Le Président des États-Unis
Christine Ockrent
textes présentés par Bruno Perreau
© Éditions Dalloz, 2008
SOMMAIRE
INTRODUCTION
I. – LE PRÉSIDENT EST CONSTITUTIONNELLEMENT SECOND
1. Les dispositions constitutionnelles
2. Le Président préside mais ne gouverne pas : petite histoire de la fonction présidentielle
II. – LE PRÉSIDENT EST POLITIQUEMENT PREMIER
1. La désignation du Président
2. Une domination partisane et médiatique
III. – LE PRÉSIDENT EST INSTITUTIONNELLEMENT DÉPENDANT
1. L’élaboration de la loi et du budget
2. La responsabilité pénale : la procédure d’impeachment
IV. – LE PRÉSIDENT ADMINISTRE
1. Les départements « ministériels »
2. Les services personnels du Président
V. – LE PRÉSIDENT DIRIGE
1. La politique nationale
2. La politique étrangère
BIBLIOGRAPHIE COMMENTÉE
INTRODUCTION
Les États-Unis sont le pays le plus puissant du monde et la plus ancienne des démocraties contemporaines. L’homme – ou la femme – qui le 4 novembre 2008 sera choisi pour l’incarner devra se conformer à des règles particulières, souvent méconnues. Le but de cet ouvrage est d’éclairer, grâce à Bruno Perreau, un système politique remarquablement stable mais plus complexe qu’on ne le croit. Il est aussi de vous entraîner au cœur d’une folle campagne présidentielle digne de ces feuilletons américains dont nous sommes si friands.
En avril 2008, huit mois avant l’élection présidentielle, à mi-parcours d’une interminable campagne, un sondage faisait la une des journaux : 81 % des Américains estimaient que leur pays allait dans la mauvaise direction, 78 % pensaient que la situation avait empiré en cinq ans. Un tel score, familier de ce côté-ci de l’Atlantique où l’opinion respire le pessimisme, est sans précédent aux États-Unis. Comment une nation, convaincue dès l’origine d’avoir été créée et choisie par Dieu pour guider le monde sur le chemin du bonheur, peut-elle à ce point se draper de noir ? Faut-il y voir la condamnation sans appel du bilan des deux mandatures de George W. Bush, le vertige provoqué par une crise financière et économique qui appaugvrit les classes moyennes et ébranle la planète, une prise de conscience brutale de l’affaiblissement politique et moral de la puissance américaine, tout cela à la fois et peut-être plus encore ? La question ne peut être éludée au moment où on s’interroge sur l’identité du prochain Président des États-Unis, sur les raisons qui motiveront ses concitoyens dans leur choix et sur le système politique qui le légitimera.
Le Président, quel que soit son nom, sera le quarante-quatrième chef de l’État depuis George Washington. Il ou elle aura triomphé de la campagne électorale la plus longue, la plus inattendue et la plus coûteuse de l’histoire politique américaine. Engagée dès avant l’été 2007, la compétition aura duré près d’un an et demi, provoquant dans chaque camp les clivages, les règlements de compte et les rebondissements les plus imprévus. Elle aura coûté plus d’un milliard de dollars – un record dans un pays dont l’échelle géographique et le système de financement électoral alimentent la démesure. Elle aura donné lieu à des débats d’une intensité singulière – choc des personnalités plutôt que comparaison des programmes comme il est de règle dans les démocraties hyper-médiatisées, duel jusqu’au sang côté démocrate où le suspense et les tractations auront duré jusqu’à la convention de Denver à la mi-août. La campagne aura révélé une passion politique que l’on croyait réservée à quelques milieux isolés et qui s’est propagée au sein de la jeune génération de façon virale, la multiplication des vecteurs d’information, Internet et les sites communautaires bouleversant les modes de communication traditionnels. Elle aura enfin permis l’émergence et la confrontation de candidats exceptionnels, aux talents et aux parcours si différents qu’ils tordent le cou à la caricature réservée d’habitude aux politiciens américains, fussent-ils appelés à la fonction suprême.
I. – La ferveur démocratique
Participation record aux élections primaires d’un bout du pays à l’autre, mobilisation massive des jeunes dans le camp démocrate, trafic accru des informations et des vidéos de campagne sur Internet : une nouvelle génération d’Américains découvre l’utilité de la politique et la pertinence de leurs institutions.
Quelles que soient ses dérives, la démocratie américaine n’a rien perdu de ses vertus. La première est sa stabilité. Loin de partager nos démangeaisons institutionnelles, les Américains ont à peine modifié leur Constitution au fil de leur histoire. Loué soit Montesquieu ! Respectant l’équilibre prôné par notre philosophe, la trilogie de l’exécutif, du législatif et du judiciaire fonctionne quels que soient les embardées et le talent relatif des équipes en place. Le bipartisme et le calendrier électoral, tel un métronome, imposent la discipline : une élection présidentielle tous les quatre ans, le renouvellement partiel des deux chambres du Congrès tous les deux ans. Seule la Cour Suprême, clef de voûte de l’édifice, évolue à son rythme selon la longévité et la coloration doctrinale de ses membres. Autre atout de cet espace politique à l’échelle d’un continent : son système fédéral, qui assure entre le citoyen et ses élus une proximité qui s’accommode d’une indifférence quasi générale vis-à-vis des jeux politiciens de Washington.
Lassitude démocratique aidant, les commentateurs avaient beaucoup glosé, à l’orée de la campagne 2008, sur l’ennui qu’elle ne manquerait pas de générer. Cynisme des élites, inquiétude des classes moyennes, enlisement en Irak, mauvais cycle économique : tout était bon pour brosser une toile de fond peu appétissante pour les électeurs.
La situation politique paraissait bloquée : face à un parti républicain affaibli et déçu par l’administration sortante, les démocrates semblaient incapables de tirer profit de leur majorité au Congrès pour proposer une politique de rechange. Surtout, l’issue paraissait jouée : côté républicain, Mitt Romney, politicien riche, estimé mais mormon le disputerait à Rudy Giuliani, ancien maire de New York auréolé des cendres du 11 septembre mais divorcé ; côté démocrate, Hillary Clinton l’emporterait haut la main – portée par son énergie, le talent de Bill et l’argent considérable déjà amassé pour sa campagne, elle deviendrait la première femme Président des États-Unis. Certains en frissonnaient de plaisir ou d’horreur, d’autres baillaient à l’idée de voir ainsi une dynastie Clinton alterner avec celle des Bush.
Voilà qu’un homme surgit, un jeune sénateur de l’Illinois qui n’en est qu’à son premier mandat mais qui avait déjà fait forte impression auprès des caciques du parti démocrate : lors de la convention couronnant John Kerry en 2004, il avait prononcé le discours d’ouverture et fait pâlir celui du candidat. Son nom : Barack Obama, 47 ans, avocat, lauréat de l’Université Harvard, métis et mondialisé – né d’une brève union entre un étudiant kenyan et une jeune Américaine du Kansas, il a vécu en Indonésie et à Hawaï avant de conquérir sur la côte Est les galons de « l’establishment » intellectuel et politique. Dans son sillage, on trouve quelques routiers des campagnes démocrates hostiles aux Clinton, et surtout une horde de jeunes gens qui ne cessera de grossir. Ce sont eux qui, dans leur camp, vont bousculer un déroulement qui paraissait écrit et insuffler à la campagne une passion que l’on croyait éteinte. La compétition dans le camp démocrate imprimera désormais son rythme et son intensité à toute la campagne présidentielle, mobilisant les militants mais aussi les non-inscrits au-delà des prévisions, faussant les projections des instituts de sondages, déconcertant les commentateurs politiques les plus chevronnés, marris de constater que leur influence est désormais moindre que celle de « You Tube ».
II. – Des candidats d’exception
On le disait perdu d’avance. À 71 ans, dans le scepticisme général, John Mc Cain, sénateur de l’Arizona, s’est lancé dans la course pour l’investiture du parti républicain – il avait tenté l’aventure une première fois en 2000 pour échouer face à George W. Bush. Il n’a pas d’argent, ou très peu, mais face à une opinion conservatrice obsédée par les questions de sécurité, sa crédibilité est incontestable. Héritier d’une lignée de hauts responsables militaires, héros de la guerre du VietNam, prisonnier des Vietcongs pendant sept ans, torturé, bardé de décorations, il soutient la politique américaine en Irak tout en dénonçant ses méthodes et ses moyens. L’un de ses fils y combat sous l’uniforme des Marines, mais il refuse d’en faire état. Œil vif, cheveux blancs en bataille, le geste raidi par d’anciennes souffrances, le sénateur bat l’estrade et affirme parler vrai.
Pour autant, McCain dérange les conservateurs orthodoxes : il s’est élevé contre la politique fiscale de l’administration, il est plutôt ouvert sur les questions de mœurs et par amitié pour John Kerry, le candidat démocrate de 2004, lui aussi héros du VietNam, il avait même caressé l’idée d’être son vice-Président ! On lui reproche sa « grande gueule » et son tempérament soupe au lait, prompt à s’emporter quand ses arguments ne font pas mouche. Pis, il ne connaît rien à l’économie : « c’est vrai, déclarait-il au début de l’année, mais je lis le livre de Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine ! »
Dans la course républicaine, deux favoris sont au départ : ils seront l’un et l’autre défaits en quelques primaires. L’ancien gouverneur du Massachusetts, Mitt Romney, a fait fortune dans un fonds d’investissement après avoir été envoyé, jeune homme, en France pour évangéliser nos campagnes. Mormon, il ne parviendra pas à vaincre les préventions que suscite son église au sein d’une opinion publique pourtant accoutumée au poids des influences religieuses sur la vie politique. Il dépensera quelque 100 millions de dollars de sa fortune personnelle avant de déclarer forfait. L’autre grand favori, Rudy Giuliani, l’ancien maire de New York, va commettre une erreur stratégique qui lui sera fatale : dédaignant les petits États pour se concentrer sur la Floride, il sera d’emblée distancé par ses concurrents. « Trop new-yorkais, trop catholique, trop scandaleux, trop divorcé ! » s’écriera une militante pour expliquer le désamour du parti républicain à l’égard de ce personnage pittoresque dont la vie privée agitée et les amis encombrants ont terni la réputation sans nuire au compte en banque. Reste alors le plus folklorique des candidats républicains à la Maison Blanche, un ancien pasteur baptiste, autrefois gouverneur de l’Arkansas, qui, sans moyens, va créer la surprise. Mike Huckabee se veut le représentant de l’Amérique profonde et religieuse, celle de la Bible Belt que George W. Bush, flanqué à l’époque de Karl Rove, avait su conquérir à partir du Texas. Guitare et blagues faciles en bandoulière, Huckabee deviendra contre toute attente la star de ces émissions nocturnes où les amuseurs se font les dents sur le milieu politique à la télévision. Il terminera la course en deuxième position, derrière John McCain. Dès le mois de mars 2008, le sénateur de l’Arizona s’assure la nomination républicaine.
Sa mère, 92 ans, l’une de ces beautés du Sud dont l’âge n’a abîmé ni l’allure ni l’esprit, l’avait prédit : « mon fils sera le candidat à la présidence, le parti républicain dût-il se boucher le nez avec une pince à linge ! » L’argent revient dans les coffres. Voyage en Europe pour conforter sa stature internationale et surtout labourage systématique du pays profond : John McCain peut à loisir mener campagne pour tenter d’assurer à un parti résigné à la défaite un troisième mandat. Un républicain succédant à George W. Bush malgré son bilan calamiteux, voilà qui ferait mentir bien des augures et qui pourtant nourrit des pronostics de plus en plus nombreux.
Il faut dire que le parti démocrate risque d’arriver à l’élection du 4 novembre 2008 en lambeaux. Candidat malheureux à la vice-présidence aux côtés de Kerry en 2004, John Edwards, ancien sénateur de Caroline du Nord, riche avocat spécialisé dans les procès collectifs contre les grandes entreprises, a défendu avec talent les thèses de l’aile gauche, mais il a vite abandonné face à la puissance de feu de ses concurrents.
D’une primaire et d’un caucus à l’autre, depuis le début de l’année présidentielle, le duel Clinton-Obama tient l’Amérique et le monde en haleine : affrontement de deux talents, de deux destins, de deux formidables prouesses puisque, pour la première fois dans l’histoire américaine, l’une triompherait malgré son sexe et l’autre malgré sa race.
La sénatrice de l’État de New York a démarré sa campagne très tôt, accumulant des fonds considérables, convaincue de sa légitimité à être ainsi la première femme en posture éligible, et la première épouse d’un ancien Président à revendiquer l’expérience du pouvoir par conjoint interposé. Sa garde rapprochée, des femmes surtout, sa machine de campagne se sont mis en mouvement et elle a très tôt atteint le pinacle de sondages. Trop tôt ? Les médias, irrités d’être tenus à distance, se sont lassés de raconter ses exploits comme si l’issue en paraissait inéluctable. Certes, ils ne font pas l’élection – on l’a vu lors du duel Bush-Kerry de 2004. Mais ils créent un climat d’autant plus pernicieux que, technologie oblige, les acidités des bloggeurs alimentent sous couvert de démocratie directe une culture de la méchanceté. Hillary est vulnérable malgré le travail accompli sur elle-même depuis le temps où elle changeait sans arrêt de coiffure à la consternation des psychothérapeutes. Coupe impeccable, tailleurs-pantalons aux couleurs flatteuses conçus pour amincir la silhouette : à 60 ans, Hillary Rodham, la forte en thème qui depuis ses années féministes aux universités de Wellesley et de Yale méprisait son apparence, a enfin trouvé son style. Elle s’est surtout forgé une légitimité personnelle incontestable, fondée sur un travail acharné au Sénat où la population de l’État de New York l’a élue pour deux mandats consécutifs.
Visant désormais le poste suprême, la sénatrice va se heurter à des obstacles prévisibles qui vont néanmoins amoindrir ses chances. Première difficulté : elle est une femme. Au fil des mois, tantôt Hillary posera en victime d’attaques indûment cruelles – lors de certains débats télévisés, la tactique lui réussit –, tantôt elle traitera ses adversaires avec la condescendance que les initiés réservent aux imposteurs. Résultat : une image froide, manipulatrice, jusqu’aux larmes du New Hampshire qui rallièrent les suffrages sans tout à fait convaincre. L’autre difficulté, c’est encore une fois son mari, Bill Clinton. Quel rôle public réserver au meilleur cerveau politique de sa génération sans qu’il fasse de l’ombre à la candidate ? Quelle part consacrer à l’éloge d’une présidence entachée de mensonges et de tromperie conjugale, même s’ils paraissent véniels au regard de l’Irak ? Sans préjuger de la réponse, Hillary se lance en campagne comme s’il s’agissait de la réélire, et non de la choisir pour mener une nation en guerre qui a perdu confiance.
Plus le calendrier des primaires s’accélère, plus le ton devient agressif. Les Clinton s’en prennent d’abord aux médias – vieille rengaine qui ne tient pas compte du rôle joué par Internet. Ils ont pourtant tenté de se mettre à la page, parodiant le couple vedette des Sopranos dans un sketch vidéo où le bagout de Bill fait merveille. Chelsea, leur fille, 28 ans, analyste chez McKinsey, est mise à contribution, battant l’estrade pour expliquer à quel point sa mère est humaine et aimante, mais en se refusant à toute interview. Plus grave – et plus difficile –, la candidate ne parvient pas à trouver la parade face à « l’Obamania » qui a saisi la jeune génération des militants démocrates et qui conquiert nombre d’électeurs dans des catégories jugées jusque-là acquises.
Doté d’un talent oratoire incontestable, charismatique et visionnaire, le premier Noir à prétendre sérieusement à la nomination du parti démocrate a réussi à renvoyer brutalement Hillary au passé, à ces années 90 dont Bill, imprudemment, n’a cessé de chanter les louanges. La voici reléguée à cet « establishment », à cette élite politicienne incapable de comprendre les aspirations au changement qui travaillent en profondeur l’opinion américaine. « Yes, we can ! Oui, c’est possible ! » hurlent en chœur les partisans d’Obama, des jeunes surtout qui vibrent au thème de l’espoir exalté par leur héros à la manière d’un Robert Kennedy. La comparaison porte si loin que les services de protection entourant le sénateur et sa famille ont été triplés en début d’année. D’un État à l’autre, les femmes, les Noirs, pourtant majoritairement acquis aux Clinton, oscillent en sa faveur, à la différence des Hispaniques qui, dans certains endroits, font la différence en faveur d’Hillary.
Convaincre les Noirs qu’il ne se résume pas à cette élite blanchie sous le poids des diplômes et des revenus, mais aussi convaincre un électorat blanc qu’il n’est pas d’abord et seulement le candidat des Noirs : la tâche paraissait impossible, et le clan Clinton y retrouvait espoir. Certes Obama n’est pas un « Noir Américain » comme peut l’être son épouse Michelle, brillante avocate, née dans un quartier pauvre de Chicago, opportunément intervenue dans la campagne pour rassurer les communautés noires sur son appartenance. Barack est le fruit d’un brassage de races, de religions, de traditions, d’éducations différentes, et ce métissage paraît à ses partisans porteur d’espoir, comme s’il pouvait ainsi réconcilier l’Amérique avec le reste du monde, comme s’il correspondait aux exigences nouvelles de la mondialisation.
« Obama, le candidat noir » : le réduisant à sa couleur de peau, Bill Clinton désigne ainsi avec cynisme le rival de son épouse – lui qu’on surnommait à l’époque le premier Président noir tant sa popularité était grande dans les ghettos. D’incident en provocation, Obama réussit à déjouer le stratagème jusqu’au moment où les sermons incendiaires d’un ami proche, le pasteur Wright, parrain de l’une de ses filles, sont exhumés par l’équipe adverse et font scandale. Déjà, le jeune sénateur avait dû démontrer qu’il n’était pas musulman, et que son patronyme n’avait rien à voir avec celui de Ben Laden. Voilà qu’on découvre que son pasteur dénonce le racisme de l’Amérique blanche, encourageant ses ouailles à la vengeance et à la violence. En guise de riposte, Barack Obama prononcera alors, en mars 2008, un discours sur la question raciale que les commentateurs, unanimes, décriront comme l’un des plus beaux de l’histoire politique américaine. Décrivant sans complaisances les racines racistes de l’Union, les contradictions de sa propre famille et son évolution personnelle, le candidat s’écriera : « Il n’y a pas une Amérique noire et une Amérique blanche, il y a les États-Unis d’Amérique ! ».
Un discours ne fait pas l’élection. Il ne masque pas non plus le flou d’un programme qui tarde à se préciser. Obama n’a pas de propositions, pas de convictions, pas d’expérience du pouvoir : l’équipe Clinton martèle ces arguments jusqu’à en perdre la voix et commettre quelques faux-pas. Bill d’abord : après avoir beaucoup parlé de lui dans les meetings au point d’éclipser la candidate elle-même, l’ancien Président a plusieurs fois dérapé, insultant tantôt les journalistes, tantôt les collaborateurs de son épouse rendus responsables de ses difficultés. La directrice de campagne est congédiée, d’autres conseillers prennent du champ. En avril, c’est au tour de Mark Penn de démissionner : stratège en chef de la campagne, artisan du harcèlement déployé sans succès contre Obama, celui qui douze ans plus tôt avait recalé Bill Clinton au centre de l’échiquier politique est resté le patron d’une grande entreprise de relations publiques ; les conflits d’intérêt sont devenus ingérables. Le trésor de guerre d’Hillary s’assèche, au point qu’elle doit y verser 5 millions de dollars pris sur l’avance perçue sur son prochain livre. La situation financière est d’autant plus préoccupante que son rival, lui, continue d’engranger : après avoir collecté grâce à Internet des myriades de petites contributions, Obama peut à loisir collecter des dons plus importants.
« Vous en aurez deux pour le prix d’un ! » avait lancé en 1992 un jeune gouverneur de l’Arkansas vantant les mérites de son épouse pour mieux conquérir la présidence. À l’époque, l’argument avait fait mouche. Aujourd’hui, il se retourne, comme si une sorte de « Clinton fatigue » avait saisi l’opinion. Les Américains ont-ils vraiment envie de voir le couple Clinton de retour à la Maison Blanche ?
Tout à son ardeur à faire valoir ses mérites, Hillary s’appuie sur l’expérience acquise au cours des huit années qu’elle y a passées. « Certes, à préparer le thé et à inaugurer les ambassades ! » rétorquent avec mauvaise foi ses adversaires. « C’est comme si Yoko Ono prétendait qu’elle était les Beatles ! » ricane un conseiller d’Obama. Hillary ne manque pas d’arguments, et elle sait les faire valoir. En matière de santé publique – un chantier auquel elle s’était attelée, sans succès, lors du premier mandat de son mari –, sur les questions économiques, sur l’éducation, cette travailleuse acharnée, dévoreuse de dossiers, reste incollable. Si elle n’a pas l’aisance de Bill et son goût du contact avec la foule, elle a fait des progrès et se prête, de plus ou moins bonne grâce, aux grimaces et simagrées de circonstance. Parfois, elle en fait trop : elle affirme ainsi, dans la fièvre d’un meeting, avoir bravé le feu des snipers en atterrissant en Bosnie en pleine guerre des Balkans. CBS News rediffuse aussitôt le reportage de ce voyage où on la voit, accompagnée de sa fille, recevoir des fleurs et serrer des mains en toute quiétude sur le tarmac. Cruels, des vidéastes entrecoupent la même séquence d’images de guerre pour mieux ridiculiser les affirmations de la candidate.
La campagne est longue, Hillary serre des dents mais ne jette pas le gant. « Je suis comme Rocky, je n’abandonne jamais ! » lance-t-elle à ses supporters qui commencent à trouver le combat douloureux. En coulisses, les « super-délégués » – les personnalités du parti démocrate dont les voix pèsent double au moment de la convention de Denver – s’interrogent et complotent. Comment aller contre les suffrages du peuple si ceux-ci avantagent un candidat sans se prononcer de façon décisive ? Comment négocier un ralliement à tel ou tel sans s’attirer la rancune et la vengeance de l’autre ? Bill Richardson, le truculent gouverneur du Nouveau-Mexique, membre influent de la communauté hispanique, s’est prononcé pour Obama après avoir été longtemps un affidé des Clinton. Al Gore, l’ancien vice-Président auréolé de son prix Nobel de la Paix, fait monter les enchères. Serait-il tenté de jouer au sauveur ? Les supputations vont bon train. Peut-il y avoir un ticket négocié entre Hillary Clinton et Barack Obama quel que soit leur rapport de force ? Qui aurait la stature suffisante pour épauler le gagnant et ressouder les rangs du parti ?