Charles de Gaulle (1890-1970) est entré dans l’histoire par effraction avec son appel du 18 juin 1940 à Londres, consécutif à la défaite de l’armée française face à Hitler. Simple général de brigade à titre temporaire, il a dénoncé la capitulation et la collaboration avec l’envahisseur, avalisées par le maréchal Pétain, héros de la Première Guerre mondiale, chef de l’État du régime de Vichy qui abolit la IIIe République. Dès lors, en animant la résistance (à l’intérieur du pays et dans l’outre-mer), de Gaulle incarna dans une solitude hautaine la légitimité d’Antigone face à la légalité de Créon.
Après la libération de la France, pays allié des vainqueurs grâce à son combat, il rétablit la République et ouvrit en tant que chef du gouvernement provisoire une ère politique nouvelle, empreinte d’un idéal forgé dans la lutte contre le nazisme et marqué par des lois sociales importantes (allocations familiales, droit de vote des femmes, etc.).
Mais des institutions dont il réprouvait le primat accordé au législatif furent adoptées et il se retira à Colombey (1946), où il écrivit ses Mémoires de guerre au début des années cinquante. Le chef déjà mythifié de la France libre s’avéra un écrivain dans la lignée de Chateaubriand, à la fois mélancolique et visionnaire. La France qu’il avait chimérisée en la servant, relevait de la chanson de geste. Celle de la IVe République (1946-1958), enlisée dans ses guerres coloniales (Indochine, puis Algérie) et rendue impotente par une instabilité chronique, n’avait rien d’épique. D’où sa morosité durant sa « traversée du désert ».
Menacé d’un coup d’état militaire, le régime consentit à son retour au pouvoir, en 1958 : il fonda la Ve République, la dota d’institutions garantissant l’autorité de l’exécutif, solda l’aventure coloniale, non sans drame avec l’Algérie, mais pacifiquement avec les anciennes possessions africaines. Puis il entreprit de moderniser le pays et d’assurer son indépendance, y compris vis-à-vis des alliés américains.
Élu président au suffrage universel en 1965, après l’avoir été dès 1959 par un collège élargi, il gouverna jusqu’en 1969. Désavoué alors par un référendum qui visait à redistribuer les pouvoirs entre l’État et les régions et à modifier la composition du Sénat, ce qui indisposa les notables, il se retira à nouveau à Colombey.
Il mourut l’année suivante, le 9 novembre 1970, et le peuple français, transi d’émotion, le hissa d’emblée dans le ciel de ses héros de légende auprès de Roland, de Bayard, de Jeanne d’Arc, des soldats de l’an II, de Bonaparte au pont d’Arcole et des poilus de Verdun. Car le mythe gaullien, insoluble dans les familles partisanes, reflète l’ambiguïté d’un soldat lourd de nostalgie mais néanmoins futuriste, homme de tradition et de haute mémoire mais révolutionnaire à bien des égards. Son opiniâtreté face à Churchill et Roosevelt, son allergie au matérialisme régenté par les forces de l’argent ou celles de la dictature communiste, son romantisme de la grandeur de la France, son pragmatisme découragent les politologues.
Pas de droite, ni de gauche, encore moins du centre et surtout pas ultra : de Gaulle est inclassable. Il a soutenu Kennedy dans l’affaire des fusées soviétiques à Cuba tout en normalisant les relations avec l’URSS, en reconnaissant la Chine de Mao, en sortant la France du commandement intégré de l’OTAN, en dénonçant à Phnom-Penh la guerre des Américains au Vietnam. Adepte d’une planification dirigiste, il a ouvert l’économie française aux vents du large, accepté le marché commun, métamorphosé notre agriculture (Safer, prêts bonifiés, etc.), initié un vaste programme autoroutier et une politique de l’espace, après avoir équipé l’armée d’une force de dissuasion nucléaire.
L’indépendance fut son obsession ; la participation des salariés aux responsabilités et aux bénéfices de l’entreprise, son sésame pour surmonter la lutte des classes. Ses audaces déconcertaient le patronat, les syndicats, la classe politique et les corps intermédiaires ; c’est pourquoi il sollicitait la légitimité populaire en usant du référendum.
Après mai 1968, l’histoire ne ressemblait plus à celle qu’il avait étreinte en l’idéalisant : revenu à Colombey (1969), il débuta ses Mémoires d’espoir. Comme il avait institué (en 1962) l’élection du président de la République au suffrage universel, avec deux candidats au second tour, la vie politique se bipolarisa et le « gaullisme » de ses héritiers, au fil du temps, tendit à s’identifier à une droite opposée à la gauche.
Mais les pèlerins de Colombey ne viennent pas s’incliner sur la tombe d’un homme politique ; ce qui les étreint sur cette crête battue par les vents, c’est l’âme immémoriale de la France : une légende hugolienne scénarisée par un fantôme coiffé d’un képi à deux étoiles. L’historial créé aux Invalides confirme son accession au statut de héros national : il est et restera l’homme ombrageux qui osa dire non à la fatalité de la soumission.
D. Tillinac