1.

Je suis en train de jouer avec mon copain Jean-Paul, chez lui dans sa cour, quand soudain j’entends une voix au loin qui appelle. Une voix forte qui se perd un peu dans les airs mais qui parvient néanmoins à mes oreilles. Il faut dire que j’ai l’habitude d’entendre ces appels, ces longs appels avec les syllabes qui s’allongent jusqu’à perdre haleine.

— Eeeeh ooooh ! JeanJean !! Eeeeh ooooh Jeaaaaaan-Jeaaaaaaan… !!

JeanJean, c’est moi. En réalité mon prénom est Jean mais ma grand-mère m’appelle JeanJean et je ne sais pas pourquoi ! En ce moment, elle m’appelle et je vais devoir rentrer à la maison, abandonner à regret mon copain Jean-Paul avec qui je viens de passer la matinée. Jean-Paul a le même âge que moi, nous allons sur nos dix ans. Nous habitons à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, et pour me faire rentrer à la maison, ma grand-mère m’appelle depuis la cour de notre petite ferme au lieu-dit Labrousse dans le Limousin. Ma grand-mère fait toujours comme ça ! Elle a une voix qui porte bien, et loin !

Jean-Paul et moi, abandonnons donc notre passe-temps favori du moment, qui consiste à jouer au « tour de France » : nous avons tracé sur la terre battue de la cour de mon copain, un circuit d’environ dix mètres de long, avec des lignes droites et des virages. Les bas-côtés sont délimités par un petit monticule de terre de 1 à 2 cm de hauteur. Puis nous nous mettons dans la peau d’un coureur cycliste, de préférence un champion du moment de ces années 1950, et sommes représentés sur la piste par une capsule de bouteille de bière, que nous allons faire avancer en lui donnant une pichenette avec l’index ou le majeur d’une de nos mains. Bien sûr il ne faut pas sortir de la piste, sinon la sanction est le retour au point précédent. Il y a une ligne de départ qui sert aussi de ligne d’arrivée. Il suffit de se mettre d’accord sur le nombre de tours à parcourir et c’est parti pour la course ! Le vainqueur sera récompensé… par rien, mais sera fier de sa prestation. Nous avons, nous les jeunes des campagnes, l’habitude de gagner, simplement pour le prestige. Nous avons l’habitude de nous contenter de peu de chose. Quand une récompense doit nous être attribuée, alors celle-ci peut être un simple livre ou une voiture miniature en matière plastique. Une trottinette devient un luxe. Aller à une fête foraine nous comble de joie, l’ambiance que l’on y trouve est déjà un cadeau.

Mais ma grand-mère vient de m’appeler. Je monte rapidement entre des colonnes de chênes un petit chemin tortueux et caillouteux, qui sépare nos deux maisons. Me voilà arrivé chez moi, chez nous.

Chez nous, c’est une ferme bâtie dans les années 1800. Le corps de bâtiment est composé d’une partie habitation et d’une partie étable, grange et local de rangement des matériels agricoles. À l’étage, au-dessus de la partie habitable, de grandes pièces sont aménagées en chambres à coucher, et encore au-dessus un immense grenier sert de silo à grains, mais aussi de débarras où se cachent des trésors pour qui saura les trouver. Un escalier intérieur, tout en bois, conduit à ces différents niveaux, en n’oubliant pas de gémir à chaque fois qu’un pied se pose sur une de ses marches. Du côté étable et grange, c’est un vaste volume dont on aperçoit tout en haut la charpente et les tuiles protectrices. Au-dessus de l’étable, à hauteur d’une échelle en bois, est aménagé un espace pouvant recevoir le foin et la paille.

Le sol de la grange, irrégulier, en terre battue, sent vite l’humidité par mauvais temps.

Toutes les portes d’entrée sont en bois massif, mais ont souffert avec les années. Le grand portail de la grange comporte plusieurs battants, et s’ouvre en fonction de ce qu’on veut rentrer : une brouette, ou bien une charrette tirée par des vaches. Un gros œil-de-bœuf vient décorer le mur au-dessus du portail, et une niche creusée dans la pierre au-dessus de la porte d’entrée de la cuisine accueille une vierge blanche drapée de bleu. Il ne faut pas blasphémer en passant dessous, ça porte malheur. Il paraît que le vieil Henri du village en est mort. Grand-mère me l’a dit, et d’autres aussi. Donc je fais bien attention. Et puis elle chasse les loups-garous qui me font très peur, surtout à la tombée de la nuit quand je dois sortir faire mes besoins dans les toilettes, cabane en planches grossières, construites en lisière du pré, juste derrière le tas de fumier. Eh oui ! Toutes les fermes ont leur tas de fumier dans la cour : les coqs et les poules y trouvent leur compte, ainsi que les champs qui auront leur engrais naturel.

Les fenêtres sont à grands carreaux, car c’est bien plus simple à remplacer si l’un d’eux vient à se casser. Comme cela n’arrive pas très souvent, le mastic de maintien est sec et fissuré. Les peintures des huisseries ont pâli sous le soleil et les intempéries.

Une cour en terre battue fait le tour de la maison. Lorsqu’il pleut le sol se creuse naturellement de petites rigoles qui drainent involontairement du ravitaillement pour la volaille. Parfois le coq appelle sa poule préférée du moment, pour lui léguer le vermisseau qu’il a repéré. Ou parfois, il lui grimpe sur l’échine et lui tire violemment la crête pour la punir d’un méfait que seuls les deux volatiles connaissent peut-être. Je me rappelle avoir demandé à grand-mère pourquoi le coq agissait comme cela, mais elle m’avait répondu qu’elle ne savait pas mais que cela se passait souvent chez les animaux. Chez les animaux ? J’en avais alors conclu que ces attitudes ne pouvaient pas se retrouver dans le genre humain, tout au moins le pensais-je à ce moment-là.

Le puits, élément indispensable à la vie quotidienne, est accessible après avoir traversé la cour sur une dizaine de mètres en partant de la porte d’entrée de la cuisine. Outre le fait de nous approvisionner en eau potable, il alimente aussi un abreuvoir en béton planté juste à côté de lui. La quête de l’eau se fait plusieurs fois par jour, à l’aide d’un seau en bois, que grand-mère accroche à une chaîne, puis fait descendre et remonter à l’aide d’une manivelle installée dans l’armature construite au-dessus de la margelle. Il faut souvent remplir l’abreuvoir bien qu’une mare située à quelques dizaines de mètres de là soit d’un précieux secours pour désaltérer les bêtes. Cinq vaches et une chèvre. Aller puiser de l’eau est éprouvant, et personne ne songerait à gaspiller ce bien précieux.

Comme dans beaucoup de fermes, nous avons un fournil. Le nôtre est construit sur un côté de la cour. Il n’est plus opérationnel mais pourrait le devenir à nouveau en cas de nécessité. Face à la maison, entre les bâtiments et la route, un jardin potager fournit des légumes qui sont consommés rapidement ou entreposés dans la cave creusée en sous-sol de la maison.

À cela s’ajoutent tous les champs pour cultures, prés, vignes, bois, qui avec les bâtiments constituent la ferme. Juste à proximité, « la pommeraie » est le pré le plus proche où il est pratique de faire paître les vaches quand on ne peut les conduire plus loin. Ce pré héberge des pommiers et un noyer sous lequel il est interdit de faire la sieste sous peine d’attraper du mal. Les autres prés se nomment « pré fourgeaud » en forte pente, « les deux routes », le « pré de l’hiver » avec son bois attenant où l’on trouve cèpes et girolles, « les Mounières » le plus grand avec ses presque trois hectares, « les paysecs » ou encore « le petit pré » le plus petit comme l’indique son nom et proche de la ferme. Deux vignes sont suffisantes pour faire le vin d’une année. L’une produit du raisin noir, l’autre du noir et un peu de blanc.

Pour les cultures, en plus du potager, un grand champ de l’autre côté de la route, appelé « les pièces », accueille pommes de terre, topinambours, maïs, luzerne. Non loin du « pré de l’hiver » un autre champ est là pour produire principalement blé, avoine ou seigle.

— Tu étais encore avec Jean-Paul ?

— Oui mémé.

— C’est l’heure de manger. Ensuite tu m’accompagneras à la vigne.

— Oh oui mémé !

Ce « Oh oui mémé ! » indique parfaitement que j’ai plus envie d’aller à la vigne que faire mes devoirs ou apprendre mes leçons !

Grand-mère, Marie de son prénom, Brandy de son nom de jeune fille, est une femme qui a dépassé la soixantaine puisque née en 1887, à l’heure où la tour Eiffel sortait de terre. Elle vit seule parce qu’elle est veuve, mais pas tout à fait seule quand même car il y a… moi. C’est elle qui m’élève depuis mon plus jeune âge en remplacement de ma mère, absente à cause de graves problèmes de santé. Grand-mère n’est pas très grande mais elle est, à plus de soixante-cinq ans encore robuste car en plus de prendre grand soin de moi, elle s’occupe de cette petite ferme qui apporte un complément de revenu à sa modeste pension de veuve. À force de travail elle s’est voûtée, les rides se sont creusées, mais son visage où brillent encore de grands yeux bleus, respire toujours l’envie de vivre intensément. Elle est cependant constamment habillée en noir. Chez nous, après la perte de son conjoint, le noir est de rigueur. C’est comme cela que je l’ai toujours vue vêtue. Gilet noir, jupe noire descendant largement au-dessous des genoux, bas en coton noir et tablier noir protégeant les habits du dessous. Ce tablier, outre sa fonction de protection, peut faire office de panier lorsque les bords sont relevés et tenus avec une main. Il peut aussi servir à sécher des mains humides, servir à essuyer un coin de table jugé pas très propre. Il servira quand il sera usé à rapiécer un autre tablier usagé ou bien sera découpé en petites pièces de tissu qui attendront d’être utiles à quelque chose.

Aujourd’hui jeudi, il n’y a pas école. C’est la raison pour laquelle j’ai passé la matinée avec Jean-Paul. Cet après-midi, je vais aller à la vigne avec grand-mère. En attendant ce moment, nous nous installons à la table de la cuisine. Celle-ci est une grande pièce où logent deux grandes armoires, une maie pour faire le pain que nous aimons tant, ainsi qu’un buffet bas servant au rangement de la vaisselle et des ustensiles de cuisine. Mais ce qui attire l’œil en premier est une vaste cheminée qui peut recevoir d’énormes marmites s’accrochant à une crémaillère aussi noire que la suie de la cheminée. Deux gros chenets en fer forgé sont là pour soutenir de grosses bûches, et de chaque côté de l’âtre deux chaises basses sont disposées afin de pouvoir venir s’asseoir près du feu et se réchauffer par temps froids. Il n’y a pas d’autres moyens de chauffer la pièce, hormis une cuisinière à feu continu, bois et charbon, plantée à côté de la cheminée, cuisinière allumée tous les jours, été comme hiver, afin de faire la cuisine. Une bouilloire en fer-blanc trône et chantonne sur la plaque de chauffe, et un petit réservoir intégré à la cuisinière procure de l’eau chaude en permanence. Il en faut pour laver la vaisselle, celle-ci se faisant uniquement à l’eau bouillante avec le « bouchou », petit outil fait d’un manche en bois au bout duquel est attaché un chiffon qui plonge dans l’eau et dégraisse les assiettes, les couverts, et tout ustensile de cuisine.

Un grand progrès a été réalisé avec l’arrivée chez nous d’un petit réchaud à gaz, deux feux, fonctionnant avec une bouteille de gaz cachée dans un petit meuble métallique à deux battants. La technologie moderne semble en route !

À l’autre bout de la pièce, côté cour, la pierre d’évier, disposée dans un espace creusé dans les épais murs de la maison, reçoit le seau d’eau froide qu’on va chercher au puits. Ce seau est en bois, surmonté d’un godet amovible appelé « la couade » en patois limousin. Cet accessoire permet de puiser l’eau dans le seau, d’amener l’eau sur l’évier et ainsi de se laver les mains en utilisant un savon de Marseille toujours disponible non loin de là. L’eau usée traverse le mur par une petite « gargouille » et s’évacue directement dans la cour le long d’une rigole, fréquentée très souvent par les volailles de la basse-cour.

Des étagères, des placards, une grande table rectangulaire en chêne massif pouvant recevoir plus de douze personnes, une machine à coudre « Singer », une pendule murale qui sonne toutes les demi-heures et les heures, viennent compléter cette pièce principale.

Les murs ne sont quant à eux plus de première fraîcheur, et laissent par endroits deviner de l’humidité. Pourtant en regardant bien, on devine en haut de ces murs une ancienne frise représentant le clocher de l’église de Biennac, un petit bourg non loin de Labrousse. Le plancher, fait de larges planches de chêne, date de la construction de la bâtisse et laisse apparaître quelques fentes où se réfugient parfois des minuscules bestioles non désirées.

Cette pièce est éclairée par une seule fenêtre, ce qui oblige à allumer la lumière par temps gris. Il règne ici différentes odeurs de cuisine, de bois brûlé, voire de charbon, mais aussi une vraie chaleur de vie. C’est là, que nous passons la quasi-totalité de notre temps, lorsque nous ne sommes pas dehors.

— JeanJean, dépêche-toi de finir de manger !

— Oui mémé. Qu’est-ce qu’on va faire à la vigne ?

— On va attacher les sarments. Je vais te montrer comment il faut faire, ce n’est pas difficile. Ensuite, tu pourras m’aider.

Les vignes ne sont pas très grandes, mais suffisent à la fabrication du vin pour l’année. C’est un de ces petits vins, pas vraiment alcoolisé, qui sent bon le terroir, mais qui décape un peu le fond de la gorge, sauf quand il est encore un peu doux, juste après les vendanges. Je n’y ai pas encore droit, enfin parfois un peu quand il est rallongé avec de l’eau, mais à voir la mine réjouie de certains buveurs, le doute sur la qualité n’est plus permis !

Pour le moment, nous sommes en mai, et il s’agit d’attacher aux fils qui courent le long des rangs les jeunes sarments qui ont poussé depuis la dernière taille de fin d’hiver.

Grand-mère est très adroite. En un tour de main, elle passe un morceau de raphia autour de la jeune pousse, l’attire vers le fil de fer, fait rapidement un nœud, puis avec une paire de ciseaux, sectionne le raphia à bonne longueur. Ceci va durer des heures et des heures, mais c’est à ce prix que les ceps se font une beauté en s’ornant de ces beaux rubans dorés. On dirait qu’ils se préparent pour une belle cérémonie à venir. Je ne suis pas très rapide. Grand-mère ne dit rien car elle sait la joie que j’éprouve d’être ici, avec elle, elle sait que je suis heureux. Elle sait que je ne me soucie pas des lendemains, mais elle se doute bien que cette vie-là ne pourra pas continuer très longtemps, elle se doute bien qu’un jour je serai attiré, peut-être malgré moi vers d’autres horizons. Mais pour moi, rien ne presse et nous verrons bien…

— JeanJean, attaches-tu les sarments comme je t’ai fait voir ?

— Oui mémé, je fais comme tu m’as dit.

— Attends un moment, je viens voir quand même !

Grand-mère a posé son raphia et ses ciseaux pour venir voir mon travail.

— Ceux-ci sont trop serrés, il faut leur laisser un peu plus de place car ils vont grandir et grossir.

— D’accord ! Je vais recommencer ce qui est mal fait.

— As-tu fait tes devoirs pour demain ? As-tu appris tes leçons ?

— Pas encore, je travaillerai ce soir quand nous serons rentrés.

— Il faut bien travailler à l’école. Tu sais qu’un jour ta maman viendra voir le directeur et elle ne sera pas contente si on lui dit que tu ne travailles pas bien.

— Oui mémé, je sais.

Cette affirmation semble satisfaire grand-mère. Mais au fond, elle sait bien que je n’ai pas très envie de travailler beaucoup à l’école. Pourquoi en aurai-je envie ? Je suis le plus heureux des enfants ! À l’école j’ai plein de copains avec qui je peux jouer aux billes, au « tour de France », au ballon ou encore aux osselets. D’ailleurs en ce qui concerne les osselets, moi j’ai la chance d’avoir les miens, des vrais, que j’ai récupérés en mangeant les pieds de cochon préparés par grand-mère. Certains de mes camarades, eux, les ont achetés, en matière plastique ou en acier, plus lourds et plus agréables à tenir en main, mais les miens sont forcément mieux. Tous ces jeux sont passionnants, et sans l’intervention de Monsieur Gavinou notre instituteur qui nous surveille pendant les récréations, celles-ci pourraient durer un peu plus que le temps normal. De temps en temps, nous grignotons quelques minutes, mais pas trop quand même car les chefs-lieux des départements en pâtiraient. Et le calcul mental aussi.

Et pour augmenter un peu mon bonheur, mon tonton d’Algérie m’a dit que je pouvais utiliser son vélo qu’il a laissé à la maison quand il a quitté le pays. Je le regardais depuis longtemps ce vélo au cadre tout rouge. Maintenant que j’ai le droit de m’en servir, je peux parcourir plus rapidement les deux kilomètres qui séparent l’école de Rochechouart de notre ferme de Labrousse.

Comment ne pas être le plus heureux des enfants, quand on vit à l’air libre, à la campagne, au sein d’une ferme, avec une grand-mère aux petits soins pour son petit-fils ? Comment ne pas être heureux, quand le plaisir est d’aller courir dans les bois, écouter le chant des tourterelles, celui des merles, des pies, des geais, ou bien encore d’aller garder nos cinq vaches ? Tout cela sans grosse motivation pour cette école obligatoire, sans aucun souci du lendemain. Enfin le croyais-je, mais quand même… avec quelques doutes.

C’est pourquoi j’ai dans ma tête plein de questions que j’ai envie de poser à grand-mère. Plein de questions commençant par pourquoi. Pourquoi n’ai-je pas de père comme tous mes copains ? Pourquoi ne voit-on pas ma mère plus souvent ? Pourquoi grand-mère s’occupe-t-elle toute seule de la ferme ? Et moi pourquoi suis-je si heureux ici ? Y aurait-il quelque chose dont je ne me rendrais pas compte ? Pourquoi ?.…Pourquoi… ? Pourquoi… ?