1. Retour aux affaires

Je suis soulagée d’être de retour au bureau après cette matinée de stress au laboratoire. J’ai terriblement besoin de penser à autre chose qu’à cette grossesse qui ne tombe pas vraiment à pic. Je n’arrive toujours pas à y croire : je suis enceinte de Sven ! Le paradoxe est terrible et frustrant : au départ, je rêvais d’avoir un enfant de lui, et maintenant que par pur accident mon vœu s’est accompli, je suis inquiète car je risque de le perdre lorsqu’il l’apprendra.

Mon cerveau mouline à toute allure, essayant de faire la part des choses : d’un côté, je suis heureuse d’être tombée enceinte de façon naturelle de l’homme que j’aime, sans avoir à passer par cette histoire de casting dont je ne veux plus entendre parler. J’ai essayé de me persuader que je pouvais remettre à plus tard mes envies de maternité, mais maintenant que je suis enceinte, je suis sûre d’une chose : je vais garder ce bébé. Ce qui m’est arrivé avec Justin ne se reproduira plus jamais. J’en ai trop souffert.

Mais d’un autre côté, j’ai parfaitement conscience qu’il y a de fortes chances que Sven refuse cette paternité inattendue et que cela mette un terme à notre histoire. Je revois encore son visage fermé et son ton sans appel lorsque nous avons évoqué le sujet. Je m’attends donc à une réaction de rejet de sa part, et à de nouveaux moments douloureux.

Mais je ferai face et je ne changerai pas d’avis : hors de question d’avorter ou de faire adopter cet enfant. C’est le mien et il est le fruit d’une nuit d’amour. Il fera partie de ma vie même si je dois perdre son père parce que j’ai pris cette décision. Je caresse mon ventre, perdue dans mes pensées, tentant de dénouer cette situation compliquée.

Une certitude : personne, absolument personne ne doit savoir pour le moment, même si je meurs d’envie d’en parler à Johanna et Julian ; leurs conseils et leur amour me seraient précieux en cet instant. Mais je dois garder ça pour moi, en tout cas le temps de m’organiser et de faire le tri dans mon esprit. Je ne dois pas agir sous le coup de l’émotion, je dois réfléchir à la portée de chacun de mes gestes.

Mais à l’instant t, ma préoccupation c’est de revenir aux affaires et de reprendre mon poste à l’agence : me plonger dans le travail, c’est la meilleure façon de mettre tout ça de côté et de ne pas me laisser miner par les questions qui m’assaillent ! Lorsque je pénètre dans le hall de l’agence, c’est comme si je n’étais jamais partie : Rebecca me salue avec un grand sourire et m’adresse un clin d’œil complice depuis son comptoir. Tout le monde m’accueille chaleureusement, comme si je revenais juste de vacances. Ce qui est un peu le cas, en fait. Personne ne me parle de l’affaire Cameron Key. Visiblement, l’incident est déjà clos. Je soupçonne Cornelia d’avoir briefé tout le monde à mon sujet après avoir mis ses redoutables avocats sur le coup. Je pressens que l’éditeur de Sven va regretter son attitude : entre la colère de son ex-écrivain et les juristes de ProCast, il va passer un mauvais quart d’heure !

Ma première destination ce matin est le bureau de Cornelia. Ça va me faire bizarre de la revoir. Le moment que nous avons passé ensemble à Crockett vendredi a ajouté une nouvelle dimension à notre relation. Elle est toujours ma boss, mais je la vois différemment, une sorte de complicité nous unit désormais. Je sais qu’en me confiant ainsi des détails de sa vie privée, elle a voulu me montrer à quel point elle m’estime. J’en suis très touchée. Mais maintenant que nous sommes revenues dans le cadre de l’agence, va-t-elle remettre son armure et se comporter avec sa froideur habituelle ? Je ne m’attends pas à ce qu’elle me tape sur l’épaule, mais ce serait un peu étrange si elle faisait comme si rien de tout ça n’était arrivé. Je lui demanderais bien d’ailleurs si son week-end avec Alexandre s’est bien passé, mais j’ai peur de paraître indiscrète… En même temps, si elle m’a confié tout ça, peut-être serait-elle heureuse que je prenne des nouvelles…

Bref, je suis un peu perdue quant à la bonne attitude à adopter. Je ne veux paraître ni impolie ni familière. Après tout ce qui s’est passé et les erreurs que j’ai commises au boulot, je veux que tout soit parfait : Cornelia m’a renouvelé sa confiance et a traversé la Californie pour me retrouver, je dois être à la hauteur !

Lorsque j’arrive dans le couloir qui mène à son bureau, je suis accueillie par une effervescence inhabituelle : des ouvriers vont et viennent dans le bureau de la compta, qui est la pièce attenante au bureau de Cornelia. Je la trouve à l’intérieur, donnant des ordres aux hommes terrorisés.

– Ces câbles doivent être cachés ! Et enlevez cette armoire, elle prend beaucoup trop de place.

– Bonjour Cornelia…

Elle se retourne, surprise. Puis me fait un grand sourire.

– Victoria, vous tombez bien ! Vous aimez la couleur des murs ? J’ai pensé que ce gris perle vous conviendrait…

– Oui, bien sûr, mais je ne comprends pas, réponds-je, désorientée.

– Vous déménagez, ma chère. J’ai inversé votre bureau avec celui de la comptabilité. J’ai besoin de vous avoir près de moi, désormais. Et puis, ajoute-t-elle en chuchotant, les comptables sont des gens très ennuyeux, et Arnie l’est particulièrement…

Je suis tellement étonnée par cette nouvelle que je mets quelques secondes à réaliser ce qu’elle est en train de m’annoncer.

– Vous voulez dire que c’est mon nouveau bureau ?

– Oui. C’est exactement ce que je suis en train de vous expliquer. Emily sera bientôt promue casteuse et reprendra une partie de vos dossiers mineurs, je lui ai attribué un bureau près de celui d’Andy et Tiago.

– Waouh. C’est super ! Je veux dire, merci Cornelia, c’est parfait !

La situation est étrange : il y a quelques jours je me faisais licencier pour faute grave, et voilà qu’on aménage pour moi aujourd’hui l’un des plus beaux bureaux de l’agence.

Je devrais me faire virer plus souvent !

– J’espère bien, car ça me donne beaucoup de travail, réplique-t-elle avec un clin d’œil. Votre souci familial de ce matin est résolu ?

– Oui, réponds-je en rougissant. Ma sœur, un souci avec les enfants.

– Rien de grave, j’espère ?

– Non, non, fais-je, évasive. Tout est réglé.

– Bon, si vous le dites. Parce que je trouve que vous avez une petite mine…

Et paf ! Cornelia voit tout, sent tout. Évidemment, j’ai une sale tête, si on cumule ma nuit blanche avec mes premières nausées ce matin. Mais là je dois vraiment faire semblant de rien. Je ne suis pas sûre que ma boss apprécierait que je lui annonce ma grossesse aujourd’hui, ça risquerait d’être la surprise de trop…

– Je suis juste un peu fatiguée par mon week-end en amoureux à Crockett…

Je regrette immédiatement d’avoir dit ça, car cela pourrait laisser penser que j’ai encore la tête dans mon week-end, à un moment où je dois être à cent pour cent dans mon job. Heureusement elle sourit puis m’adresse un regard complice.

– Ravie de savoir que tout s’est bien passé. Au boulot, alors ! Je vous ai calé un rendez-vous à treize heures avec Mark Werner.

Ouf ! La complicité est toujours là. Et l’exigence aussi. Je prends mon air le plus professionnel.

– Le basketteur ? Celui qui était au casting Elea Gourmet qui a viré au désastre ?

– Oui, c’est lui qui avait avalé la plus grande quantité de nourriture, le pauvre. Il a perdu l’usage de ses papilles durant quelques jours, son agent était furieux. J’ai décidé de lui donner le contrat. Il a du charisme, il est populaire, et surtout on évitera les poursuites judiciaires.

– Très bien, dis-je en enregistrant les informations. Qu’attendez-vous de moi cet après-midi ?

– Sortez-lui le grand jeu pour la signature du contrat : champagne, visite de l’agence, restaurant… Emmenez-le à Disneyland s’il le faut, mais je veux qu’il sorte d’ici en déclarant partout que ProCast est la meilleure agence de l’Univers.

– De l’Univers, carrément ?

– Bien sûr. Vous en doutiez ? réplique-t-elle sur le même ton espiègle. Finissons-en avec ce déménagement, il y a beaucoup à faire pour votre retour.

***

C’est un Mark Werner ravi que je raccompagne à sa voiture, une Porsche blanche clinquante garée devant le restaurant Chez Jean. Dieu merci, je n’ai pas dû l’emmener à Disneyland : un bon déjeuner chez un chef français renommé, et un peu de sourire et de diplomatie ont suffi à définitivement ranger le sportif de notre côté et à lui faire oublier une fois pour toutes l’incident du casting à l’huile piquante. Et vu les conditions royales du contrat que nous lui avons négocié, il va pouvoir bientôt acheter une Ferrari pour compléter sa collection de voitures de sport.

J’ai donc parfaitement réussi ma mission et j’ai hâte de ranger mes affaires dans mon nouveau bureau. L’agence est à quelques minutes de marche, cela va me laisser le temps de répondre enfin aux SMS de Sven, qui doit me trouver peu loquace aujourd’hui.

Quels mots employer ? J’ai un truc énorme à lui dire, mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de lui envoyer un SMS genre « Je suis enceinte de toi, Sven. Et sinon tu viens dîner, ce soir ? ». Je pourrais essayer quelque chose de subtil, glisser un ou deux mots évoquant mon état, comme un message subliminal. Je tente un premier jet.

« Hello Sven ! Que dirais-tu de reproduire l’ambiance du week-end en cuisinant à la maison ce soir ? Tu me manques, bébé. »

Mouais. J’ai réussi à placer les mots « reproduire » et « bébé », OK, mais ce message est super nul. Je retente une autre approche.

« J’ai un truc à t’annoncer, Sven. Tu dînes à la maison ce soir ? »

Non, trop cash. Si j’envoie ça, il m’appelle direct pour me tirer les vers du nez. Je dois être plus diplomate et préparer le terrain.

« Que dirais-tu d’un bon massage ce soir, et d’une bouteille de champagne ? »

Pff, n’importe quoi. On dirait l’invitation d’une escort girl. Je commence à stresser en ébauchant tous ces textos. Oui, je vais devoir le dire à Sven, mais je ne dois pas faire ça à la légère, et surtout il me faut attendre le bon moment. En restant neutre pour l’instant.

[Désolée de ne pas avoir répondu, je cours dans
tous les sens depuis mon arrivée. J’ai enfin
quelques minutes à moi. Tout va bien pour toi ?]

Bon, cette fois ça me semble correct. Il vaut mieux que je l’envoie, sinon il va commencer à s’inquiéter de mon silence. La réponse ne se fait pas attendre.

[Tout va bien ! Je quitte Pasadena bientôt,
et je vais reprendre une chambre à l’hôtel.
J’adore mes neveux mais j’ai besoin
de retrouver un monde d’adultes, là. On dîne
chez toi ce soir ? J’apporterai à manger,
je te fais la surprise.]

Je prends sa réflexion comme une gifle. Je sais que c’est de l’humour, mais quelque part, le message est clair : Sven aime les enfants, certes, mais ceux des autres. Et il veut rester libre et indépendant, en changeant d’hôtel tous les jours si ça lui chante. Une boule se forme dans mon estomac, car je sais que je vais devoir lui avouer la vérité tôt ou tard, et j’ai peur de sa réaction : rejet, colère, déni ? Et puis surtout, j’ai peur qu’il pense que je l’ai manipulé et que j’ai provoqué cette grossesse. Il sait combien j’étais obsédée par cette envie d’être mère, alors comment lui prouver que c’est un accident, et qu’à aucun moment je n’ai voulu le trahir ? Je reste quelques secondes perdue dans mes pensées, puis je réponds.

[Super idée ! On se retrouve chez moi ce soir,
vers 20 heures. Je t’aime.]

Mon cœur bat la chamade. J’ai, bien entendu, très envie de passer la soirée avec lui. Mais je me sens extrêmement nerveuse à l’idée de mettre le sujet de la grossesse sur la table. Je ne suis pas obligée de tout lui dire aujourd’hui non plus. C’est tout frais et j’ai bien le droit de réfléchir un peu à la situation. Je suis perdue… et je n’ai pas envie de tout gâcher entre nous. Bon, on verra ce soir, si l’occasion se présente. Tout est une question de moment et de feeling.

Me voilà de retour chez ProCast, nerveuse et toujours stressée. Je respire un bon coup avant de prendre l’ascenseur vers le quatrième étage : je dois mettre mes émotions de côté et me concentrer sur mon bureau et son aménagement. Les choses ont bien avancé : les ouvriers ont laissé la place à l’équipe de nettoyage qui prépare mon arrivée. Je m’approche de la fenêtre de mon nouveau bureau, ravie : je bénéficie avec Cornelia de la meilleure vue de toute l’agence, sur les jolis jardins du parc derrière notre immeuble. Une vue apaisante aux couleurs verdoyantes dont les reflets changent tout au long de l’année.

La voix de Cornelia surgit derrière moi, il va falloir que je m’y habitue :

– Cette vue est le meilleur anti-stress que je connaisse, vous ne pourrez plus vous en passer…

Un anti-stress, c’est exactement ce dont j’ai besoin… Je souris à Cornelia.

– Merci encore pour ce nouveau bureau, Cornelia.

– Vous le méritez. J’ai une question, Victoria. Vous parlez espagnol, non ?

– Je me débrouille, réponds-je.

– Parfait. Voici vos billets, vous décollez pour Mexico demain après-midi…