2.

La vieille comtoise, bloquée dans un angle de la grande salle commune des Roselleries, avait à peine carillonné les quatre heures du matin que l’on percevait déjà du mouvement dans la chambre de Jacquotte. L’aînée, car elle était née avec trois minutes d’avance sur Charlotte, s’activait. Son lit fait, le dessus-de-lit en guipure bien tendu, les chaises renversées dessus, elle ôta les carpettes, alla ouvrir la fenêtre, repoussa les volets et posa les petits tapis sur le rebord. Se retournant, elle fixa l’imposante armoire normande aux ferrures en cuivre bien astiquées. Leur victoire à la fête du Porc et de la Crème allait leur apporter de bons changements ! Elles seraient enfin reconnues, bénéficieraient de la largesse de la mairie et de leurs concitoyens. La belle vie, la vraie !

Cependant que Jacquotte se perdait dans ses songes de grandeurs, en fixant toujours son armoire, dehors, les premiers bruits montaient. Déjà, par lambeaux, le crépuscule s’effilochait. La journée allait être belle. Les bêtes, dans les prés, ne s’y trompaient pas : à leur façon, elles saluaient l’arrivée de l’astre.

Enfin, Jacquotte sortit de son immobilité, soupira avant de glisser ses pieds dans ses chaussons et d’attraper sa lampe torche. Doucement, elle ouvrit la porte de sa chambre. Durant quelques secondes, elle resta figée sur son seuil, écoutant le ronflement qui lui parvenait. Charlotte dormait comme une bienheureuse avant que son réveil ne la sorte de ses rêves en claquant la sonnerie du clairon à six heures du matin. Une courte hésitation secoua Jacquotte. Allait-elle la réveiller maintenant ou attendre que le clairon s’en charge ? Elle choisit la prudence, car une Charlotte mal réveillée était une catastrophe pour la journée entière.

Ce fut en poussant un second soupir qu’elle descendit les marches avec précaution, entra dans la salle et tapa sur le bouton électrique. Un violent jet de lumière redonna vie à la pièce commune. Dès que la porte de l’escalier fut refermée derrière elle, Jacquotte glissa sa torche électrique sur le rebord de la fenêtre, enleva ses chaussons qu’elle coula sous un meuble et, pieds nus, alla récupérer ses bottes près de la porte d’entrée. De grosses chaussettes en laine tricotées main étaient glissées dedans, elle enfila le tout. Sa blouse passa sur sa combinaison rose. Voilà, elle était prête à affronter cette nouvelle journée, la première de leur renouveau.

Et ce fut souriante qu’elle se mit devant le fourneau. Les nuits d’août étaient bien fraîches, cette année, et une petite flambée ne serait pas superflue. Une fois la casserole de café, au cul noir, poussée sur le côté de la cuisinière, elle ralluma la cheminée en déposant sur les braises encore tièdes un petit fagot de branches de pommier bien sèches. Lorsque les premières étincelles crépitèrent, la vie reprit dans la grande salle des Roselleries. La table fut mise rapidement. Dans le grand pain de trois livres qu’elle retira de la huche, elle tailla quatre belles tranches, les posa sur une assiette. À côté, elle mit un pot de gelée de pommes à la menthe – une spécialité des deux sœurs – et la plaquette de beurre demi-sel que leur fournissait, avec la crème, la laiterie qui ramassait le lait de leurs vaches. Enfin, elle sortit du frigidaire l’assiette de charcuterie contenant du jambon de pays, du saucisson, de la rillette d’oie et de porc.

Voilà, tout était paré pour commencer une bonne journée. Il ne manquait que Charlotte. Et le regard de Jacquotte accrocha la pendule.

— Quatre heures trente, soupira-t-elle, encore trop tôt pour la future reine.

Elle tira le banc, s’y coula, attrapa une vieille enveloppe et le crayon posé à côté et commença à noter :

— Maillot de bain… taille ? Ah, dame, je ne sais pas… va falloir lui prendre ses mensurations et regarder sur le catalogue de La Redoute… Pour sûr qu’elle n’est point aussi fine que par le passé.

Elle sourit, ferma les yeux et se laissa emporter par les souvenirs qui s’étaient emparés de son esprit. Deux magnifiques jeunes femmes, presque identiques, sauf que l’une avait les cheveux remontés sur le sommet de la tête et l’autre les avait laissé libres sur ses épaules, un maillot de bain une pièce de couleur rouge, des claquettes de même couleur à talons et, autour de la taille, une guirlande faite de minuscules pommes reliées entre elles par une chaînette argentée. Les ovations, les rires, les bouteilles de cidre qui se débouchaient, les félicitations du jury, les garçons les frôlaient désirant un baiser…

— Ah, murmura-t-elle, les larmes aux yeux, c’était le bon temps.

Et le tourbillon du succès dura deux longues années avant que tout ne retombe et ne les isole à nouveau dans leur quotidien devenu si insipide. Jacquotte secoua la tête et se releva avant d’aller se poster devant la grande glace accrochée à la porte de l’escalier. Elle se regarda longuement. Sa taille avait épaissi, le soutien-gorge bon marché ne mettait guère sa poitrine en valeur, ses hanches n’étaient plus aussi fines et ses traits, marqués par la rudesse de leur vie, se parsemaient déjà d’un petit réseau de rides qui la vieillissait. Ses cheveux blonds, devenus ternes, pendaient de chaque côté de son visage.

— Et on s’étonne de ne point trouver chaussure à notre pied, gémit-elle en essayant de détourner les yeux de ce miroir qui lui renvoyait sa propre déchéance.

Se reculant, elle observa ses bottes, les chaussettes qui débordaient, sa blouse à manches courtes recouvrant sa combinaison rose.

— T’as l’air de rien, ma pauvre…

Le petit bruit au-dessus de sa tête la sortit de ses pensées. Charlotte bougeait dans son sommeil, c’était peut-être le moment d’aller la réveiller. La journée ne serait pas assez longue pour tout ce qu’elles avaient à faire ! Alors, sans s’occuper des bottes qu’elle avait aux pieds, elle ouvrit la porte de l’escalier, monta quatre à quatre, pénétra dans la chambre de Charlotte, alluma la lumière et tapa dans ses mains en criant :

— L’heure c’est l’heure, ma belle ! Après l’heure, c’est plus l’heure !

Et elle fit demi-tour en faisant le plus de bruit possible. Avant de claquer la porte de l’escalier, elle hurla :

— Debout, la future reine du Porc et de la Crème, faut pas oublier l’entraînement !

Elle alla réchauffer le café. Il en faudra un bon bol avant que l’esprit de sa sœur ne s’éveille complètement.

Et ce fut une Charlotte traînant les pieds, les cheveux en bataille, les paupières lourdes et encore gonflées de sommeil qui se pointa dans la salle. Sans un mot, elle se coula à sa place sur le banc, face à sa sœur qui s’agitait devant le fourneau. Elle ne leva même pas ses yeux embrumés vers la pendule et bâilla à s’en démettre la mâchoire avant de grogner :

— C’est pas des heures pour réveiller les gens.

Elle tendit la main vers l’assiette de charcuterie.

— Touche pas !

Cet ordre inattendu stoppa net son geste.

— J’ai eu tort de mettre ça.

Et, prestement, Jacquotte ôta l’assiette qu’elle rangea dans le frigidaire, jeta un œil sur la table et avisa le pot de confiture.

— Ça non plus, fit-elle d’un ton autoritaire.

Le pot de confiture connut le même chemin que l’assiette de charcuterie, laissant la pauvre Charlotte sidérée.

— Pourquoi ? parvint-elle à articuler mollement.

Le café grésilla sur le feu. Avec vivacité, Jacquotte se saisit de la casserole, se tourna et versa dans les bols le liquide bouillant avant de répondre enfin à sa sœur :

— Le régime, fit-elle enfin, le régime qu’il nous faut faire.

Elle s’installa à sa place, prit les tranches de pain, les enduisit d’une fine lame de beurre avant d’en tendre une à sa jumelle.

— Mâche doucement, recommanda-t-elle.

Dans un silence pesant, toutes deux prirent leur premier repas de la journée, celui qui calait l’estomac avant d’aller s’occuper du bétail.

— C’est pas assez, murmura Charlotte, le malaise que je vais avoir en travaillant.

Elle vit la main de sa sœur pousser vers elle le panier de fruits.

— Prends une pomme et une grappe de raisin, cela te calera bien.

Puis, avant que la contestation de Charlotte ne s’élève, elle poursuivit :

— Rondes ! Voilà comment qu’on est, toi et moi. Va falloir que ça change et désormais, en vue de notre élection, on va manger sain.

Charlotte leva le doigt, tout comme elle le faisait lorsqu’elle usait ses petites culottes sur les bancs de l’école des filles.

— Nous, t’as dit ? Je croyais que la reine, ce serait moi ?

Jacquotte s’était glissée hors du banc, son bol de café à la main. Elle ouvrit un tiroir du bahut, en sortit un cahier et un stylo-bille, reprit sa place et commença à écrire. Quand enfin le stylo fut posé, Charlotte fit :

— Dis, tu peux me dire ce que tu fais, là ?

Jacquotte leva la tête vers sa sœur, l’observa une longue seconde avant de lui ordonner :

— Devant la glace !

Sans protester, cette dernière obtempéra.

— Voilà, j’y suis, grogna-t-elle.

Jacquotte la rejoignit.

— Et tu y vois quoi, dans la glace ? l’interrogea-t-elle.

— Ben, moi, grosse nouille !

Les épaules de Jacquotte se soulevèrent, un petit rictus rageur marquait le coin de ses lèvres alors qu’elle laissait tomber d’un air désabusé :

— Voilà, tu l’as dit, grosse nouille.

Charlotte ne trouva rien à répondre.

— Tu l’as dit, reprit Jacquotte, on est devenues des grosses nouilles ! Pas étonnant qu’aucun homme ne veuille de nous et préfère, de beaucoup, les filles plus fines.

— Être bien en chair, c’est beau aussi, protesta Charlotte en observant son reflet renvoyé par la glace. D’ailleurs, le fils Tourneur qui te bascule sous les haies quand tes hormones réclament, c’est toujours ce qu’il dit !

— Laisse donc tomber l’Élie, gronda Jacquotte qui n’aimait pas qu’on lui rappelle ces escapades nécessaires à son bon équilibre hormonal. Pour l’heure, c’est de nous qu’on parle et de ta victoire à la fête du Porc et de la Crème. D’ailleurs, à la fin de la matinée, je vais aller à la mairie pour t’y inscrire et je dirai que je suis ton… ah oui, ton entraîneur.

Tout cela passait au-dessus de la tête de Charlotte qui, pour l’instant, sentait son estomac contester. Elle lorgna vers la table, vit la tartine de pain qui lui faisait signe et se précipita dessus avant de l’engloutir à toute vitesse de peur de voir la main de sa sœur la lui ôter d’entre les doigts.

— Ah ! C’est malin, rouspéta Jacquotte. Tu ne feras jamais une belle reine si tu continues à t’empiffrer comme ça.

Elle s’approcha de la table, se servit un autre café avant de reprendre :

— Tu veux manger, soit ! Mais en contrepartie, il va te falloir faire de l’exercice !

— Tout ce que tu veux, sœurette, du moment que je mange à ma faim.

Jacquotte eut un petit sourire. Après être allée à la mairie, elle ferait un petit tour en ville pour faire quelques achats pendant que Charlotte se reposerait.

Son petit sourire aurait dû inquiéter sa cadette trop occupée à manger son raisin.

— Ce tantôt, à mon retour, ce sera entraînement, ma belle.

La bouche pleine, Charlotte opina alors que dans son esprit se dessinait une belle assiette de charcuterie, des carrés de beurre, du pain frais. L’entraînement, elle l’accepterait de bonne grâce à condition que son alimentation ne change pas et ce fut souriante qu’elle s’essuya la bouche avec le torchon et fila vers l’escalier.

— J’vais me changer, les bêtes ne vont pas nous attendre éternellement.

Jacquotte hocha la tête avant d’aller débarrasser la table. Elle prit le temps d’ouvrir le cahier et de noter : Entraînement de seize heures à dix-huit heures chaque jour. Et elle ajouta en le soulignant : Marche rapide, course, vélo, nage dans l’étang… Elle referma son cahier, se pointa devant le bahut, ouvrit le tiroir, farfouilla dedans avant d’en extirper un vieux chronomètre qui avait appartenu à son père. Elle sourit et le glissa dans la poche de sa blouse.