I. – Les vertus de l’euro
Deux grandes motivations, nous l’avons vu, sont à l’origine de la création de la monnaie unique. La première est politique : la monnaie unique devait avoir pour vertu de conduire à la fondation d’un État fédéral européen. La seconde est économique : la monnaie unique devait avoir pour vertu de faire disparaître l’instabilité des changes entre les monnaies européennes. Elle devait aussi avoir pour vertu de créer un vaste marché unifié des capitaux permettant une baisse des coûts de financement de l’économie européenne.
En admettant que la fondation d’un État fédéral européen soit souhaitable, force est de reconnaître que quinze ans après que la monnaie unique ait été créée, le projet fédéral européen n’a pas avancé d’un pouce.
Sans vouloir analyser davantage les raisons de cet échec, il apparaît assez clairement que les différents États européens ne souhaitent pas se fondre dans un État fédéral européen. La crise des dettes souveraines, examinée plus loin (cf. infra, Chapitre 4, p. 99) a montré en effet les limites de la solidarité européenne qui serait pourtant le fondement essentiel d’un État fédéral européen.
Certes, les partisans d’un État fédéral européen souhaitent exploiter la crise des dettes souveraines pour opérer une mutualisation des dettes de tous les États européens, qui conduirait à l’établissement d’un vaste budget européen aboutissant lui-même à la création d’un État fédéral européen.
Mais si les gouvernements des États fortement endettés, au premier rang desquels on rencontre le gouvernement italien de Mario Monti, seraient prêts à renoncer à leur souveraineté au profit d’un État fédéral européen pourvu que cet État les décharge du poids de leur dette, en revanche les gouvernements des États dont la situation financière est satisfaisante, au premier rang desquels se trouve le gouvernement allemand d’Angela Merkel, se sont jusqu’à présent refusés à pratiquer cette mutualisation des dettes.
On ne peut évidemment pas exclure qu’un jour un gouvernement allemand accepte cette mutualisation. Mais dans ce cas, on devrait tout de même reconnaître que le fédéralisme auquel conduirait cette mutualisation ne se ferait pas comme le souhaitaient à l’origine ceux qui voyaient l’euro comme l’instrument de création d’un État fédéral européen. Dans leur conception en effet, l’euro aurait dû conduire à l’établissement de « solidarités nouvelles » pour reprendre les mots de Robert Schuman de sorte que c’est de la volonté commune des peuples et des États européens que serait né cet État fédéral européen.
Si finalement le gouvernement allemand devait accepter cette mutualisation, ce n’est pas par un sentiment de solidarité qu’il éprouverait à l’égard des États endettés de la zone euro. C’est bien plutôt sous la contrainte qu’il accepterait cette mutualisation, dans le souci d’éviter que la faillite de ces États n’ait des conséquences catastrophiques sur son économie. Dans ce cas, l’État fédéral européen ressemblerait plus à un mariage forcé qu’à une union harmonieuse. Ce qui amènerait à douter de sa pérennité.
L’euro n’a donc pas réussi à faire avancer l’Europe sur la voie du fédéralisme et s’il venait un jour à le faire par le biais de mutualisation des dettes, ce serait malheureusement dans de mauvaises conditions.
À côté de cet objectif politique, l’euro devait atteindre plusieurs objectifs économiques : il devait d’abord mettre fin à l’instabilité des changes. Il devait ensuite aboutir à créer un vaste marché des capitaux permettant d’abaisser les coûts de financement des pays de la zone euro.
La disparition de l’instabilité des changes devait elle-même, en éliminant le risque de change dans les transactions internationales, développer les échanges entre les pays européens et favoriser ainsi la croissance de la zone euro.
Il est clair que l’euro a mis fin à l’instabilité des taux de change entre les monnaies des pays de la zone euro puisqu’il a supprimé ces taux de change. La suppression de cette instabilité a donc été radicale. Et il est incontestable que cette suppression présente de nombreux avantages : elle facilite le calcul économique, elle supprime les coûts de couverture contre les variations de taux de change ainsi que les frais dus au change des monnaies.
Une autre vertu était accordée à l’euro : il devait abaisser les coûts de financement des économies européennes en permettant la constitution d’un vaste marché des capitaux à la fois profond et liquide au sein de la zone euro par la « désegmentation » des différents marchés de capitaux nationaux.
Il est certain que ce schéma a fonctionné pendant quelques années
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Pendant longtemps en effet les investisseurs ont cru à la fiction que l’euro était irréversible et que si jamais un État de la zone euro venait à connaître des difficultés budgétaires faisant douter de sa solvabilité, les autres États manifesteraient à son égard une solidarité totale. Le défaut d’un État de la zone euro était donc inenvisageable. Dans ces conditions, il n’y avait pas lieu de distinguer la dette de la Grèce de celle de l’Allemagne.
Les investisseurs pouvaient au contraire profiter des taux d’intérêt légèrement plus élevés offerts par la Grèce tout en bénéficiant d’une sécurité aussi grande sur la dette grecque que sur la dette allemande. De son côté, la Grèce, comme d’autre pays, l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou l’Irlande, pouvaient bénéficier, grâce à cette fiction, de taux d’intérêt beaucoup plus faibles que ceux qu’ils auraient dû payer s’ils avaient gardé leur monnaie.
Le système de l’euro semblait ainsi n’avoir que des avantages et pour les investisseurs qui profitaient sans risque des faibles différences de taux d’intérêt entre les États de la zone euro, et pour les pays qui s’endettaient à des coûts très inférieurs à ceux qui correspondaient à leur véritable situation budgétaire.
La crise a fait voler en éclats cette fiction et ces certitudes.
Au lieu d’un vaste marché « désegementé », nous assistons au contraire à une « resegmentation » du marché des capitaux avec des différences de taux d’intérêt (spreads) considérables entre les pays de la zone euro.
La manière très critiquable dont les responsables européens ont géré la crise grecque, et plus généralement la crise des dettes souveraines (cf. infra, p. 130) explique que deux risques nouveaux soient apparus qui n’existaient pas auparavant et qui sont à l’origine de ces différences de taux d’intérêt : d’abord le risque de défaut, c’est-à-dire le risque qu’un État ne puisse pas rembourser sa dette et fasse par conséquent défaut sur une partie de sa dette. En effet, lorsque la crise de la dette éclata, les États européens assurèrent les investisseurs qu’ils viendraient en aide à la Grèce et ne la laisseraient pas faire défaut. Effectivement, ils accordèrent à la Grèce un ensemble de prêts bilatéraux et créèrent un Fonds destiné à venir en aide aux pays de la zone qui rencontreraient des difficultés (cf. infra, p. 110). Mais par la suite, ils décidèrent de laisser la Grèce faire défaut sur sa dette et obligèrent les investisseurs privés à abandonner plus de la moitié de la valeur des créances qu’ils détenaient sur l’État grec (cf. infra, p. 119). Cette décision devait évidemment amener les investisseurs à redouter que d’autres États de zone euro puissent aussi faire défaut sur leur dette et fit naître par conséquent un risque de défaut sur les dettes souveraines de tous les États de la zone euro dont la situation budgétaire est fragile.
Ensuite, le second risque apparu est le risque de convertibilité, c’est-à-dire le risque qu’un État sorte de la zone euro et convertisse sa dette libellée en euros dans sa monnaie nationale qui serait dévaluée par rapport à l’euro. À cet égard, les nombreuses déclarations faites, imprudemment ou intentionnellement, par différents responsables politiques de la zone euro évoquant une sortie possible de la Grèce hors de la zone euro n’ont pu qu’attiser les craintes que cet État, et après lui sans doute d’autres États, ne sortent de la zone euro.
De cette analyse des vertus de l’euro, on peut conclure que la monnaie unique n’a pas favorisé la naissance d’un État fédéral européen, comme le souhaitaient ses promoteurs, et qu’elle n’a pas non plus abouti à créer un vaste marché unifié des capitaux.
En définitive, la seule vertu de l’euro, indéniable, est d’avoir fait disparaître l’instabilité des changes entre les monnaies des pays européens. La disparition de cette instabilité est évidemment précieuse puisqu’elle présente de nombreux avantages (commodité de la suppression des opérations de change, réduction de l’incertitude, suppression des coûts de couverture des changes et des frais de change).
Mais si l’euro possède une vertu indéniable, il présente aussi malheureusement des vices fondamentaux. Alors que tout le monde comprend quelle est la vertu de l’euro – le voyageur qui franchit la frontière séparant deux pays de la zone euro la comprend immédiatement –, les vices de l’euro, eux, sont plus cachés et leurs effets ne s’appréhendent pas simplement. « Der Teufel steckt im Detail » (« Le diable se cache dans les détails »), comme nous en avertit le proverbe allemand.