Du sang !
Il y en a partout. Sur ma main, sur la veste d’Alex. Je mets du temps à comprendre qu’il s’agit du mien. Et quand je découvre le liquide chaud et visqueux sur mes doigts, après avoir touché mon front douloureux, je perds mon calme.
– C’était quoi ça ?! hurlé-je presque en regardant Alex, affolée.
Il se relève. Dans un réflexe de protection, il m’a jetée à terre en plaquant son corps contre le mien. C’est à ce moment-là que ma tête a dû heurter le sol. Alex fait quelques pas dans la direction où la voiture a pris la fuite, puis revient vers moi pour m’aider à me remettre sur pieds. Je tremble, et pas de froid. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Alex m’inspecte, le visage fermé, la mâchoire crispée.
– C’est superficiel, mais il te faudra des points…
Je suis bouleversée, j’ai du mal à tenir debout. J’ai tout juste le temps de m’écarter de lui pour vomir. J’ai eu peur, la peur de ma vie. Je pense à Mila, à sa solitude si jamais… Ma tête est douloureuse. Des sirènes se font entendre et très vite, nous sommes cernés par la lumière des gyrophares. La police est déjà là, sûrement appelée par un voisin. Le coup de feu a dû s’entendre dans tout le quartier.
Alex me serre la main et me soutient par la taille. Silencieux. Son calme est étrange, comme si se faire tirer dessus en pleine rue était une banalité ! Pourquoi n’est-il pas terrorisé ou en colère ? Pourquoi est-ce qu’il ne semble pas plus touché que ça ? Pourquoi se contente-t-il de rester avec moi sans dire un mot ?! Il intériorise alors que je voudrais qu’il explose, qu’il m’explique ce qu’il vient de se passer.
Mais qu’il me parle !
La police nous entoure. Je suis physiquement là mais j’ai l’impression de voler au-dessus de mon corps. D’assister à la scène plus que de la vivre. Mes oreilles bourdonnent, je suis en état de choc. Je me laisse faire, conduire au camion de pompiers qui vient d’arriver. Des hommes se penchent sur mon front, on me couvre d’une couverture de survie. À mes côtés, Alex refuse de se faire examiner. Ses doigts ne lâchent pas les miens. Parfois, je surprends son regard sur moi. Grave. Bleu nuit. Bleu obscur.
Et puis les questions de la police. Là encore, Alex est silencieux, évasif. Il n’a rien vu. Quand la policière se tourne vers moi, mon état de nerfs me rend bavarde. Je me lance dans un flot de paroles, comme si j’avais besoin de tout évacuer pour surmonter ça.
– Et puis ils ont crié « Va-t’en Sparks, c’est un avertissement ! », me rappelé-je en frissonnant.
– Sparks ? répète l’enquêtrice. Vous m’avez dit que vous vous appeliez Alexeï Leskov et Flora Taylor. On vous aurait pris pour quelqu’un d’autre ?
– Non ! C’est bien ça… Alexeï est Alex Sparks et c’est bien nous qu’ils visaient ! Ils nous ont tiré dessus, vous devez les retrouver et…
Alex passe son bras autour de moi pour me calmer. Je perds à nouveau mon sang-froid quand je revois les images de la scène, au ralenti…
– OK, ne bougez pas, je reviens, m’enjoint la policière.
Je m’accroche à Alex. Je vis un cauchemar, ce n’est pas possible. Se faire tirer dessus dans la rue, ça n’arrive que dans les films, dans les séries, ou aux infos, mais jamais aux gens normaux !
– Alex, murmuré-je à peine calmée. Dis-moi que c’était une erreur, dis-moi que ça n’est pas arrivé.
– C’est arrivé, Flora, mais je suis là. Tu n’as rien, ça va aller…
Un pompier me demande d’entrer dans le camion pour me transporter à l’hôpital. Je m’exécute, tenant sur mon front un gros pansement provisoire.
– Attendez, je veux qu’Alex vienne avec moi ! m’écrié-je une fois installée.
– Je crois qu’il est parti, me dit simplement le pompier.
– Parti ?!
Je l’empêche de fermer les portes de son camion et me précipite dehors. Je cherche Alex du regard, je fais quelques pas, regarde partout autour de moi. Plus aucune trace de lui… J’attrape l’enquêtrice qui nous a posé ses questions quelques minutes plus tôt.
– Votre ami a été emmené par mes collègues. Nous devons l’interroger au sujet d’une ancienne histoire de meurtre… Son nom est ressorti après une rapide recherche.
Alex… Arrêté…
C’est de ma faute, j’ai parlé trop vite, sans réfléchir… Je chancelle, je perds pied et Alex n’est pas là pour me soutenir.
***
Je me réveille le lendemain matin, dans mon lit, au milieu des cartons dans mon appart de New York. Abby est venue me chercher dans la nuit à l’hôpital. J’ai eu des points de suture, heureusement à la racine de mes cheveux pour que la cicatrice soit invisible, et des somnifères pour m’aider à dormir. Quand j’ouvre les yeux, je suis encore dans la brume, engourdie par les derniers effets des calmants.
Je me lève en grimaçant, encore groggy par les médicaments, et retrouve Abby dans la cuisine, les yeux à moitié ouverts.
– Tu ne veux pas dormir un peu plus ? Tu n’as pas très bonne mine, dit-elle en m’examinant.
– Dis tout de suite que j’ai une tête de déterrée, essayé-je de plaisanter.
– Je pourrais dire bien pire, mais tu t’es fait tirer dessus, tu as des circonstances atténuantes ! Ton portable a sonné plusieurs fois, je crois que tes parents s’inquiètent…
– Mes parents ? Tu les as prévenus ?!
– Non, mais l’arrestation d’Alex est passée aux infos.
– Ah…
Je soupire en avalant une gorgée de café brûlant dans l’espoir qu’il me donne le coup de fouet nécessaire. Et j’appelle mes parents.
– Flora ! s’exclame ma mère en décrochant. Tu as vu ce qui est arrivé à ton ancien patron ?! Il s’est fait tirer dessus hier… Dis-moi que tu n’étais pas avec lui !
– Non, maman, je n’étais pas avec lui hier soir… mais avec Abby… dis-je en regardant mon amie. Grosse histoire, en effet. Est-ce que Mila va bien ?
– Oui, très bien. Elle a passé une excellente nuit et on se prépare pour le centre aquatique. Elle ne tient plus en place. Bon, je suis rassurée, je vais pouvoir te laisser ! Bonne journée !
– Embrasse Mila ! ai-je tout juste le temps de crier avant qu’elle ne raccroche.
Ma fille… j’aimerais tellement l’avoir auprès de moi ce matin pour la serrer contre moi. J’ai failli la perdre… Si la balle avait…
Stop, pas de si… Ça ne sert à rien.
– Tu as menti à ta mère ?! m’interroge Abby.
– Je n’ai pas envie de l’inquiéter.
Je regarde mes messages. Je n’ai aucune nouvelle d’Alex. Je l’imagine dans une salle d’interrogatoire, persécuté par un flic. Il doit me maudire d’avoir révélé son identité.
Peut-être qu’il leur parlera ? Qu’il leur dira tout ce qu’il sait et qu’il en aura fini avec cette histoire ?
J’allume la télé, décidée à savoir ce qui se raconte aux informations au sujet de l’arrestation d’Alex. J’ai besoin de réponses à mes questions, même de bribes de réponses. Au moins pour comprendre et pour combler le silence d’Alex sur toute cette histoire.
Longtemps, je zappe afin de trouver la bonne chaîne info. Abby vient s’installer à mes côtés, curieuse elle aussi. Quand, enfin, le sujet est lancé, je retiens mon souffle. Jamais je n’ai été aussi attentive à un reportage !
« Alex Sparks a été arrêté hier soir après avoir été la victime de coups de feu. Son nom ne vous dit rien ? Et pourtant, il est mêlé à l’une des histoires de meurtre qui a le plus secoué l’État du New Jersey il y a cinq ans.
Rappel des faits : le corps de Joanne Perkins, alors femme du maire de Newark, est retrouvé dans un terrain vague, le crâne défoncé. À l’époque, le légiste conclut à un meurtre. Les enquêteurs découvrent sur les images d’une vidéosurveillance qu’Alex Sparks et Joanne Perkins se trouvaient à bord d’une voiture peu de temps avant la mort de la jeune femme. Selon le légiste et l’estimation de l’heure du décès, Alex Sparks serait l’un des derniers à l’avoir vue vivante. »
Quand l’image en noir et blanc d’Alex au volant de la voiture à côté d’une femme s’affiche à l’écran, je sursaute presque.
C’est bien Alex, en plus jeune certes, mais c’est lui.
J’écoute, avide d’en savoir plus, le cœur battant.
« Alex Sparks n’a jamais pu être interrogé en tant que témoin dans l’affaire. Il se serait enfui juste après le meurtre. Un comportement pour le moins suspect. Alors, Sparks, coupable ou simple témoin ? Que faisait-il avec Joanne Perkins le soir du meurtre ? C’est ce que la police tente de savoir. À l’heure où nous vous parlons, nous ne savons pas si l’enquête, au point mort depuis cinq ans, sera rouverte ou non. Un point sur la Bourse maintenant… »
J’éteins.
– Alex n’est pas un meurtrier en cavale, c’était un témoin en fuite, en déduit Abby en me regardant.
– Je sais au fond de moi qu’il n’est pas un meurtrier, je le sais, je le sens ! lui dis-je avec force. J’en suis convaincue !
– Alors, il n’y a pas à s’inquiéter ! ajoute-t-elle dans un sourire réconfortant.
Si seulement… Ça me rend folle de ne pas savoir, de ne pas pouvoir crier à tout le monde qu’il est innocent, qu’il y a certainement une bonne explication et qu’il peut la donner…
… s’il parle.
J’attrape une nouvelle fois mon téléphone, vérifie que je n’ai pas d’appels de sa part, de messages manqués. J’en ai bien un, mais pas de lui.
L’institut de Mila a appelé aux aurores. Je retiens ma respiration en écoutant le message de la secrétaire. J’ai envoyé mon dossier et toutes les garanties demandées dès que j’ai commencé mon nouveau job pour Alan Bishop. Elle m’apprend que tout est en ordre et me propose de la rappeler pour prendre rendez-vous afin de finaliser la rentrée de Mila.
Je devrais me réjouir, sauter de joie. C’est Abby qui le fait pour moi quand je lui répète le message. Je suis toujours dans un état second, incapable d’oublier le coup de feu, le sang, le regard d’Alex, son arrestation… Incapable de penser à ce qui aurait pu arriver si…
– Allez, je vais bosser ! décrété-je soudain.
– Tu es sérieuse ?! Tu ne veux pas te reposer ?
– Oh non, j’ai besoin de me changer les idées !
J’ai besoin de vivre, de parler, de voir les autres bouger, d’entendre du bruit. Je ne peux pas rester seule à rejouer la scène de la veille dans ma tête, en boucle.
Dans la voiture que ma mère a bien voulu me confier pour faire mes trajets entre New York et Newark, impossible d’échapper aux informations, surtout quand j’entre dans le New Jersey. Les reportages se multiplient, le sujet passe en boucle. On parle du mari éploré, des proches interrogés, des suspects écartés par manque de preuve et de cette fameuse vidéo. Après des semaines d’enquête, la police tourne en rond. Le témoignage d’Alex devait être déterminant. Mais il a fui. « La fuite d’Alex Sparks », « Alex Sparks se dérobe », « Disparition d’Alex Sparks, une drôle de coïncidence »… J’éteins la radio, exaspérée. L’Alex que je connais n’a pas pu fuir ses responsabilités. Il devait y avoir quelque chose de plus grave !
Mais quoi ?
Les mots résonnent dans ma tête « Suspect numéro un », « principal témoin », « meurtre », « Joanne Perkins », « Sparks »… Je sursaute même quand je crois entendre une détonation… Ce n’était que le pot d’échappement d’une moto. Qui a pu tirer sur Alex ? Qui tient à ce qu’il parte ? Je ne comprends rien des raisons de cet acte violent contre nous. Si ce n’est qu’Alex est en danger et que quelqu’un est prêt à tout pour le voir quitter la ville ou pire, le réduire au silence.
Je me gare sur le parking des bureaux de la campagne en interrompant le flux des informations avec soulagement. Je ne veux plus rien savoir. Pas maintenant en tout cas. Tout me dépasse, j’ai besoin de reprendre le dessus. Et rien ne vaut le défi d’une campagne à gagner pour me faire penser à autre chose !
Je passe la matinée à sursauter. Quand on m’appelle, quand l’imprimante se déclenche, quand Bishop entre brusquement dans mon bureau, l’air inquiet.
– Flora ! Eddy m’a dit comment s’est finie la soirée d’inauguration de Care Robotics. Et J’ai entendu les infos, mais je ne pensais pas que tu y étais ! Tu ne devrais même pas être là !
– Ça va aller, dis-je en lui souriant. Je suis mieux ici que chez moi de toute façon.
– Quel choc ça a dû être pour toi ! ajoute-t-il en s’asseyant sur mon bureau. Je t’avais dit de te méfier de lui ! Tu as eu des nouvelles ? Il est toujours avec la police ?