1.

L’air se rafraîchissait au fur et à mesure que la soirée avançait. Assises sur le banc flanquant la façade de leur ferme, Jacquotte et Charlotte, jumelles de quarante-trois ans, songeaient à leur passé. L’époque où elles étaient belles, désirables et adulées de tous dans le canton se trouvait loin derrière elles. En ce temps-là, on les invitait pour les fêtes, les anniversaires, les mariages. Elles étaient admises en bonne place dans les conseils municipaux, représentant leur village avec panache. Au café de leur commune, on leur offrait le verre de cidre à condition qu’elles fassent en retour une bonne publicité pour l’établissement. On les voyait aussi, affichant un masque triste, lors des enterrements et souriant pour chaque grand événement qui se déroulait dans la région, comme pour la fête du Pressoir, celle des Agneaux, celle des Raisins Mûrs et du Camembert, celle de la Foire aux Veniaux et surtout, celle des Pommes.

C’était d’ailleurs à la fête des Pommes qu’elles avaient été élues les reines, cela faisait vingt-cinq ans déjà. Il fallait dire qu’elles étaient belles en ce temps-là, et les gars du village ne s’y trompaient guère, se bousculant à leur porte pour avoir l’honneur de les accompagner à la messe ou au bal de la fin de semaine. De tourbillons heureux en rêves impossibles, elles s’étaient isolées dans leur succès, s’éloignant des autres pour vivre sur une autre planète dans l’attente d’un prince charmant, juché sur un destrier blanc, qui ne vint jamais. Et elles s’étaient retrouvées seules et abandonnées de tous lorsque l’âge les rattrapa.

Et la vie avait repris sa longue sape, enfouissant leurs espoirs au plus profond de leur cœur. La disparition de leurs parents les laissa orphelines et désemparées. Ce cruel destin les avait fait redescendre de leur petit nuage. Courageusement, elles retroussèrent leurs manches et s’occupèrent des Roselleries, une petite ferme perdue au creux d’un vallon, éloignée du village par trois bons kilomètres de mauvaises routes et de chemins étroits.

Le miaulement du chat noir se frottant contre leurs jambes les fit se ressaisir. Jacquotte soupira, Charlotte s’éventa le visage de sa main aux doigts largement écartés.

— Fait chaud, souffla-t-elle avant de se pencher et d’attraper le matou pour le coller sur ses genoux.

Le ronronnement du félin les replongea dans leurs pensées et lorsque la voix de Jacquotte résonna, sa jumelle tressaillit.

— C’était le bon temps… On n’était point seules à ces moments-là.

Que de regrets dans sa voix ! La pénombre masquait ses larmes.

— Tu l’as dit, soupira Charlotte en caressant le chat. Les hommes, on en avait à plus savoir qu’en faire. Mais le père était exigeant, et la mère aussi.

Un long silence s’établit, seuls les ronrons du greffier montaient, distrayant la lourdeur de cette soirée ordinaire.

— Tu te souviens du fils Grandjean ? demanda soudainement Jacquotte. Un grand baraqué qui n’avait pas sa langue dans sa poche.

— Une tête de mule, rétorqua Charlotte en souriant. Mais un bon gars que c’était, et Marie est bien heureuse de lui avoir mis le grappin dessus à la fête des Raisins et du Camembert.

— On aurait dû le choisir, et toi tu aurais pu avoir le fils de Jacques Lemoine, le boulanger.

— J’aimais point ses grands yeux de veau, il me faisait peur. Et puis, il sentait toujours le pain que c’en était écœurant à la longue.

Et leurs pensées reprirent le dessus, amenant nombre de regrets à leur esprit. Elles avaient bien changé en vingt-cinq ans, les longs cheveux blonds leur tombant sur les épaules avaient été raccourcis pour plus de pratique et moins d’entretien, des rides marquaient le coin de leurs yeux bleus et de leurs lèvres, une barre plissait leur front. Elles avaient perdu de cette fraîcheur qui les avait rendues si désirables, et la vie à la ferme, les corvées quotidiennes, les avaient isolées du reste du monde.

Le soupir de Jacquotte s’accorda à merveille avec celui de sa sœur. Il était temps de regagner la maison, de fermer les volets, boire un dernier café en silence et de monter se coucher. Demain, la journée serait longue, comme les précédentes.

Installées à la table de la salle, elles songeaient au passé, aux hommes qui les avaient si souvent sollicitées. Jacquotte attrapa le journal local et l’ouvrit, y jetant un œil fatigué. Soudain, elle eut un sursaut et leva la tête vers sa sœur.

— Dis, t’as vu ?

Charlotte écarquilla les yeux avant de les tourner vers la page du journal que Jacquotte avait glissé vers elle.

— Regarde, fit cette dernière en pointant du doigt une petite annonce encadrée.

Ce qu’elle fit.

— Et ? s’étonna Charlotte.

Jacquotte, d’un bond, fut près d’elle.

— Et, lui cria-t-elle dans l’oreille, et réfléchis donc un peu et lis tout haut ce que je viens de te montrer !

Charlotte, par rapport à sa sœur, avait toujours eu des difficultés à comprendre, il fallait lui expliquer longtemps pour que les nouvelles parviennent enfin à son cerveau.

— Je lis, dit-elle, pas trop aimable. « Pour la fête du Porc et de la Crème, nous recherchons des candidates dans la fleur de l’âge et pourvues de belles formes. L’élection de la Reine du Porc et de la Crème aura lieu le deuxième dimanche de novembre et est organisée par le comité des fêtes de la commune de Gronneville. La reine élue gagnera son poids en cochon et en crème et représentera la commune lors des comices agricoles et des fêtes communales. » Et ? bégaya-t-elle ensuite, relevant la tête vers sa sœur qui se tenait toujours près d’elle, sa tasse de café à la main.

— Oh ! Charlotte, tu ne veux donc point comprendre ? Regarde ! Tout est écrit là !

Charlotte avait beau regarder les lignes de l’annonce, elle ne saisissait pas et sa prunelle interrogative la fixa

— Dans le temps, on a été reines, toi et moi, expliqua Jacquotte. On connaît bien, on était les plus belles, les plus enviées du canton…

Elle reposa sa tasse sur l’évier et s’approcha de la cheminée, ses yeux se perdirent dans le doux crépitement des flammes. Elle se revoyait, vingt-cinq ans en arrière, riant, les joues rouges, les yeux brillants de larmes à l’annonce de leur titre, la coupe remplie de pommes serrée contre sa poitrine.

— Reines de la Pomme, les filles du coin en étaient blanches de jalousie. Quel beau titre qu’on avait là, ma belle. Et les gars, tu t’en souviens ?

Charlotte s’était levée et s’était approchée de la cheminée. Oh oui, elle se souvenait de cette époque merveilleuse qui avait filé trop vite.

— Du plus laid au plus beau qui venait aux Roselleries, ils nous offraient des fleurs des champs qu’ils avaient cueillies en chemin, des bouteilles de gniole pour amadouer le père et des œufs pour la mère… ah, oui, ma sœur, c’était le bon temps !

Un long silence s’étira, les isolant dans leurs songes d’un passé révolu depuis longtemps.

— Le défilé a duré des mois et des mois, mais le père avait trop d’exigences pour ses reines, comme il disait.

— Le bilan est triste, marmonna Jacquotte, les vieux ont disparu tragiquement et nous, on n’est plus rien… à moins qu’on fasse notre retour.

Charlotte ne releva pas, des larmes roulaient sur ses joues que les flammes rougissaient. La main de sa sœur se posa sur son bras.

— Fais donc quelques pas jusqu’à la fenêtre que je voie si ta démarche est toujours bonne.

Sans trop comprendre, Charlotte s’exécuta.

— Mais non, s’énerva Jacquotte, pas comme ça ! Comme tu faisais pour la fête de la Pomme, en mettant bien tes pieds et en tortillant tes fesses !

Charlotte refit le trajet de la cheminée à la fenêtre sous l’œil critique de sa sœur.

— La poitrine plus haute, le menton aussi, la croupe en arrière !

Charlotte recommença une fois, deux fois, trois fois, et toujours les mêmes reproches s’élevèrent :

— Tes fesses ! Ta poitrine ! Allez, dandine-toi ! Les hommes qui seront au jury, ils aiment quand on agite bien le popotin et que la poitrine saute dans le soutien-gorge !

Et Charlotte, telle une bonne élève, reprit sa marche autour de la table jusqu’au moment où elle entendit :

— C’est bon pour ce soir, on recommencera demain !

L’heure était aux réflexions silencieuses et surtout au repos. Néanmoins, Charlotte ne put s’empêcher de demander d’une petite voix douce et inquiète :

— Tu veux faire quoi ?

L’éclat de rire de Jacquotte la troubla.

— Ce que je veux faire ? Pas compliqué, ma Charlotte : t’inscrire à la fête du Porc et de la Crème. Avec la poitrine que tu as et les fesses bien fermes, pour sûr que tu seras élue haut la main !

Charlotte en resta coite de surprise. Sa sœur perdrait-elle la tête ? Le manque d’hommes, certainement ! Elle laissa tomber :

— Tes hormones te travaillent encore, Jacquotte. Va falloir que tu demandes au fils Tourneur de venir t’aider à couper les haies, comme ça, il te les remettra en place une bonne fois pour toutes !

Et sans plus s’occuper d’elle, elle mit sa tasse sur l’évier, fila vers l’escalier, attrapa une torche électrique posée sur le rebord de la fenêtre, ôta ses chaussons, ouvrit la porte et monta les marches. Parvenue devant sa chambre, elle cria :

— Et pourquoi c’est moi qui dois faire l’exercice ?

La réponse lui arriva en même temps que le grand éclat de rire de Jacquotte :

— T’as de plus beaux jambons que moi ! C’est écrit qu’on doit défiler en maillot de bain une pièce ! Et les hommes, ils te regardent plus que moi ! C’est tout gagné d’avance, ma belle, si tu fais bien ce que je te dirais de faire.

Charlotte hocha la tête plusieurs fois, la main serrée sur la poignée de la porte de sa chambre.

— Et puis, je serai ton manager, comme ils disent à la radio. Je vais t’entraîner pour que tu marches bien !

Elle entendit sa sœur retirer ses chaussons, prendre sa torche électrique et monter les marches. Lorsqu’elle fut près d’elle, Jacquotte lui murmura dans l’oreille :

— Et les gars, ils tomberont à tes pieds, ma belle, et par ricochet, j’en récupérerai un pour moi. Faut que tu gagnes ce concours, et nous, on gagnera de quoi ne plus être seules le soir dans notre ferme. T’as compris ?

Charlotte avait compris et déjà ses pensées s’envolaient au loin, la fête de la Pomme, leur élection, ce ruban tricolore parsemé de fruits qu’elle gardait comme un trophée dans le tiroir de l’armoire de sa chambre, la grosse coupe en cuivre posée sur l’étagère devant la fenêtre du couloir et qu’elle briquait consciencieusement une fois par mois.

— On était aimées, dans ce temps-là, soupira-t-elle en poussant la porte.

— Ça va revenir, ma fille, lui glissa Jacquotte en l’embrassant sur la joue. Allez, la bonne nuit que je te souhaite. Demain, ce sera les corvées et ton entraînement, et pas oublier les courses !

— Déjà ?

— On est en août, la fête c’est en novembre, cela nous laisse à peine trois mois pour que tu deviennes une parfaite miss, comme ils disent à la radio.

— Et pourquoi des courses ? On ne les fait qu’une fois la quinzaine et on vient juste de renouveler les stocks.

— Pour le maillot de bain, faut en profiter, ils font des soldes actuellement, et il te faut une paire de talons hauts.

— T’es point folle, ma sœur ! s’insurgea Charlotte. Je vais me casser la margoulette avec ce genre d’échasses à pointes !

— Tout est question d’équilibre et d’habitude, la rassura Jacquotte. Au début, ce ne sera point facile, mais après quinze jours, tu seras à l’aise avec.

Le grincement des portes qui se refermaient troubla leurs songes.

Demain serait enfin différent.