1. Perdue

Glacée.

Je suis glacée. Et incapable de me réchauffer depuis que j’ai entendu la discussion d’Alex au téléphone. Chaque appel de sa part, chaque message me donnent mal au ventre. Quand mon téléphone sonne, je sursaute. Deux jours que je suis mal, à ne plus manger, à avoir des insomnies. Deux jours que j’essaie de donner le change devant Mila, mes parents, Abby, mes collègues…

Mais c’est tellement dur de prendre sur soi…

Alex m’a dit qu’il était innocent, qu’il n’était pas un meurtrier. Il a pu me mentir, me raconter n’importe quoi… Je l’ai cru, même quand Perkins est venu lui demander son aide et qu’il lui a conseillé de se taire et de tourner la page. C’était prétendument pour le protéger…

Je crois surtout qu’Alex cherchait à se protéger lui-même.

Perkins était devenu gênant et…

Stop.

Je suis en boucle depuis ces dernières quarante-huit heures. Je ne sais plus quoi penser, ni croire. Je n’ai parlé à personne de ce qu’il s’est passé. Ici, à Newark, le sujet tourne en permanence sur les écrans de télévision. Alan Bishop lui-même est intervenu dans cette affaire. Il a fait savoir à tous ses électeurs qu’il la prenait très au sérieux, qu’il voulait que la vérité éclate une bonne fois pour toutes. Que la justice pour tous était un point de sa campagne auquel il portait une attention particulière.

– Flora, il faut que tu contactes l’imprimeur ! On n’a plus assez d’affiches ! Tu as reçu tous les goodies pour la soirée ? C’est bon de ce côté-là ?

– OK, et oui ! confirmé-je en chassant les pensées qui me parasitent. La dernière livraison a été reçue hier ! Je lance les stagiaires sur la préparation des sacs ! On sera prêt à temps !

Le responsable de la communication, placide le jour de mon entretien, est sous infusion de caféine ces derniers temps. La campagne bat son plein, nous entrons dans les dernières semaines avant l’élection et la grande soirée que nous organisons a lieu dans deux jours. Autant dire que nous ne manquons pas de travail et que, vu ma situation, c’est exactement ce qu’il me faut ! Penser à autre chose, ne pas m’arrêter une seconde, faire des heures supplémentaires…

Je ferai d’ailleurs les sacs moi-même s’il le faut ! Stylo, T-shirts, drapeaux, badges, papier, tasses, stylos, T-shirts, drapeaux, badges, papier, tasses, stylos… Pas de place pour Alex !

Et pourtant. Quand je sors de mon bureau et que je lève le nez sur la télé, le bandeau défilant m’apprend qu’il a été interrogé par la police sur l’accident de Perkins mais qu’un alibi solide le met hors de cause.

Alex n’est pas du genre à faire le boulot lui-même… Plutôt à passer des appels.

Mais est-ce qu’il est capable de faire ça ? Est-ce que je le crois capable du pire ?

Ses mots tournent dans ma tête. « Vous vous êtes occupés de Perkins ? … Ce n’est pas du tout ce que je vous avais demandé de faire… » Comment les interpréter ? Comment savoir si Alex cherchait à l’intimider sans lui faire du mal, s’il voulait sa mort… Ou tout autre chose encore ?

Je devrais me rendre à la police, leur dire ce que j’ai entendu, qu’ils fassent leur travail… Est-ce que je ne le fais pas parce que j’ai peur des représailles ? Alex pourrait se venger ? Me faire du mal ? S’en prendre à Mila ? C’est impossible !

Tout se mélange, mes sentiments s’emmêlent, ma raison devrait être la plus forte, mais mon instinct prend le dessus. Je ne le sens pas coupable ! Je n’arrive pas à le concevoir… Je ne vois pas ce mal en lui !

Pourquoi est-ce qu’il ne me dit rien ? C’est trop, trop à supporter… Tout pourrait être si simple s’il acceptait au moins de me parler !

Que dois-je faire ?

– Flora ? As-tu terminé le communiqué de presse ? Je pense rendre visite à Perkins à l’hôpital pour lui apporter mon soutien. En petit comité avec les journalistes. Qu’est-ce que tu en penses ?

Alan Bishop se tient près de moi. J’étais tellement concentrée sur l’écran, que je ne l’ai pas entendu arriver. Quand je me tourne vers lui, je remarque à quel point son visage commence à être marqué par la fatigue. Il est partout, il vit à cent à l’heure. Son énergie est admirable.

– Oui, je l’ai envoyé à votre assistante pour validation, lui soufflé-je en essayant de sourire.

– Parfait ! Comme toujours ! Tu as une petite mine en ce moment, Flora. C’est cette histoire avec Alex Sparks qui te perturbe ?

– Oui, c’est le cas, bafouillé-je. Je… Je crois que l’histoire de ce monsieur tabassé sans raison apparente me touche et… et puis Alex reste l’oncle de ma fille… Mais ça va passer !

Bishop m’observe un instant. Je soutiens son regard pour lui assurer que je vais bien.

– Je n’aime pas te voir comme ça, finit-il par m’avouer. Mais heureusement, tu sais rester pro ! Ne t’inquiète pas pour cette affaire, je n’ai pas menti en disant que je souhaitais que la vérité éclate. Et quand tout sera fini, Newark redeviendra sereine et toi avec ! De toute façon tu sais que tu peux m’en parler quoi qu’il arrive ? Tu peux tout me dire, Flora, j’ai appris à te connaître ces derniers temps, et j’ai un peu l’impression que tu es la fille que je n’ai jamais eue, alors si je peux faire quoi que ce soit…

Sa sollicitude me touche et pendant un instant, je suis tentée de tout lui raconter et de lui demander son avis, un regard extérieur, une bouée de sauvetage… n’importe quoi qui puisse m’aider à y voir plus clair et à prendre une décision.

Sauf que j’ai toujours aussi peur de ce qui pourrait arriver à Alex…

– Merci Alan, je sais que je peux compter sur vous mais ne vous inquiétez pas ! Ça ira ! J’ai un super boulot grâce à vous et ma fille va commencer une nouvelle vie, que demander de plus ?

– Comment va Mila d’ailleurs ? me demande-t-il

– Mila, bien… Sa rentrée a lieu demain ! D’ailleurs, je sais que ce n’est pas trop le moment, mais je voudrais y assister et prendre le temps de vivre ça avec elle.

– La première rentrée de ta fille, c’est exceptionnel ! me dit-il en m’offrant un chaleureux sourire. Prends tout le temps qu’il te faut, c’est important pour la maman que tu es !

– Merci…

Bishop me laisse en me tapotant l’épaule, en signe de réconfort et de soutien. Mon affection pour lui grandit à mesure que je passe du temps avec lui, à ses côtés. C’est un être humain, un vrai, sensible aux autres. Il pourrait bien changer les choses en devenant sénateur.

– Oh Flora ! lance Bishop en revenant vers moi. J’ai repensé à notre discussion de l’autre jour, sur le fait que je penserais à toi après la campagne. Figure-toi que j’ai trouvé ta voie ! Que dirais-tu de rejoindre mon cabinet et de t’occuper du dossier des enfants handicapés et de leur intégration au quotidien ? L’État du New Jersey est assez en retard sur la question et je pense que tu es bien placée pour maîtriser ce dossier.

Je le regarde un instant, abasourdie.

– Vous… C’est un très beau challenge ! Je le relève avec joie… si vous pensez que j’en suis capable ! accepté-je, émue.

– Bien sûr ! Bon, il faut encore que je sois élu, ajoute-t-il en riant.

– Vous le serez !

– Nous verrons, nous verrons… Commence à réfléchir à la question, nous en reparlerons le moment venu. Et si tu as déjà de quoi démarrer, ce serait parfait !

Bishop me quitte une seconde fois, me laissant surprise, flattée qu’il ait pensé à moi pour un dossier de cette ampleur, et complètement stupéfaite par la tournure que pourrait prendre mon avenir professionnel…

Tout ce que je pourrais apporter aux familles de l’État en difficulté ! J’aimerais tellement faire bouger les choses, rendre les démarches plus simples, plus rapides !

Je crois que j’adore déjà ce job ! Il est hors de question que Bishop perde cette campagne !

Mon téléphone vibre dans ma poche arrière. Le nom d’Alex, affiché sur l’écran, fait retomber toute ma joie. Brutalement.

[Je m’inquiète.
Tu ne réponds plus à mes messages.
Appelle-moi.]

Je sens à nouveau mon sang se glacer dans mes veines, un frisson fait trembler ma main. Je dois prendre mes distances avec lui.

[Beaucoup de travail avec la campagne.
Je t’appelle bientôt.]

Je ne veux pas être en contact avec lui. Si je lui parle de ce que j’ai entendu l’autre soir, il se murera encore une fois dans son silence, évoquera la nécessité de me protéger, de me tenir à distance de cette histoire.

Et ça, je ne veux plus l’entendre. Je veux des réponses à mes questions. Des vraies.

Sans oublier qu’il est peut-être dangereux.

Deux petites voix dans ma tête me tiraillent. L’une me pousse à prendre mes distances, à tirer un trait sur Alex, à le laisser à cette sordide affaire de meurtre, à me consacrer à ma nouvelle vie. L’autre me rappelle sans cesse que j’étais convaincue de son innocence, qu’il ne peut pas être capable du pire… Mais laquelle croire ?

Je n’ai qu’une seule certitude : Mila doit passer avant tout. Si pour ça je dois m’éloigner d’Alex, je le ferai sans hésiter.

Quand je rentre ce soir-là à New York, Mila, que j’ai laissée aux bons soins d’Abby pour cette dernière journée avant l’école, dort déjà. Je l’observe du pas de la porte. Mon cœur déborde d’amour pour elle et je me retiens de ne pas me pelotonner contre elle. Mais je ne tiens pas à la réveiller, je sais déjà que l’excitation du grand jour l’a tenue éveillée plus longtemps qu’elle n’aurait dû.

Mon regard tombe sur tous les cadeaux d’Alex, sur ce cartable immense prêt pour demain matin. Mon cœur se serre, j’ai mal.

Je commençais tout juste à me laisser aller à quelques sentiments… J’avais oublié combien aimer pouvait être douloureux.