon avis, les repas à bord des avions sont immangeables. Comme Mme Mac-Partland s’apprêtait à aller déjeuner, je me suis permis de l’accompagner. Mais je n’ai pratiquement rien mangé et je serai ravi de me rendre au Russian Tea Room avec vous à présent. Auparavant, puis-je vous féliciter pour l’accrochage de mes tableaux ? »
Les taches rouges s’estompèrent. A la pensée de l’énorme sandwich qu’Erich avait avalé, Jenny dit d’un air innocent : « Vous devriez pousser M. Krueger à commander des côtelettes Kiev. Je les lui ai conseillées. »
Erich leva un sourcil et passa devant elle en murmurant « Merci mille fois. »
Ensuite, elle regretta de s’être laissée aller à le taquiner. Elle le connaissait à peine. Alors, pourquoi cette sensation d’affinité ? Il attirait la sympathie et donnait néanmoins une impression de force cachée. Bon, mais avec de l’argent, un physique avantageux et du talent par-dessus le marché, il n’y a aucune raison de ne pas se sentir sûr de soi.
La galerie ne désemplit pas de l’après-midi. Jenny guetta les plus gros collectionneurs. Elle les avait tous invités au vernissage, mais savait que nombre d’entre eux viendraient plus tôt pour avoir le loisir d’apprécier tranquillement l’exposition. Les prix étaient élevés, très élevés, pour un artiste peu connu. Mais Erich Krueger ne semblait pas concerné par la vente de ses tableaux.
M. Hartley revint au moment où l’on fermait la galerie au public. Il annonça à Jenny qu’Erich était rentré se changer à son hôtel pour le vernissage. « Vous avez fait une très forte impression sur lui, Jenny, dit-il d’un air étonné. Il n’a cessé de poser des questions à votre sujet. »
Vers dix-sept heures, le vernissage battit son plein. Jenny entraîna Erich avec compétence de critique en collectionneur, faisant les présentations, échangeant quelques mots, lui ménageant un entretien avec l’un, le conduisant vers un autre. A plusieurs reprises, on leur demanda si elle était la jeune femme qui avait posé pour Souvenir de Caroline.
Erich sembla s’amuser de la question. « Je commence à croire que oui. »
M. Hartley s’occupa surtout d’accueillir les invités à leur arrivée. A son sourire béat, Jenny présuma que l’exposition était un succès.
Manifestement, les critiques étaient frappés par l’homme autant que par l’artiste. Erich Krueger avait changé sa veste et son pantalon de sport pour un costume bleu nuit d’une coupe parfaite ; sa chemise blanche à poignets mousquetaires était visiblement faite sur mesure ; la cravate bordeaux contre le blanc du col empesé faisait ressortir son teint hâlé, le bleu de ses yeux et les fils d’argent dans ses cheveux. Il portait un anneau en or au petit doigt de la main gauche. Jenny l’avait déjà remarqué au cours du déjeuner. Elle comprit soudain pourquoi l’anneau lui avait semblé familier. La femme sur le tableau portait le même. Ce devait être l’alliance de sa mère.
Elle laissa Erich en conversation avec Alison Spencer, la jeune et élégante critique d’art du magazine Art News. Alison était vêtue d’un tailleur blanc cassé de chez Adolfo parfaitement assorti à ses cheveux blond cendré. Jenny prit soudain conscience de l’aspect avachi de sa vieille jupe en laine, de l’usure de ses bottes, toutes ressemelées et cirées fussent-elles. Et son chandail ne faisait guère illusion ; ce n’était qu’un tricot en polyester, bon marché et sans forme.
Elle s’efforça de trouver une raison à son brusque découragement. La journée avait été longue et fatigante. Elle devait partir et appréhendait presque d’aller chercher les petites. Du temps où Nana était encore là, Jenny se faisait toujours une joie de rentrer chez elle.
« Assieds-toi, chérie, disait Nana. Et repose-toi. Je vais nous préparer un bon petit cocktail. » Elle prenait plaisir à écouter les événements de la journée à la galerie et lisait une histoire aux enfants pendant que Jenny préparait le dîner. « Depuis l’âge de huit ans, tu as toujours été meilleure cuisinière que moi, Jen. »
« Ecoute, Nana, la taquinait Jenny, si tu faisais cuire les hamburgers un peu moins longtemps, ils ne ressembleraient peut-être pas à de la semelle de botte. »
Depuis la disparition de Nana, Jenny courait prendre les enfants à la garderie, les ramenait en autobus à la maison, et les calmait à coups de gâteaux secs en préparant le dîner à la six-quatre-deux.
Au moment où elle s’apprêtait à enfiler son manteau, l’un des acheteurs les plus importants l’accapara. Il était dix-sept heures vingt-cinq quand elle parvint enfin à s’éclipser. Elle se demandait s’il lui fallait prendre congé d’Erich mais il était toujours en conversation avec Alison Spencer. En quoi le départ de Jenny l’affecterait-il ? Repoussant d’un haussement d’épaules un regain de lassitude, Jenny quitta discrètement la galerie par la porte de service.
Je voudrais remercier tout spécialement le docteur John T. Kelly, M. D., M. P. H., professeur de psychiatrie et directeur adjoint du département des problèmes sociaux et communautaires à l’Ecole de médecine du Minnesota, pour m’avoir aidée de ses conseils dans l’interprétation des personnages psychotiques mis en scène dans ce livre.
En souvenir heureux de mes parents et de mes frères,
Luke, Nora, Joseph et John Higgins, qui
comblèrent de joie ma jeunesse.
Édition originale américaine
A CRY IN THE NIGHT
© 1982 by Mary Higgins Clark
Simon & Schuster, New York
Traduction française :
© Éditions Albin Michel S.A., 1983
ISBN : 978-2-226-30532-9