Chapitre 1

 

 

Josée referma la porte de son bungalow avec précipitation et appuya son front au battant, pour reprendre son souffle. Ce qu’elle venait de voir dépassait de très loin les limites de ce que son seuil d’émotion pouvait accepter. Son cœur résonnait comme une grosse cloche dans sa poitrine et l’intérieur de son corps trémulait comme si elle avait avalé un vibromasseur. S’éloignant de la porte, elle alla descendre le store de la baie vitrée. Voilà qu’elle ne supportait plus la lumière, maintenant ! Elle s’allongea enfin sur son lit, de peur d’avoir un malaise. Les bras le long du corps, elle sentait ses mains trembloter sur le couvre-lit. « Manquerait plus que j’ai chopé Parkinson, à cause de ce fumier !» s’exclama-t-elle mentalement. Elle bloqua sa respiration à plusieurs reprises pour reprendre un pouls moins tumultueux. Ce qu’elle venait de voir était comme si elle avait ouvert la porte d’une chambre dans laquelle toutes les images affreuses de sa vie passée étaient soigneusement enfermées. La porte ouverte, ces images lui avaient soudain sauté au visage pour l’étouffer. Elle ferma les yeux mais les images lui meurtrissaient les yeux, le cerveau et le cœur. Aussi, elle rouvrit bien vite les paupières pour retrouver les contours familiers de sa vie quotidienne.

Elle repassa sa matinée en revue pour en arriver au choc qu’elle venait de subir.

Ce matin, elle avait fait seule une promenade d’une heure, histoire de se retrouver avec elle-même et de profiter du beau temps. Aux alentours de la résidence seniors des « Grands Chênes », la campagne était magnifique.

La structure des « Grands Chênes » était composée d’un vaste bâtiment central d’un étage, abritant l’administratif, les cuisines, le restaurant, la salle de loisirs et celle de sports. Tout autour de ce centre névralgique, de coquets petits bungalows étaient disséminés harmonieusement au milieu des chênes kermès et reliés par un réseau d’allées pavées, toutes convergeant vers le bâtiment central flanqué d’une belle piscine. L’ensemble de la résidence était clôturé et un portail à code en protégeait l’accès. À sa première visite, Josée ne put s’empêcher d’évoquer son défunt mari : s’il avait été là, taquin comme il l’était, il n’aurait pas manqué de comparer l’endroit à un village gaulois ou à un douar de Kabylie !

Ce matin-là, l’air était doux et transparent. De temps à autre, Josée s’était reposée sur un muret ou sous un arbre. Jamais sa vie n’avait été aussi sereine et apaisée. Vers onze heures, elle avait regagné les « Grands Chênes », où elle avait aménagé depuis une semaine. Finalement, elle avait bien fait de s’y retirer après avoir vendu son appartement, situé au cœur de la vieille ville, et qui lui était devenu insupportable en raison du bruit, de la chaleur étouffante l’été mais, surtout, de cette maudite cage d’escalier biscornue qui lui donnait des angoisses chaque fois qu’elle sortait faire des courses. Elle avait fini par vendre sa « Mini », devenue impossible à garer sous peine de se ruiner en parking. À chaque crise de rhumatisme, elle se promettait d’aller voir l’agence de la rue voisine.

Et un jour, elle le fit.

Trois semaines plus tard, l’agent immobilier lui présenta des acheteurs potentiels. Un couple de parisiens si conformes à l’idée qu’elle se faisait de ces « gens-là » qu’elle en riait sous cape. C’étaient des « Cézanophiles » fervents, des « Luberonnistes » acharnés, assistant à toutes les « Lourmarinades » artistiques, inconditionnels de l’espadrille, amateurs du pèbre d’ail, du couffin de vannerie, des tarraillettes et du bleu lavande dont ils comptaient ripoliner tous les murs de l’appartement. Tous deux approchaient de la retraite et ce pied à terre au cœur du vieil Aix était leur rêve secret depuis la fin des années « babacool », époque que leurs gentilles cervelles n’avaient su dépasser. Ils ne discutèrent pas le prix, très raisonnable d’ailleurs et, moyennant une petite rallonge, demandèrent à garder les meubles, ce qui évitait à Josée un problématique déménagement. Elle put alors chercher une place dans une résidence de séniors dont elle avait vu des publicités. L’obtention de cette place figura d’ailleurs au compromis de la vente comme clause suspensive. Elle avait calculé qu’entre le prix de l’appartement, sa retraite, son magot, peut-être les aides sociales, elle pouvait tenir une bonne dizaine d’années. « D’ici-là, j’aurai cané » se disait-elle avec philosophie. À soixante-seize ans, c’est effectivement une réflexion que toute personne sensée peut se faire.

 

Revenue aux « Grands Chênes », elle était passée dans la salle de réunion où un conteur captivait son auditoire, histoire de faire patienter les résidents en stimulant leur appétit. Elle avait jeté un coup d’œil circulaire à la salle, espérant y retrouver les deux amies qu’elle s’était déjà faites. Soudain, à l’écart, un vieillard en fauteuil avait retenu fugitivement son attention. Il arborait un air narquois, dodelinant de la tête, semblant se foutre de toute l’assistance. Et c’est cette attitude caractéristique qui avait allumé un incendie dans le cerveau de Josée.

Était-ce bien lui, ce fumier, cette bête d’apocalypse, cette erreur de la nature qu’on aurait dû étouffer à la naissance ou laisser tomber du balcon ? Ce fumier qui avait pourri toute sa vie depuis qu’elle avait eu vingt ans ? Josée avait tenté de refuser cette idée insoutenable : vu son régime « Casanis, Gauloise, Ricard » cette saloperie avait dû crever depuis belle lurette et les vers devaient en être encore saouls ! Prise d’une angoisse incontrôlable, elle était retournée comme une folle dans son bungalow.

Vers midi, alors que sa pensée vagabondait dans les méandres de son passé, elle entendit des coups discrets frappés à sa porte.

Josée ? Tu es là ? Ça va ?

Josée reconnut la voix de Lyvia Baumann, une de ses deux nouvelles amies. De nouveau, on frappa à la porte. Il lui fallait répondre pour ne pas semer l’alarme dans toute la résidence. D’un ton dolent, elle répondit depuis son lit :

Euh… Oui, ça va ! Je me repose un peu avant le repas !

Mais le repas, c’est maintenant, Josée ! Tu vas te faire la cuisine ?

Non, j’ai réservé. Bon. Eh bien, vas-y, j’arrive !

Elle se leva à contrecœur et mit de l’ordre dans ses cheveux. Punaise, pas moyen d’être tranquille ! se dit-elle. Mais bien vite, son esprit positif lui souffla de regarder le bon côté des choses : c’était bien gentil de la part de Lyvia de s’occuper d’elle. Aussi, elle essaya de faire bonne figure et descendit vers le restaurant. Un rapide coup d’œil circulaire lui prouva que Bogdan Kravitz, la crevure, n’était nulle part dans la salle. Aussi, elle s’assit de manière à faire face à Lyvia.

Après le repas — salade de tomates, aile de poulet-épinards et yaourt aux fruits —, Germaine, son autre amie, lui proposa de faire une belote avec deux autres résidentes. Josée déclina l’offre, prétextant qu’elle préférait faire une sieste. Dans son dos, Lyvia fit des signes à Germaine, signes qui voulaient dire « elle n’est pas dans son assiette ! ».

Je vous retrouverai peut-être tout à l’heure, leur dit Josée dans un sourire.

En sortant de la salle, elle vérifia à nouveau que le fumier n’était pas présent. Il y avait bien un monsieur en fauteuil, chauve, l’air doux et affable. Assurément, ce n’était pas Kravitz, aucun doute possible.

De retour dans son bungalow, elle entrebâilla légèrement le store et s’allongea sur le dos. Elle avait besoin de réfléchir. Ce repas avait interrompu le cours de ses pensées. Finalement, se dit-elle, il est possible que j’aie projeté l’image du fumier sur l’infirme que j’ai vu après le repas. Je le vois tellement souvent dans mes cauchemars, ce fumier !

J’ai peut-être des visions ?

Et si j’avais fait un AVC en rentrant de ma promenade ? 

Ouh… il faudra que j’en ai le cœur net. J’en parlerai au médecin…

L’habitude de vivre seule avait développé chez elle un certain nombrilisme hypochondriaque.

Et puis, imbécile que je suis, il me suffit de demander à l’accueil si un résident porte le nom de Kravitz !