Il y a des jours où le destin vous adresse des multitudes de signes. Et ce matin, tous les signaux ne semblent m’adresser qu’un message : « RESTE SOUS LA COUETTE ».
On est le vingt-six août et, si je ne fais pas ma rentrée des classes, c’est tout comme !
Je me suis réveillée – en retard –, l’œil vitreux et le cheveu terne, de ce retour de soirée un peu trop arrosée pour une veille de travail. Ce n’est pas tous les jours qu’on fête les 30 ans de sa sœur, mais je pense qu’il va me falloir dix ans pour récupérer de ce week-end de festivités, notamment de la merveilleuse idée de faire une troisième soirée d’affilée un dimanche soir. C’était mon idée ? Chut !! Sur le moment, elle paraissait sûrement brillante !
Je jette un regard autour de moi pour m’assurer que je suis seule. Vu le rentre-dedans terrible que m’a fait ce beau brun en boîte, et compte tenu de mon ébriété avancée, c’est bien le genre de bêtises que j’aurais pu faire.
Je pousse un soupir de soulagement. Il n’y aura personne à virer gentiment de mon appartement ! C’est déjà une bonne chose. Mais ça ne change rien à mon problème d’horaire ni à ma fatigue. Je décide de passer au pas de course sous la douche. L’eau est d’abord glacée, ce qui m’arrache un petit cri, puis brûlante, deuxième cri.
Un troisième au moment où mon orteil entre en collision avec ma commode. Pas facile de l’éviter quand on sautille sur un pied pour essayer d’enfiler ses escarpins sans s’arrêter. J’arrive à finir de m’habiller sans catastrophe. Super, la journée peut enfin prendre une tournure normale… ou pas, lorsque mon café commence à couler sans que j’aie posé ma tasse en dessous.
À ce niveau-là, on est au-delà de la coïncidence, non ?
Pas de mystère, cette journée s’annonce sous les pires auspices.
Et pour couronner le tout, je dois être dans trente minutes à la rédaction pour la première conférence du nouveau rédacteur en chef de la chaîne sportive où j’exerce.
Autant dire que c’est le genre de jour où, en principe, vice-championne olympique d’épée ou pas, on évite d’arriver en retard, et de sortir de boîte. Sauf quand on s’appelle Carla Dubie et qu’on entame une journée catastrophe.
Je déboule au pas de course dans la rédaction avec – seulement – douze minutes de retard. En dépit de mes talons, je pique un sprint dans le hall et réajuste mon chemisier de soie ivoire.
Ce n’est pas parce que je suis une ancienne athlète de haut niveau, et que je travaille dans le domaine sportif, que je dois oublier que je suis aussi une femme. Au physique agréable, de l’avis général, avec mon mètre soixante-douze, mes longs cheveux cendrés qui étendent leurs boucles jusqu’au milieu de mon dos et mes yeux noisette.
J’ai arrêté la compétition il y a trois ans, suite à un accident. Depuis, j’ai perdu un peu de muscle, mais j’entretiens ma forme et mon corps reste tonique, du haut de mes 26 ans. Je tire sur ma jupe de tailleur qui a la fâcheuse tendance à remonter… et je me cogne au mur de muscles le plus impressionnant de ces dernières années ! Sous le choc, je chancelle, et j’aurais probablement fini par faire connaissance avec le sol si une poigne d’acier ne m’avait pas retenue. En deux secondes, je me retrouve plaquée contre M. Muscle, les mains posées sur des pectoraux solides et le nez empli d’un parfum enveloppant et épicé.
– Eh là, on a connu des demis de mêlée plus doux, ricane une voix grave, LA voix grave à faire vibrer toute ma colonne vertébrale.
Je bafouille des excuses, avant de réaliser que j’ai toujours les mains sur mon visiteur. Pire, mes doigts tâtent les muscles sous l’étoffe. Cramoisie, je relâche ma proie et recule de deux pas.
Je lève les yeux vers lui. L’homme est plus grand que moi, sans doute pas loin d’un mètre quatre-vingt-dix. Sa mâchoire est carrée, ses lèvres épaisses. Elles s’ouvrent sur un sourire à tomber. Et ses yeux ! Des yeux d’un vert sombre et hypnotique. Je note sans peine son teint mat et ses cheveux bruns, mais ce n’est pas la peine de le détailler plus longtemps. Je sais qui je viens de rencontrer.
Tom Andres. Le golden boy des médias, aussi connu pour sa capacité à fédérer une équipe ou même à tenir l’antenne que pour sa vie sentimentale débordante. Mon nouveau patron.
La rumeur ne mentait pas. Cet homme est un condensé de séduction à lui tout seul. Âgé d’une petite trentaine d’années, il prend visiblement soin de lui. Je cherche à me rappeler le dossier que Sandra m’a préparé. Il y était autant question de sa carrière de rugbyman que de sa vie privée, notamment de l’échec de son mariage avec la sculpturale mais volcanique Veronica.
– Ça va ? Rien de cassé ?
– Il s’en est fallu de peu, je riposte. Votre costume, il a un revêtement en Kevlar ?
Ma remarque fait rire mon nouveau patron. Il me tend une large main dans laquelle la mienne semble presque petite.
– Tom. Andres.
– Je sais. Carla. Dubie.
– L’épéiste, énonce-t-il en me dévisageant franchement. J’ai suivi les JO avec grand intérêt. Cette défaite en finale, à en pleurer de rage. Une touche, putain…
Je serre la mâchoire. Inutile de lui avouer que je les ai versées, ces larmes de rage. Pendant des heures, des jours, après avoir été incapable de mettre cette dernière touche et permis à mon adversaire d’en remonter trois dans la dernière minute pour l’emporter. Et d’une phrase, il vient de rouvrir cette plaie encore à vif, trois ans après. Visiblement, Tom s’est rendu compte de sa maladresse, car il reprend d’une voix chaude, assortie d’un sourire chaleureux :
– J’ai décidément la délicatesse d’un taureau ! Depuis, j’ai aussi suivi avec intérêt votre travail de journaliste. Je suis ravi de travailler avec vous. Stephen Deveaux, mon bras droit, précise-t-il en désignant du bras l’homme qui le suit.
Je salue d’un petit signe de tête et d’une poignée de main réservée ledit Stephen. Inutile de préciser qu’on s’est déjà croisés. Je ne suis pas sûre de vouloir m’en souvenir. Lui non plus, à en croire son expression distante.
C’est également un retraité du sport. Rien d’extraordinaire là-dedans, nous sommes nombreux à l’être dans la rédaction, même si j’en suis l’un des plus jeunes exemples. Je calcule rapidement. Stephen doit avoir 31 ans. Je sais qu’il a raccroché après mes premiers JO – ses troisièmes. Il est totalement passé au travers. Et il a annoncé sa décision de prendre sa retraite sportive le soir même, sous le coup de la colère, sans y revenir depuis, tirant un trait sur tout ce qui faisait sa vie et sa passion jusque-là.
La poignée de main dont il me gratifie est tout aussi froide.
Inutile de croire qu’il ne m’a pas remise. Son regard glacial est éloquent. Plus vraisemblablement, je lui parais dénuée d’intérêt, voire pire. En tout cas, il ne prend pas la peine de m’adresser la parole. Moi non plus.
Je n’ai pas envie de me préoccuper de lui maintenant, pas plus qu’il ne l’a souhaité au cours des sept dernières années. Quoique. Techniquement, Stephen va être mon supérieur. Je m’en veux d’avoir négligé cette information.
Je savais qu’Andres arrivait avec un bras droit, qu’ils étaient complémentaires. Je savais que ce serait lui. J’ai juste remisé cette idée loin de mon esprit jusqu’à présent.
Mais le fait est là. Je vais travailler avec Stephen Deveaux. Ça ne m’enchante guère, mais je ne vais pas gâcher ma journée pour si peu.
– Je me rendais en salle de conférences, je vous montre le chemin ?
– Volontiers. Mais, m’interrompt Tom en posant sa main sur mon bras, avant toute chose, la première règle avec mes équipes. Tout le monde se tutoie. Ça te va ?
Sa main a continué sa course sur mon bras. Elle repose désormais sur mon poignet, là où ma peau nue entre directement au contact de la sienne. Le frôlement est fugace, mais il laisse une trace incandescente. Lorsqu’il retire sa main, ma chair devient soudain froide. Je secoue la tête pour dissiper cet instant gênant et croise son regard chaleureux.
Par chance, ma réaction déplacée semble avoir échappé à mon patron qui continue à m’interroger comme si de rien n’était.
– Tout le monde est en salle de réunion, puisque c’est ce que précisait le mail de rentrée.
– Oui, on n’avait pas envie de grand cérémonial. Il y a pas mal de boulot qui nous attend, précise Tom pendant que nous marchons.
Je sens sur ma nuque un regard insistant.
Je me retourne brusquement et me retrouve face aux deux hommes dont les yeux étaient visiblement posés sur mon dos, ou un peu plus bas.
Je hausse les sourcils. Je rêve ? Mes patrons me reluquaient ?
Au travail, j’ai une ligne de conduite claire et je m’y tiens. Si ces messieurs sont d’une autre étoffe, ils vont en être pour leurs frais.
Je reprends.
– Nous sommes tous très impatients de nous mettre au travail. La feuille de route que vous… que tu nous as envoyée est enthousiasmante.
– La partie paperasse, précise Tom, c’est plutôt Stephen. Il réfléchit, je représente.
Je pince les lèvres pour ne pas dire ce que m’inspire l’idée de Stephen dans un travail d’équipe. Pourtant, mon regard doit être éloquent, à croire celui qu’il me rend.
J’escorte Batman et Robin jusqu’à la salle de conférences où l’ébullition ne laisse aucun doute quant à l’excitation de toute la rédaction.
Quelques plaisanteries fusent lors de mon entrée. Mon retard, ma petite mine, tout ça sent le week-end agité à plein nez ! Et mes collègues savent d’expérience que je ne suis pas la dernière des fêtardes.
Mais toutes les discussions se tarissent instantanément à l’entrée de nos nouveaux dirigeants. Des murmures appuyés s’élèvent tout de même au bout de quelques instants, preuve que les commentaires vont bon train.
L’excitation est palpable, tant pour le challenge professionnel qu’ils nous proposent, que face aux deux trentenaires qui saluent tout le monde d’une voix posée avant de prendre place sur l’estrade disposée pour eux.
Je me glisse rapidement à la place que Sandra a gardée pour moi. Elle me pousse d’une bourrade affectueuse en désignant du menton nos deux nouveaux patrons.
– Tu fais fort, ma puce. Après tes exploits d’hier soir, tu arrives ce matin au bras des deux plus beaux partis du secteur ? Il va falloir qu’on te case rapidement avant que tu deviennes officiellement une cause perdue.
Je ne rebondis même pas sur le terme de puce quand on sait que ma belle-sœur flirte à peine avec le mètre soixante. Par contre, je réagis à sa pseudo-constatation.
– Je ne suis pas arrivée au bras des boss. Et certainement pas de Deveaux !
Sandra me regarde, la bouche entrouverte sur une mimique que je connais trop bien. Un « oh » qui ne présage rien de bon pour moi.
Ses yeux gris ont une lueur que je reconnais instantanément. Celle qui dit que je ne sortirai pas de ses griffes soigneusement manucurées tant que je ne lui aurai pas tout avoué. Et comme une idiote, je lui ai donné tous les éléments pour me tirer les vers du nez. J’admire la rapidité et l’intelligence de ma belle-sœur en temps normal. Mais là, tout de suite, je préférerais qu’elle soit comme les autres filles, suspendue aux lèvres d’Andres ou en train de prendre des notes sur les stratégies qu’énonce Deveaux.
C’est vrai, quoi ! D’habitude, c’est elle le cerveau de la bande ! Laurie en est l’artiste. Moi je suis la fonceuse. C’est une claire répartition des rôles. Et me voilà obligée de prendre des notes à sa place !
Je garde les yeux fixés sur mon bloc-notes, plus pour m’occuper les mains et l’esprit que pour apprendre de réelles nouveautés. Je suis déjà allée potasser les éléments qui nous ont été communiqués.
Tom Andres ne perd pas de temps en palabres.
– Je présume que notre réputation nous a précédés. Vous avez déjà reçu des documents de travail. Vous savez qui nous sommes et ce que nous allons faire. Nous avons été recrutés sur un projet. Il est clair, il est ambitieux. Mieux, on nous confie le budget pour faire de Team Channel, LA chaîne de référence du multisports. Nous avons le talent pour le faire. Vous aussi ! Du moins, c’est ce que nous pensons de l’équipe que nous avons gardée ou constituée.
Tom s’interrompt et balaie du regard l’assemblée pour prendre la température. Satisfait de son effet, il poursuit.
– Il y a dans cette rédaction la fine fleur d’un grand nombre de disciplines. Certes, tous les sports ne sont pas représentés à temps plein, mais notre réseau est assez étendu pour dégoter plus vite que la concurrence les consultants en or en cas de besoin. Sans compter que vous êtes tous polyvalents, sur le papier du moins. Ceux qui ne le sont pas le deviendront rapidement.
Il y a dans cette remarque quelque chose qui tient presque de l’avertissement. Le binôme n’aime pas les dilettantes.
– Vous verrez que je suis souvent en déplacement. Mais quand je suis ici, j’y suis à deux cents pour cent et je n’en attends pas moins de vous. Je ne crois qu’au travail acharné. Ni aux passe-droits, ni à une quelconque forme de privilège.
Sa remarque pose un voile glacial sur l’assistance. L’éviction d’André, la mémoire vivante de la chaîne, son dinosaure, comme il aimait se définir lui-même, l’a prouvé à tous au début de l’été. Ce grand ménage en a heurté certains et le nouveau patron ne peut l’ignorer. D’ailleurs, il prend l’obstacle à bras le corps. Sa voix dégage une énergie et une autorité qui n’échappent à personne.
– Je sais que mes méthodes peuvent choquer ou indisposer. Ce n’est pas le but. Mais je suis un meneur d’équipe. Le collectif passe avant tout. Soit on gagne ensemble, soit on perd ensemble ; vous avez tous entendu cette formule. Pour moi, c’est bien plus que ça. C’est une règle de vie, des valeurs auxquelles je crois. Et un engagement pris avec les actionnaires. Soit on parvient ensemble aux objectifs ambitieux de la direction, soit j’irai voir ailleurs. Et pour être honnête, je n’en ai pas du tout envie. Donc je nous veux tous à deux cents pour cent de nos moyens pour obtenir le meilleur. Du travail, de l’engagement, de la passion. Ce sont mes exigences. J’espère qu’elles vous conviennent. Ça veut dire que parfois, je blesserai vos ego. L’individu ne m’intéresse que pour ce qu’il apporte au groupe. Pas pour sa réputation ou son palmarès passé. Nous en avons tous un ou presque. Pas la peine de sortir son Wall of Fame.
Il faut une pause en se tournant vers son bras droit qui attend, impassible.