Hailey
Madison !
J’ai l’horrible sensation qu’on m’arrache une partie de moi. Qu’on me la vole, pour être plus précise.
J’ai dix minutes de retard, d’accord, mais est-ce une raison pour me retirer la garde de ma sœur ! Et puis c’est quoi cette histoire ? Madison n’était pas toute seule à la maison. Elle était chez Eva !
– Tout va bien, Hailey ? balbutie Andy, déconcerté par ma détresse.
– Je t’expliquerai, lâché-je en m’engouffrant dans le premier taxi disponible.
Je donne l’adresse des services sociaux au chauffeur qui démarre aussitôt. Le capitaine des Silver Devils regarde le véhicule s’éloigner, perplexe, et je lui adresse un petit signe de la main. Je sais qu’il mérite une explication, mais ça attendra !
Beth n’a pas le droit de faire ça !
À mesure que j’approche du centre social, mon cœur bat plus fort et mon estomac se noue. Terrassée par l’angoisse, j’ai de plus en plus de mal à respirer. Les larmes coulent le long de mes joues, sans que je puisse les arrêter. Est-ce qu’elle va vraiment me retirer la garde de Madison ? Elle en est bien capable… Depuis le début, Beth Waile est farouchement opposée à ce que j’élève ma sœur. J’ai fait mes preuves, pourtant ! Merde ! C’est quoi son problème, à la fin ?
Quand la voiture jaune s’arrête devant le bâtiment austère des services sociaux, je respire un grand coup.
J’arrive, Madison. Et je ne repartirai pas sans toi.
À l’accueil, une femme lève la tête, stupéfaite.
– Mademoiselle ! lance-t-elle.
– Je viens voir Beth Waile, répliqué-je en me ruant vers les escaliers.
– Vous avez rendez-vous ? s’étonne la jeune femme. Mme Waile ne reçoit personne à cette heure-ci !
– Je ne demande pas un rendez-vous, je vous préviens simplement que je monte dans son bureau, martelé-je sans me retourner.
– Mademoiselle ! tente une nouvelle fois la réceptionniste. Vous n’avez pas le droit !
Qu’elle essaie un peu de m’arrêter !
Le temps qu’elle se lève, je suis déjà dans l’escalier et monte les marches quatre à quatre, le cœur battant.
À l’étage de la petite enfance, je fonce en direction du bureau de Beth. Les couloirs sont de vrais labyrinthes, mais je connais le chemin par cœur. Et pour cause, depuis que ma petite sœur est arrivée chez moi, il y a un an, l’assistante sociale m’a convoquée pour un oui ou pour un non. Je suis venue des dizaines de fois expliquer en long, en large et en travers comment je m’occupais de Madison. J’ai répondu à toutes sortes de questions allant de « Comptez-vous lui laisser regarder des dessins animés quand elle rentrera de l’école ? » à « Que ferez-vous si elle n’a pas son bac ? » en passant par « Citez-moi quelques boutiques de vêtements pour enfants convenables ».
Elle a tout fait pour me déstabiliser et me retirer la garde de Madison.
Mais si elle imagine que je vais renoncer, elle se trompe lourdement.
– Tout va bien se passer, Madison.
Du bout du couloir, la voix de l’assistance sociale me parvient et me hérisse. Je tente de sécher mes larmes et de contrôler ma respiration. Si Beth me voit hors de moi, elle va prétendre que je n’ai pas les épaules et que je dois apprendre à gérer mes émotions avant de m’occuper d’un enfant.
– Je vais te trouver une gentille famille qui va vraiment s’occuper de toi, reprend-elle d’une voix doucereuse.
Elle délire ?! Comment ose-t-elle dire une chose pareille ?! Ce n’est plus mes larmes qu’il me faut refouler, mais mon envie de tout casser.
Madison hurle qu’elle veut sa sœur à l’instant où j’entre dans le bureau.
– Je suis là ! lancé-je à bout de souffle.
Beth sursaute et m’accueille avec une grimace pleine de réprobation. Ma sœur se retourne et crie mon prénom. Son visage creusé de larmes et d’angoisse me transperce le cœur. Plus décidée que jamais à lutter pour conserver sa garde, je me précipite vers elle. Madison voudrait s’élancer vers moi mais l’assistante sociale la retient. C’est sous-estimer la vivacité de ma sœur : se débattant comme un diable, elle s’échappe des bras de Beth et vient se réfugier dans les miens. Au moment où je la sens se blottir dans mes bras, un immense soulagement me traverse.
J’ai eu tellement peur de ne plus la revoir !
– Personne ne nous séparera, murmuré-je.
– Ah, vous êtes là, assène Beth. Très bien, comme ça, Madison va pouvoir vous dire au revoir.
Madison pousse un cri terrifié et s’agrippe à moi comme à une bouée. L’air de détermination butée de Beth m’arrive en pleine figure et une nouvelle bouffée d’angoisse me submerge, m’empêchant d’abord de dire quoi que ce soit. Depuis le début, cette femme me fout la trouille, avec ses airs revêches et son regard inquisiteur.
Il est temps que cela cesse !
– Je ne repars pas d’ici sans ma sœur ! déclaré-je le plus calmement possible.
– Pourquoi la méchante dame m’a emmenée ? hoquette Madison. Elle a dit que j’allais changer de maison ! Je veux pas !
Elle est si bouleversée qu’elle a du mal à parler. J’ai beau la serrer contre moi pour tenter de la rassurer, rien n’y fait. Une vive émotion me gagne face à sa détresse, et l’angoisse se transforme en une détermination farouche.
– Vous êtes contente ? finis-je par lâcher. Madison est complètement terrifiée !
Beth me toise par-dessus ses lunettes.
– La faute à qui ? interroge-t-elle sur un ton qui me donne envie de l’étrangler.
– On rentre à la maison, Madison, dis-je en fixant Beth droit dans les yeux.
– Vous ne repartez pas, coupe-t-elle sèchement. Je suis en train de remplir les papiers pour signaler un manquement grave à votre devoir de tuteur légal.
– Vous plaisantez ?! m’indigné-je.
Un brusque élan de colère me donne envie de tout exploser dans le bureau.
À commencer par Beth.
– Rarement, lâche-t-elle froidement, peu émue par les larmes de ma sœur. Vous n’étiez pas au rendez-vous convenu, Madison était seule chez vous. Cela suffit à vous retirer la garde dès à présent. Je vous déconseille de résister. Vous faites entrave à nos services et cela n’arrangera pas votre cas.
Les mots me coupent le souffle. Je tente de garder mon sang-froid, mais je suis désarçonnée par l’attitude de Beth. Je me sens aussi impuissante que dans un cauchemar absurde. Madison ne comprend pas tout ce charabia, mais elle devine que cela n’annonce rien de bon. Elle tourne vers moi ses grands yeux pleins de larmes, l’air de demander si elle a fait quelque chose de mal. Sa panique ne fait qu’augmenter ma colère envers Beth.
– Madison n’était pas seule chez nous, elle était chez la voisine, expliqué-je. C’est elle qui s’occupe de ma sœur une fois que la baby-sitter est partie, les soirs où je suis retenue au travail.
Beth lève un sourcil vers moi et me regarde avec la même défiance qu’elle aurait face à un mythomane patenté.
– Alors que faisait-elle toute seule chez vous ? interroge-t-elle.
– J’allais chercher des croquettes pour Flash, explique Madison d’une petite voix qui me fait mal au cœur. Je l’ai dit quand la dame m’a demandé si j’étais toute seule, mais elle ne m’a pas écoutée et elle m’a emmenée…
Je foudroie Beth du regard, outrée, tandis que Madison plonge sa tête dans mon cou.
– Madison ne faisait que passer, avant de retourner chez la voisine ! Et vous l’avez emmenée sans chercher plus loin ! m’étranglé-je.
– Une voisine ? demande Beth avec une moue pleine de réprobation. Et on peut savoir quelles sont les qualifications de cette voisine à qui vous abandonnez Madison ?
– Nous sommes voisines de palier ! Des milliers de gens se dépannent de la sorte ! À vous entendre, c’est aussi grave que si j’avais confié ma sœur à un dealer pendant sa tournée ! Il faudrait savoir, continué-je d’une voix qui s’emporte malgré moi. À notre première entrevue, vous m’aviez reproché d’être seule ! J’ai dû vous fournir une liste de toutes les personnes susceptibles de me dépanner si la baby-sitter avait un empêchement. Et avec leur pedigree complet, en plus ! D’ailleurs, regardez dans vos dossiers, vous devez avoir une fiche de renseignements sur Eva, qui est mère de famille et plus que qualifiée pour s’occuper de Madison !
– Elle n’avait pas l’air de la surveiller si bien que ça, lâche Beth.
– Les enfants passent parfois d’un appartement à l’autre pour aller chercher des jouets. C’est bien normal, non ? Si vous aviez pris trois secondes pour examiner la situation, vous l’auriez compris ! dis-je entre mes dents.
Beth me fixe toujours de son air horripilant. Je ferme un instant les yeux et m’efforce une nouvelle fois de prendre sur moi. Elle me pousse à bout, exprès. J’ai de plus en plus de mal à ne pas craquer, mais je ne vais pas lui faire ce plaisir : elle se jetterait sur l’occasion pour me coller je ne sais quel outrage à agent. Elle tenterait peut-être même de démontrer que je suis instable psychologiquement !
– Et vous, on peut savoir où vous étiez ? demande-t-elle sèchement.
– Au travail ! J’ai terminé plus tard que prévu. Je ne crois pas que ce soit un crime ! m’écrié-je.
– Quand vous parlez de travail, vous voulez parler de ça ? demande-t-elle en jetant les trois magazines sur la table.
En découvrant les photos de Shane et moi volées à la sortie du centre d’entraînement des Silver Devils, je me fige, gagnée par l’effroi.
Putain, elle a osé !
Heureusement, Madison a toujours la tête dans mon cou et elle ne voit pas les images que j’ai pris tant de soin à lui cacher. Des sueurs froides coulent le long de mon dos. Beth jubile et ne cherche pas à le dissimuler.
Elle gardait son coup de massue pour la fin.
OK, c’est maintenant qu’il faut se maîtriser.
Même si, là, tout de suite, j’ai vraiment très envie de lui faire bouffer l’agrafeuse avec laquelle elle attache négligemment des documents me concernant.
– J’ai été piégée à la sortie de mon travail ! dis-je froidement. Et je ne vois pas en quoi cela prouve quoi que ce soit.
Beth me toise.
– Vous êtes mêlée à une histoire d’abandon d’enfant alors que vous cherchez à obtenir la garde définitive de votre sœur. C’est pour le moins déconcertant, non ? Quoi qu’il en soit, ce type de grabuge ne me paraît pas du tout propice à l’épanouissement d’une petite fille.
– Puisque je vous dis que j’ai été piégée !
Je me sens perdre pied. Je ne comprends pas son acharnement. Tous mes arguments se heurtent à un mur et j’ai l’impression de m’enliser dans des sables mouvants.