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Place de Clichy. Je connais encore mal ce quartier bigarré si loin de mon monde. Dans une ruelle, je trouve cet hôtel, comme un hôtel de passe, avec son enseigne vieillie par la ville et par le temps. Face à l’entrée se trouve un petit comptoir en formica brun, râpé par les paumes d’innombrables clients fugaces, et sur le côté, deux fauteuils clubs défoncés faisant salon.
« Je viens voir M. Medjaoui, dis-je au gardien plongé dans un magazine.
– Quatrième droite », répond-il en me tendant une clé maigrelette suspendue à une lourde boule de métal avant de retourner, l’air absent, à sa lecture.
J’ai la clé. Ce sera donc à moi d’ouvrir. J’en suis surpris car je m’attendais plutôt à être accueilli. Je choisis l’escalier pour prendre mon temps avant arriver. Je ralentis sciemment mon pas. Cet événement-là, quelque chose en moi a choisi de lui attribuer une place à part, d’en faire une étape majeure dans mon histoire. Sûrement, j’en fais un peu trop en donnant tant de gravité à l’instant. Mais je veux vivre ces moments dans une certaine solennité. Comme pour une procession, je monte chaque marche en la détachant de la précédente. Je sens que ce jour est important, que je m’en souviendrai longtemps, toute ma vie peut-être. Je pressens que je suis au début de quelque chose. Dans le métro en venant, je me suis fait quelques images. Assez peu cependant, il me semble. Je suis assez étonné de mon calme malgré une certaine excitation. Ce n’est pas vraiment le trac. Ce n’est pas non plus du stress. C’est plus vague. Ni angoissé ni tranquille, je me sens plutôt comme… suspendu. Un peu hors du temps. Un peu irréel. J’ai un curieux sentiment, à la fois de vivre vraiment cet instant et d’en être le spectateur lointain. Cela m’arrive parfois quand je « m’oublie » un peu. Je vais où mes pas me guident. Cette expression singulière décrit bien cette ambiguïté, cette absence mêlée de présence, ce léger retrait de soi que j’éprouve alors. Je vais et me laisse aller en même temps.
Devant la porte, une dernière fois, je m’arrête. Je ne sais pas encore, bien sûr, ce qui m’attend. J’appréhende et je m’impatiente. Je veux savourer ces derniers instants d’innocence… Je veux croire que je peux encore reculer mais je sais que je ne le peux déjà plus. Je me prépare à l’improbable, j’espère l’inattendu. J’ai trente-cinq ans, j’hésite encore entre deux âges et je sens bien que je suis sur le point de franchir un seuil. Malgré les quatre étages, mon souffle est lent. Quand mon esprit s’est vidé, j’entre.
Je suis d’abord surpris de me trouver nez à nez avec un mur recouvert de papier peint défraîchi. La chambre fait un coude vers la droite et s’étend tout en longueur dans un boyau large d’à peine deux mètres cinquante. Je note d’emblée l’absence de lumière du jour, ce qui m’étonne en ce début d’après-midi. Un lit se tient devant moi. L’odeur me saisit alors, âcre, prenant à la gorge, mélange de médicaments, de sécrétions, de produits de toilette. Indéfinissable, écœurante, repoussante. J’avance cependant pour découvrir celui que je viens rencontrer. Il est allongé face à moi, le dos soutenu par deux oreillers. Son visage est émacié, long, très long, maigre, trop maigre. Sa peau est grisâtre, ses yeux écarquillés, un peu globuleux, ses cheveux coupés très court. Il me sourit avec peine, étirant son visage déjà déformé, découvrant, dans une bouche tordue, des dents jaunes et clairsemées et une langue gonflée et sèche. Un gros pansement recouvre sa gorge et son oreille droite.
« Mon Dieu », me dis-je simplement. La vision est terrible, presque moyenâgeuse.
Il m’invite à m’approcher d’un geste. Délicatement, il a extrait des draps salis une main fine aux doigts très longs. Il y a dans ce mouvement gracile une note claire et suspendue qui semble échapper à l’abîme, une délicatesse qui me saisit et éclipse le reste. À travers cette main qui ondule au vent comme le voile d’un palais d’Orient, je mesure que la grâce est encore – pour combien de temps ? – le prince véritable de ce temple de misère. Derrière le lit, des dizaines de boîtes de médicaments, un portique médical, des valises ouvertes, des affaires éparses se mélangent dans une pyramide désordonnée. Sur le côté, une porte qui donne sans doute sur une salle de bain, si j’en crois le carrelage que j’entrevois dans l’ombre. Et toujours pas de fenêtre…
« Bonjour, je m’appelle Tanguy. Je suis bénévole. Je viens vous rendre visite », dis-je, mal assuré, après un certain silence. J’ai pris soin de parler lentement et d’articuler, avec une voix aussi calme et douce que possible. Pour mieux supporter l’odeur, je respire par la bouche. Il a l’air gêné lui aussi. J’attends un peu. Il me fait signe de m’asseoir. J’attrape une chaise de métal recouverte d’un skaï qui fut peut-être vert et je m’installe aussi confortablement que possible, les jambes et le dos droits. Je remarque alors devant lui, en hauteur sur une tablette, un poste de télévision allumé. Il le regarde et je reconnais sur l’instant les images de cette terre rouge où je suis né, ces maisons naïves, ces chapeaux de paille, cette lumière blonde, cette peau cuivrée.
« C’est Madagascar ? » lui dis-je, pour engager une conversation, créer le premier lien. Il me regarde et retourne à la télé. Je réalise alors seulement que le programme est curieusement muet… « C’est Madagascar ? », je répète, plus fort et plus lentement. Il me regarde mais ne répond pas. C’est vrai ! Anne-Marie, l’infirmière référente, m’a dit qu’il était presque sourd. Que m’a-t-elle dit d’autre déjà ? J’ai pourtant bien relu mes notes dans le métro. Mon esprit s’est vidé en entrant. Ça me revient maintenant, par bribes. Algérien. Ancien diplomate. La soixantaine. Cancer du voile du palais. Brûlé par les rayons. Presque sourd. Souffre peu mais a peur. Fermé, probablement gêné. Peut boire. Nourri par pompe. Pris en charge par l’hospitalisation à domicile qui effectue une visite quotidienne le matin. N’a personne en France à l’exception d’un cousin à qui appartient l’hôtel. A coupé les liens avec sa famille. Voilà le peu d’informations qu’elle a pu me transmettre après la visite qu’elle lui a rendue pour valider l’intervention d’un bénévole. Voilà tout ce que je sais de lui, c’est-à-dire presque rien. Des fragments, juste des indices qui ne sauraient rendre vraiment compte d’une personne. Lui ne sait rien de moi. Il ne dit pas un mot. Et il n’entend plus. Je mesure que cela va sans doute être plus compliqué encore que ce que je m’étais imaginé. Nous y voilà donc…
Je suis ici pour « accompagner » cet homme malade. Nous allons passer quatre heures ensemble cet après-midi, un simple après-midi d’automne… Il souffre d’un cancer désormais incurable. Il a le côté droit du visage et la gorge brûlés par ses traitements. Il a perdu l’ouïe. Il ne parle plus, respire mal et saisit régulièrement un masque à oxygène pour calmer ses halètements. Il n’a plus de forces, ne se lève pratiquement pas, ne quitte jamais sa chambre sans fenêtre, borgne comme un placard, tombeau avant l’heure… Sa seule fenêtre, c’est la télé d’où ne sort aucun son. Il ne lit pas, pas assez de forces. Il n’écrit pas, trop tremblant. Il ne fait rien de la journée, il attend, il espère, il désespère. Déraciné, loin de son pays, loin des siens, il est exilé en terre étrangère, en terre froide, en terre d’ombre, naufragé place Clichy. Banni, abandonné…
C’est ma première fois, mon premier accompagnement, « mon » premier malade. À l’issue de ma formation, j’ai choisi d’intervenir à domicile parce qu’on m’avait dit que les accompagnements y étaient souvent plus intenses, plus profonds, puisque, à la différence de l’hôpital, nous ne voyons qu’une seule personne à chaque fois et longuement. Plus rude, mais plus fort, m’avait-on dit. Un face-à-face sans fard. C’est ce que j’espérais. J’aurais dû théoriquement être parrainé par un bénévole plus expérimenté, mais nous ne sommes pas très nombreux et Anne-Marie m’a jugé apte à y aller seul. Je l’ai voulu. J’y suis.
Il me tend un papier sur lequel sont inscrits les effets de la récente radiothérapie qu’il a subie et qui, d’après le document, peuvent se prolonger pendant six semaines. Afin que je sache, afin que je comprenne pourquoi nous en serons ainsi réduits à communiquer par des signes approximatifs. Ce que je comprends aussi, c’est que pas plus que moi il n’est encore complètement familiarisé avec sa situation. Tout cela est encore très frais, si étrange et si étranger pour lui. Il me demande de parler, de lui dire n’importe quoi, comme si mes paroles allaient lui faire du bien, du bien à sa surdité, du bien à sa solitude. J’acquiesce. Cela brisera mon silence à défaut de pouvoir entamer le sien. Rapidement, je réalise cependant que je n’ai pas envie de parler, pas envie de meubler. Je pressens qu’au-delà de ce semblant de communication, rendue sensible par le ballet de mes lèvres, de mes yeux, de mes mains, peut poindre une relation véritable qui se tiendrait peut-être au-delà des mots. Ce silence, j’ai envie de le partager également, pas de le rompre. Puisqu’il constitue désormais son monde, je veux tenter de l’y rejoindre. Dès le premier jour, je découvre qu’accompagner ce n’est pas forcément poser une parole. C’est plus souvent habiter ce silence dans lequel quelque chose se dit qui nous échappe pourtant. Et accepter que cela nous échappe. Les circonstances où la communication est devenue très limitée n’empêchent pas l’accompagnement. Je vais vite découvrir qu’elles peuvent même le densifier.
Il paraît très las. Est-ce déjà de ma présence ou du constat amer de ce silence invincible ? Saisissant quelque chose de sa détresse, je lui demande s’il veut m’en parler. Dans un sourire triste et digne, il me répond avec des gestes qui semblent dire : « Je garde cela pour moi. » Nous allons tenter de nous rencontrer tout en gardant des choses pour nous. Régulièrement, il est pris de nausées, crache le peu qu’il peut dans une cuvette ou sur un mouchoir souillé, et s’en excuse d’un geste de la main. Parfois, il brise l’économie de mots dans laquelle il tente de se ménager. Il tient à me dire, dans des sons brouillés, qu’il a choisi de quitter l’hôpital car il n’apprécie pas beaucoup le personnel hospitalier. Est-ce une mise en garde à mon égard ? De plus l’hôpital est trop coûteux. Il n’a aucune prise en charge financière de son traitement qui lui a déjà coûté, depuis neuf mois qu’il est en France, l’équivalent de trente mille euros, me dit-il dans un murmure qui semble l’épuiser. Son patrimoine !
L’après-midi passe, lent et tranquille. Des regards, peu de mots, rien de trop. Je suis étonné que ce soit passé si vite. C’était si plein… Je ne me serais jamais cru capable de soutenir un tel silence si longtemps. Je m’étonne moi-même. Ce ne fut pas difficile, même pas gênant. Avant de partir, je lui explique que les bénévoles fonctionnent en binôme et que la semaine prochaine – s’il en est d’accord –, il recevra à ma place la visite d’Annie. Moi, je reviendrai – s’il en est aussi d’accord – dans deux semaines. Il me remercie, me dit que c’est très important pour lui, ma visite, et qu’il préférerait me revoir moi. « Parce que je vous connais », lâche-t-il dans l’effort d’un souffle. Il ne voit quasiment personne, à part l’infirmière du matin. N’aurait-il plus que nous au monde ? Mais bon, d’accord pour Annie, mercredi prochain, 14 h 30…
Au moment de partir, je tente de serrer sa main qu’il retire aussitôt. Comme s’il refusait que je le touche. Tout en inclinant lentement la tête et en fermant les yeux, il préfère me saluer, paume à plat sur son torse avec cette grâce qui ne le quitte pas. Une manière d’exprimer sa reconnaissance, je suppose. Je sors dans un sourire triste. C’était ma première première fois.
La semaine suivante, c’est encore moi qui me tiens devant la porte de sa chambre. Annie n’était pas disponible. J’hésite. Comment a-t-il réagi aux traitements, sera-t-il plus vif ou plus éteint ? M’accueillera-t-il avec un sourire ou des larmes ? Se souviendra-t-il seulement de moi, de notre rencontre ? Et moi, comment vais-je réagir cette fois, alors que je sais maintenant à quoi il ressemble, que j’ai encore en mémoire les odeurs mélangées et repoussantes de sa geôle, que je sais le probable silence qui m’attend ? Deuxième première fois.
Je comprends à cet instant qu’entrer dans la chambre d’un malade, c’est toujours une première fois, même quand on le connaît déjà. J’ai l’intuition qu’il me faut laisser derrière la porte ce que je sais de lui, qu’il me faut déposer mon savoir sur lui au vestiaire et entrer, cette fois encore, cette fois surtout, nu et désencombré, vierge de toute projection, aussi neuf et accueillant qu’il est possible. Pour accueillir l’inattendu, en m’abandonnant, non sans vertige, non sans confiance, à la providence et au mystère imprévisible de la relation. La fois d’avant, les premiers souvenirs, le début d’histoire en commun, je les retrouverai plus tard en sortant, et ils viendront m’aider à mettre des mots sur ce qui se joue, sur ce qui se vit dans cette singulière aventure, et à construire le début d’une expérience encore frêle. Mais là, aujourd’hui, ils seraient comme un voile entre lui et moi. Il y a déjà bien assez de voiles…
Je suis encore devant cette porte. Je peux maintenant y frapper. Est-ce un réflexe, est-ce par décence ? Je sais que c’est inutile, qu’il ne m’entendra pas et ne viendra pas m’ouvrir. C’est pour cela que j’ai la clé de sa chambre. Frapper pourtant est important. C’est ainsi que je peux lui signaler que, pour moi, son intimité et sa dignité demeurent intactes. Je n’entrerai pas dans sa vie sans égard, sans m’annoncer. Je frappe et j’entre.
Nous voici seuls à nouveau. Il me demande de parler encore de moi. Décidément, je peine à le faire. J’ai l’impression de mots vides, tellement décalés. D’un simulacre de dialogue. Je me dis que cela le sort peut-être de ses labyrinthes intimes, que c’est un peu du monde extérieur qui rentre dans cet antre clos. Mais je sens bien que je me force. Les silences, cette fois, sont lourds. Il parle un peu alors, mais j’ai beaucoup de mal à le comprendre malgré ses efforts. Il me dit qu’il est né en Algérie, qu’il aime passionnément la pêche en rivière. Je me le représente dans quelque oued ensoleillé. Subitement, le temps d’un silence, nous y sommes et c’est beau… Il aime également les échecs, mais est trop fatigué pour y jouer. Il adore la musique, mais ne peut en écouter, même au casque. Tous ces renoncements…
Les difficultés de communication n’ont pas vraiment permis d’aller très loin au moment où il évoquait ses inquiétudes autour de sa prise en charge médicale. J’ai le sentiment d’avoir été un peu distant aujourd’hui, de ne pas avoir tout à fait trouvé la voie où le rejoindre, de ne pas avoir su vraiment écouter sa détresse, malgré mes tentatives. Cela me met dans un état de tristesse et d’impuissance que seul un bain chaud parvient à dissiper à mon retour. Je commence seulement à fréquenter l’impuissance. Je ne sais pas encore qu’elle deviendra vite ma précieuse compagne.
Je reviens le lendemain pour lui présenter Annie, qui sera mon binôme à ses côtés. Devant elle, sans un mot, il joint l’index et le majeur de sa main droite, et de son index gauche qui fait un va-et-vient entre lui et moi, il nous signifie qu’il nous tient déjà pour les deux doigts d’une même main, distincts mais unis. J’en suis d’abord touché, surtout après les doutes qui m’ont assailli la veille sur ma capacité à me rendre réellement présent à cet homme. J’en suis ensuite gêné. Laissera-t-il une place à Annie à l’heure où j’ai déjà pris une certaine importance dans sa vie ?
Pendant quelques semaines, les accompagnements se poursuivent de manière alternée. Il est vrai qu’Annie dit ne pas se sentir très à l’aise avec lui. Mais, fidèle aux consignes de l’association qui visent à nous ménager, je résiste à la tentation d’aller le voir plus d’une fois tous les quinze jours. Notre relation s’approfondit en se simplifiant. Peu de paroles, beaucoup de regards, et une qualité de présence qui se renforce. Tout cela est tellement plus simple que je ne l’aurais cru.
Et puis un jour, j’apprends que son état s’est dégradé. Il a été transféré d’urgence à l’hôpital Georges-Pompidou. Ma visite est donc annulée. Une autre, avec un autre patient, est alors programmée. Ma mission auprès de M. Medjaoui est transmise aux bénévoles de Pompidou. C’est la règle et elle se comprend bien puisqu’elle vise aussi à préserver le bénévole d’un trop grand attachement qui le ferait souffrir à l’heure de l’inévitable séparation. D’autres, ailleurs, sont également dans le besoin. J’entends, je comprends, j’acquiesce. C’est déjà l’heure de mon premier deuil.
Je décide cependant, le dimanche suivant, d’aller à l’hôpital pour lui rendre une dernière visite privée, sans en informer personne. Première « transgression ». Mais il m’a semblé que ne pas y aller aurait été une trahison, un abandon, n’ayant pas eu l’occasion de lui dire au revoir. Il dort. Je m’installe et le veille sans le réveiller. Après un temps, je sors et croise l’infirmière qui me dit qu’il sera rapatrié demain lundi vers l’Algérie pour mourir sur sa terre. Je reviens et le veille encore. Il est plus gris, plus maigre, décharné. Et pourtant, il a toujours cette élégance qui ne l’abandonne pas, qui le constitue dans l’intimité de son être. Ce raffinement oriental qui, à force d’être culture, a fini par devenir chez lui substance. Enfin, il se réveille. Il est épuisé, essoufflé. Il me voit et son regard s’éclaire brièvement avant de retomber, sans force. Je lui tiens la main qu’il tente de serrer, avant de la retirer. Il a toujours refusé que je le touche. J’ai cru y lire, sans doute naïvement, une manière toute musulmane de me préserver de ce qu’il considérait peut-être comme une impureté liée à sa maladie. Mais je devine la joie qu’au cœur de cette épreuve il éprouve à me voir. Pas un mot. « Être là » prend dans ces moments une simplicité, une profondeur insondable, une éternité… Il y a des partages de vie au seuil de la mort qui, pour quelle raison mystérieuse, ne peuvent avoir lieu avant. Le silence est leur écrin. Je le quitte à regret. Je sais qu’il le faut. Nous ne nous sommes rien dit. Et nous nous sommes tout dit. Il arrache un « Merci » de ses entrailles. Je réponds simplement : « Ami. » Je sors et je pleure, une première fois…
Houari Medjaoui est mort dans son brancard, dès sa sortie de l’avion, sur sa terre d’Algérie. Je l’ai su, on me l’a dit plus tard, et je me suis alors souvenu qu’au même moment, sur un trottoir de Paris, mon ventre, sans raison apparente, était parcouru de spasmes violents, à m’en tordre de douleur. J’avais d’abord cru à une forme aiguë de constipation. Cela m’avait également rappelé les contractions de la naissance que j’avais pu observer chez ma femme. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que nous étions sans doute, mon ami Houari et moi, liés par-delà notre conscience même de l’être. Nous sommes-nous à ce point entendus ? Nous sommes-nous à ce point reconnus ? Étrange et mystérieuse force qui a continué de nous relier, se jouant des distances.
Ce premier accompagnement, il est vrai exceptionnel, m’a touché au plus profond de mes entrailles. Il m’a permis de mettre le doigt sur une exigence essentielle de l’accompagnement. Est-il possible de vivre la relation comme si c’était toujours une « première fois », surtout quand on connaît déjà la personne ? Comment s’assurer que la relation conservera toute sa spontanéité joyeuse, sa novation, sa fécondité surprenante ? Non seulement avec une personne qu’on a déjà vue une fois ou deux, mais a fortiori avec tous ceux qu’on croit très bien connaître, son mari, sa femme, ses enfants, ses parents, ses amis, comme si c’était la première fois ? Avec le même esprit d’ouverture, d’accueil, de découverte et d’enchantement qu’au premier jour ? Sans rien perdre cependant de cette densité, de cette profondeur, de cet humus que seule la longueur de temps apporte, sans rien perdre de l’histoire patiemment construite et partagée ? Je devine qu’il y a derrière cette question en apparence simple une profondeur vertigineuse. Au terme de ce premier accompagnement, je comprends quelles sont les hautes exigences de cette singulière relation et que pour atteindre à ses sommets ou à son cœur, l’accompagnement doit pouvoir échapper au temps, s’échapper un temps, et s’affranchir du savoir et des histoires. Quelle serait la réelle bienfaisance d’un accompagnement qui démarrerait sur un cortège de « Je sais déjà que… », qui nierait à l’être humain sa nature même d’être changeant en le réduisant à un « déjà connu » ? L’accompagnement est donc une chance de sortir du temps, de sa linéarité, pour accéder, même furtivement, à un jamais vu.
À toi qui m’accompagnes
« Le vrai problème n’est pas de savoir si nous vivrons après la mort, mais si nous serons vivants avant la mort. »
Maurice Zundel, À l’écoute du silence
© Éditions Albin Michel, 2013
ISBN : 978-2-226-28454-9
Ceux qui accompagnent les personnes en fin de vie, ainsi que je le fais depuis une dizaine d’années, savent d’expérience la pression formidable que la proximité de la mort exerce sur les êtres, les déchirements qu’elle provoque mais aussi les ouvertures qu’elle déclenche parfois. Dans ce moment où le sens de la vie prend souvent une coloration plus intense, la personne peut faire l’expérience d’une souffrance qu’on qualifie souvent de « spirituelle », mais dont les contours demeurent flous. J’ai tenté de comprendre quelque chose de cette souffrance non pas d’abord de manière intellectuelle et lointaine, mais de manière sensible et proche. Ce travail s’enracine donc dans ma propre expérience de l’accompagnement des personnes en fin de vie.
La partie la plus vive de cet ouvrage réside dans les quelques histoires rapportées, dans leurs bosses et dans leurs creux. Ce que je livre ici, ce sont en premier lieu des fragments de vie, qui contiennent parfois des vies tout entières. Ce sont des tabernacles qu’on n’aborde pas sans révérence, sans faire silenceI. Leur mystère ne se décortique ni ne s’épuise. Ce que je livre aussi, ce sont mes propres impressions, mes questions, mes doutes, toute l’incidence de ces rencontres sur ma vie.
Ce n’est donc pas à proprement parler un travail de chercheur que j’ai entrepris, mais plutôt un travail d’ami : j’ai choisi d’accompagner les malades avant tout parce que j’avais le désir de le faire. C’est ensuite, auprès d’eux, en chemin, que j’ai pu ou cru découvrir quelque chose de cette « souffrance spirituelle ». J’essaie à présent d’en rendre compte d’une manière qui tente d’être à la fois sensible et méthodique, dans un pas de deux entre saisissement et réflexion.
J’ajouterai simplement ici que si la souffrance spirituelle se manifeste sans doute avec plus d’éclat à l’approche de la mort, il ne faudrait cependant pas l’attacher à cette seule circonstance. Elle est une réalité qui peut affecter chaque être humain au long de sa vie, à travers ses « petites morts » successives (les nombreuses épreuves et ruptures qui jalonnent sa vie), et pas seulement au moment de sa mort biologique. C’est pourquoi ce livre déborde la seule observation de la fin de vie qui constitue pourtant son socle. Il est une réflexion élargie sur la nature de l’être humain à travers ses aspirations essentielles, et ce qui y est dit peut faire sens pour toute personne, fût-elle jeune ou en bonne santé. Il constitue donc moins une contemplation de la mort qu’une observation de l’être humain vivant, pressé de vivre avant de devoir mourir.
I- Pour des raisons évidentes de respect de l’intimité, la plupart des noms figurant dans cet ouvrage ont été changés. Mais l’esprit de ces noms et leur signification générale ont été, autant que possible, conservés.