Stan…
Bishop…
Je cours, encore et encore, les poumons en feu. Je fuis le bureau de campagne, les frères Bishop et leurs mots… Surtout leurs mots…
Ils ont tué Stan !
Les larmes me brouillent la vue, je cours sur les trottoirs, bouscule les passants. Je traverse les rues n’importe comment, sous les klaxons des voitures, lointains. Mes sanglots sont coincés dans ma gorge, je manque d’air. Mais je veux courir, m’éloigner le plus loin possible.
Leur échapper.
Quand je n’en peux plus, quand je sens mon cœur à deux doigts d’exploser dans ma poitrine, je m’arrête. Je regarde autour de moi pour trouver un refuge. Un café ! Là, au milieu du monde, jamais ils n’oseront venir m’attraper. Je crierai s’il le faut, je hurlerai tout ce que je viens d’apprendre !
Si l’homme derrière son comptoir me regarde, étonné, quand j’entre chez lui comme une furie, je n’y prête pas attention. Mon maquillage a dû couler sur mes joues, je dois être rouge, décoiffée, hagarde. Quelle importance ?
Je trouve une table, vide, m’assois face à la vitre. Je tremble, je m’attends à l’arrivée des frères Bishop. Mais une minute passe, puis une autre… Petit à petit, mon rythme cardiaque s’apaise. Il est bien le seul ! J’essaie de ne pas exploser ici, mais bon sang… C’est si dur.
Ils ont tué Stan…
Il ne s’est donc jamais suicidé ? Il n’a pas voulu nous quitter ?
Les Bishop ont mis fin à ses jours… Mila n’a pas eu de père parce que… parce que quoi au juste ?
Il faut que je rentre avant que la crise de nerfs ne gagne du terrain. Tout se mélange dans ma tête, s’entrechoque. Les souvenirs de ce jour où on m’a annoncé le suicide de Stan, Alan Bishop, si gentil avec moi, comme un père… Mon estomac se retourne. Tout ce temps que j’ai passé avec lui… Le meurtrier de Stan !
Je laisse échapper un sanglot, un cri de détresse… Je cherche mon téléphone dans mes poches… Un flash : dans ma course, j’ai heurté le chambranle de la porte, je l’ai lâché à ce moment-là.
Je suis seule, isolée. Maintenant que je sais toute la vérité, ils vont peut-être m’attendre quelque part ? Mes affaires sont restées au bureau, ma voiture, mes clés, tout… Et s’ils s’en prennent à Mila ? À mes parents ? Je ne peux pas les rejoindre. Pas maintenant, pas dans cet état. Chez Eddy ? Ce serait le mettre en danger lui aussi…
Alex… Aide-moi…
– Est-ce que ça va ?
Quand je relève la tête et que j’aperçois un homme penché vers moi, je me recule sur ma banquette comme un animal terrorisé.
– Tout va bien, je suis l’un de vos gardes du corps. J’ai réussi à vous suivre, mais j’ai fini par vous perdre. Vous avez dû entrer dans ce café au moment où un camion m’a barré la route pour traverser. Belle course !
Le sourire rassurant qu’il m’adresse n’a aucun pouvoir de réconfort.
– Est-ce… est-ce qu’ils m’ont suivie ? lui demandé-je, la voix faible.
– Pas longtemps. Il n’y en a qu’un qui a essayé de vous courir après, mais il a abandonné. Mon collègue est resté sur place avec la voiture pour les surveiller un peu. Vous voulez boire quelque chose ?
– Un whisky… Une tequila… Un truc fort.
– OK.
L’homme se rend au bar pour passer commande. Pas un instant il ne me quitte des yeux. Je le sens aux aguets lui aussi, son regard dérivant sur l’avenue en face de nous. Quand il revient vers moi avec mon shot, je le lui attrape des mains pour le boire cul sec. L’alcool me brûle la gorge, et me réveille. Mes doigts tremblent toujours, mais les larmes ont arrêté de couler. Pour le moment.
– Un autre, lui demandé-je.
– Non, vous êtes en état de choc ; ce n’est pas une bonne idée.
Je l’observe, un instant. Un vrai pro. Carrure imposante, plutôt sportif, regard alerte. Ce qui m’arrive me dévaste. Pour lui, ça ne doit être qu’une gestion de crise de plus, son quotidien.
– J’avais oublié que vous étiez là, relevé-je.
– Ça veut dire que je fais bien mon boulot, sourit-il. Je n’ai pas cherché à vous rattraper tout de suite, je surveillais surtout celui qui vous courait après, pour voir s’il n’allait pas prendre une voiture et continuer de vous chercher. Il a arrêté assez vite, vous avez eu de la chance.
– De la chance… répété-je amère.
– Vous voulez m’expliquer ce qu’il s’est passé ?
J’hésite. Je crains d’imploser. Je veux juste rentrer, quelque part, me mettre à l’abri, voir Mila, et…
Prévenir Alex !
Je me redresse sur mon siège.
– Vous avez un téléphone ? Il faut absolument que j’appelle Alex !
Le garde du corps me tend son appareil après avoir lancé l’appel.
– Allô ?
– Alex ! explosé-je en entendant le son de sa voix. Je sais tout, Alex ! Bishop… Je… J’ai compris… Stan, c’est eux ! Ils l’ont tué, ils l’ont tué !
Je perds pied quand je prononce ces mots. Comme si le dire à voix haute me renvoyait la réalité brutalement. Les souvenirs de Stan, le suicide, les mensonges sur sa mort… La culpabilité…
– Flora, je ne comprends rien, où es-tu, qu’est-ce qu’il y a ?!
– J’ai entendu… Mon Dieu, Alex, mes clés ! Il faut empêcher Abby de rentrer ! Et Mila, protège Mila !
Je ne peux pas prononcer une seule parole cohérente. Le chagrin, les nerfs, tout me dépasse et me submerge. Je ne lutte pas quand mon garde du corps me prend le téléphone des mains pour expliquer rapidement la situation à Alex. La discussion est brève.
– Il veut vous parler, m’apprend mon protecteur en me rendant le téléphone.
– Oui ?
– Ton garde du corps va t’emmener quelque part, Flora. Ne t’inquiète pas pour le reste, je m’en occupe. Tu es en sécurité avec lui. On se retrouve là-bas, d’accord ? Et tu me raconteras tout ce qu’il s’est passé.
– D’accord…
Je raccroche. Je frissonne, je tremble. J’ai des hoquets, des sanglots que je retiens dans ma gorge. Je perds pied, je glisse petit à petit vers la crise de nerfs.
– Mon collègue arrive, m’apprend l’homme chargé de ma sécurité. On file ensuite, OK ?
Je hoche la tête. Quand il me fait signe qu’il faut y aller, je suis incapable de me lever. Il vient à mon aide, me soutient. Le soleil m’éblouit et c’est presque les yeux fermés que je m’installe à l’arrière d’une voiture. Le conducteur m’adresse un rapide sourire dans le rétroviseur. Impossible pour moi de lui répondre. Je me recroqueville sur la banquette, la tête posée, plus que lasse, sur la vitre. Il me tarde de retrouver Alex… Ses bras, sa protection…
Mais pas de lui apprendre comment son frère est mort…
La route me semble durer une éternité. J’entends les deux hommes discuter à l’avant, passer des appels. Je suis comme anesthésiée. Je ne pense plus. Je n’ai que l’image de Stan et de Mila devant les yeux. Et à chaque fois que je pense à la façon dont on lui a enlevé son père, les larmes coulent.
– J’ai une bonne nouvelle, me lance mon garde du corps en se tournant vers moi. Votre fille et votre amie sont déjà arrivées.
– Elles vont bien ? lui demandé-je aussitôt en me redressant.
– Ça va. Votre amie a trouvé une excuse pour expliquer à votre fille pourquoi elle partait avec notre équipe. Mais…
– Mais ? relevé-je, sentant l’angoisse chasser le soulagement.
– Votre fille… Vous devez certainement vouloir la préserver de tout ça. Vu votre état, je vous déconseille de vous montrer pour le moment.
– Oui… C’est vrai… Est-ce qu’on peut s’arrêter quelque part pour que je puisse… arranger ça ?
Le conducteur me fait un signe de tête. Savoir ma fille en sécurité me procure un regain d’énergie. De force aussi. Le garde du corps à raison, je ne veux pas qu’elle me voie aussi dévastée. Elle doit déjà suffisamment s’interroger sur cette escapade imprévue et le lieu inconnu où elle se trouve.
Dans une station-service, je passe de l’eau froide sur mon visage. Mon reflet est effrayant. J’ai les yeux gonflés de larmes, mon regard me fait peur… J’achète de quoi estomper les poches sous mes yeux et masquer mes traits tirés. Le résultat n’est pas impeccable, mais si je souris, Mila n’y verra que du feu.
Ne penser qu’à Mila, à son confort. À la rassurer. Le reste, plus tard. Je dois être forte, pour elle !
Je me mords la lèvre en pensant qu’un jour je devrai lui parler des circonstances de la mort de son père.
Plus tard !
Je me redresse, souffle plusieurs fois. Je ne sais pas où je puise cette force, sans doute dans la colère qui commence à gronder quelque part en moi.
Bishop… Ses mensonges, son hypocrisie à mon égard…
– C’est bon, on peut y aller ! lancé-je à mon garde du corps en sortant des toilettes, d’une voix ferme et déterminée qui me surprend moi-même. Vous avez eu des nouvelles de mes parents ?
– Les équipes n’ont rien signalé mais elles sont en alerte.
Alex a dû les appeler, pour les prévenir de renforcer la sécurité. Quand il saura pourquoi…
Je me souviens encore quand je lui ai parlé du suicide de Stan. Il ne savait rien à son retour de Russie. Maintenant, je vais lui dire que les frères Bishop ont orchestré tout ça.
Bishop… Le meurtre de Joanne Perkins… L’animosité entre eux… Je commence à comprendre… Et des tonnes de questions viennent chasser les anciennes.