La charia
Nathalie Bernard-Maugiron et Jean-Philippe Bras
Dalloz
© Éditions Dalloz, 2015
SOMMAIRE

III. Des usages contemporains de la charia

2. La charia dans les printemps arabes

Repères chronologiques
570 : naissance de Mohammed
612 : première révélation faite à Mohammed
622 : hégire (migration de Mohammed de La Mecque à Médine)
632 : décès de Mohammed
632-661 : les quatre premiers califes – compilation du Coran sous le calife Othman (mort en 656)
661 : division sunnisme/chiisme
VII-IXe siècle : période de formation du droit islamique
661-750 : Omeyyades (à Damas)
720 : début de la compilation de la Sunna, sous le calife Omar
750-1258 : Abbassides (à Bagdad)
767 : décès de Abu Hanifa, fondateur de l'école hanafite
795 : décès de Malik, fondateur de l'école malihite
VIIIe siècle : rédaction des recueils de hadiths de al-Bukkari et Moslem
820 : décès de Chafii, fondateur de l'école chafiite
855 : décès de Ibn Hanbal, fondateur de l'école hanafite
IXe siècle : compilations de hadith par al-Bukhari et Moslem
874 : disparition du 12eimam chiite
923 : début de la fermeture des portes de l’ijtihad
1250-1517 : Mamelouks (Le Caire)
1389-1922 : empire ottoman
XIVe siècle : développement de la siyasa chariyya
1787 : décès de Ibn al-Wahhab, fondateur du mouvement wahhabite
1861 : promulgation de la constitution tunisienne
1875 : codification du droit hanafite de la famille en Égypte par Qadri Pasha
1876 : promulgation de la constitution ottomane
1877 : promulgation du code civil ottoman (Mejelle)
XIXe siècle : mouvement réformiste
1917 : code ottoman de la famille
1920-1929 : codification du droit de la famille en Égypte
1924 : disparition du califat ottoman
1926 : promulgation du code civil turc
1928 : création de la confrérie des Frères musulmans
1948 : promulgation du code civil égyptien
1953 : promulgation du code de la famille syrien
1956 : promulgation du code tunisien du statut personnel
1972-1974 : réislamisation du droit pénal en Libye
1979 : révolution islamique en Iran, réislamisation du droit
2004 : promulgation d’un nouveau code de la famille au Maroc
2005 : promulgation d’un nouveau code de la famille en Algérie
2005 : promulgation d’un code de la famille par les Émirats arabes unis
2006 : promulgation d’un code de la famille par le Qatar
2009 : promulgation d’un code de la famille par le Bahreïn
2011 : chute des présidents Ben Ali (Tunisie) et Moubarak (Égypte). Adoption d’une nouvelle constitution au Maroc
2012 : adoption d'une nouvelle constitution en Égypte
2013 : suspension de la constitution égyptienne de 2012
2014 : adoption d’une nouvelle constitution en Tunisie et en Égypte
Glossaire
ahkam al-charia : règles de la charia
ahl al-hall wa-l-aqd : ceux qui lient et qui délient (représentants de la communauté)
ahwal shalihsiyya : statut personnel
amal : recueil de pratiques judiciaires locales
amir (pl. umara’) : émir
ayat : verset coranique
cadi : juge
chafiisme : une des quatre écoles juridiques sunnites, fondée par Chafii
charia : loi islamique
choura : consultation
diya : prix du sang, talion
dhimmi : protégé
fatwa : avis juridique
faqih (pl. fuqaha) : spécialiste du fiqh, savant religieux musulman, juristes
fiqh : doctrine islamique / science du droit islamique
fuqaha (sing. faqih)
habou : fondation pieuse
hadith : faits et dires du Prophète
halal : licite
hanafite : une des quatre écoles juridiques sunnites, fondée par Abu Hanifa
hanbalite : une des quatre écoles juridiques sunnites, fondée par Ibn Hanbal
haraba : vol à main armée
haram : interdit
hijra : hégire, migration du Prophète à Médine
hudud (sing. hadd) : littéralement « limites ». Crimes punis de châtiments corporels
hukm : règle de la charia, jugement
huquq Allah : droits de Dieu
huquq al-adamiyyin : droits des fils d’Adam
ibadat : prescriptions religieuses
ilm : science du Coran et de la Sunna
ijma : consensus
imam : qui conduit la prière, qualité du calife
ijtihad : effort d’interprétation personnelle
islah : réforme
isnad : chaîne de transmission des hadith du Prophète
istihsan : préférence juridique, forme de raisonnement doctrinal
istishab : privilégier la continuité des situations juridiques
istislah : prise en compte de l’intérêt général
jihad : guerre sainte
la dara wa la dirar : il n’y a pas de mal ni de réciprocité du mal
mabadi : principes
madhhab (madhahib) : école juridique
malikisme : une des quatre écoles juridiques sunnites, fondée par Malik
maqasid al-charia : buts de la charia
maslaha : intérêt, intérêt général
Mejelle (code civil ottoman, 1877)
mu’amalat : transactions
mufti : spécialiste autorisé à donner des fatwas
mujtahid : auteur d'un raisonnement interprétatif
mut’a : compensation financière versée à l’épouse répudiée
mutalizisme : doctrine prônant une approche rationaliste des textes sacrés
nahda : renaissance
nizam : règlement
oulémas : savants, spécialistes du ‘ilm, docteurs de la loi
qanun : loi, code, droit positif
qat’i : certain
qisas : infractions donnant lieu à une peine équivalente au préjudice subi, loi du talion
qiyas : raisonnement par analogie
ra’y : opinion personnelle
rachidun : se dit des premiers califes « bien éclairés »
sahih : recueil authentique de hadith
siyasa chariyya : activité politique légitime
Sunna : tradition prophétique, faits et gestes du Prophète
tajdid : renouveau
takfir : accusation d'apostasie
takhayyur : choix de règles au sein des différentes écoles sunnites
talfiq : combinaison de règles appartenant aux quatre écoles sunnites
tanzimat : réorganisations (réformes ottomanes)
taqlid : imitation
ta’zir : correction (infractions les moins graves en droit pénal islamique)
ula al-mar : détenteurs de l'autorité
umma : communauté musulmane
urf : coutume
usul al-fiqh : science de la connaissance des fondements du droit islamique
zahir : interprétation littéraliste
zanni : probable
zina : relations sexuelles hors mariage
Si la charia était une notion à peu près inconnue du grand public européen jusqu’à ces dernières décennies, elle est aujourd’hui en quelque sorte tombée dans le domaine public, objet d’usages multiples par des acteurs aux statuts très divers, dans des arènes différenciées. Journalistes, intellectuels, experts, stratèges, combattants du jihad, défenseurs de la laïcité, porte-parole des communautés, autorités religieuses... nous livrent pêle-mêle leur vision, leur représentation de la charia sur les modes péremptoires de l’imposition ou de la dénonciation, déclaratif ou attributif de l’identité (musulmane), analytique de l’étude ou de l’expertise. La charia est devenue un mot-clé des controverses publiques qui fleurissent sur l’islam en Europe, où des populations s’identifiant comme musulmanes revendiquent des espaces d’autonomie de pratiques sociales, économiques, religieuses, et juridiques sous le sceau de la conformité à la charia. Et, dans un contexte international marqué – à travers des événements clés comme la révolution iranienne de 1979, les attentats du 11 septembre 2001, les interventions militaires américaines ou occidentales sur des terrains arabes et musulmans, et plus récemment les secousses des printemps arabes – par une bipolarisation entre un monde « occidental » et un monde « musulman », venant se substituer partiellement à celle de la guerre froide, la charia figure en bonne place au côté du jihad dans l’arsenal du « choc » ou de la « guerre des civilisations ».
Avant d’être charia, le droit islamique est fiqh, résultat du patient travail des fuqaha (pluriel de faqih). Le vocable désigne les spécialistes du fiqh, cette science du droit islamique qui est « l’intelligence entendement, explication, et interprétation de la Sharî’a, Loi révélée ». Le fiqh fournit au mufti, qui délivre des avis ou opinions juridiques (fatwa) et au cadi (le juge) des instruments, outils et méthodes qui leur permettront de rendre une justice identifiable comme islamique.
Si la charia ne s’impose pas d’emblée comme l’équivalent du droit islamique, c’est en raison des caractéristiques (complexes) et du processus de stabilisation (lent) des textes qui vont constituer son socle (Coran et hadith) (1). Les incertitudes initiales qui pèsent sur le corpus de référence vont contribuer à l’ordonnancement du droit islamique sur un mode pluraliste, à travers la formation d’écoles juridiques (2). La référence à la charia en tant que principe unificateur du droit islamique n’apparaît que bien plus tard, principalement à partir du XIe siècle (3). Et il faudra attendre le XIXe siècle et l’émergence du réformisme musulman pour que la charia supplante définitivement le fiqh dans le processus d’élaboration du droit islamique (4)
Le texte coranique est le fruit de la révélation divine transmise au prophète Muhammad (m. 632), intervenue d’abord à La Mecque où il naît et vit jusqu’en 622, puis à Médine, destination de sa hijra. La lecture du Coran ne prédispose pas à conférer d’emblée à la charia le statut de source principale sinon exclusive du droit islamique, qu’elle acquiert de manière relativement tardive et dans des statuts différenciés.
Occurrences du mot « charia » dans le Coran
Les occurrences du mot charia sont très peu nombreuses dans le Coran : au nombre de trois seulement. D’où le paradoxe relevé par Éric Chaumont, d’un déploiement référentiel massif et ultérieur d’une notion dont la place dans le Coran est « d’importance inversement proportionnelle ».
De plus, ces rares usages du terme charia renvoient à une signification très générale, à une notion sans portée juridique particulière, indiquant la « voie » à suivre.
Elle se présente sous la forme verbale shara’a dans la sourate XLII (La délibération) verset 13 :
« Il vous a tracé, à l’égard du culte, ce qu’il a commandé à Noé, et ce que Nous t’avons révélé, ainsi que ce que Nous avons commandé à Abraham, à Moïse et à Jésus ».
On la retrouve sous des formes substantives équivalentes : shir’a dans la sourate V (La table servie), verset 48 :
« Nous avons fait descendre vers toi l’Écriture [chargée] de Vérité... À tous, Nous avons donné une règle et une voie » ;
et sharî’a dans la sourate XLV (Celle qui est age-nouillée) :
« Ensuite, Nous t’avons placé sur une voie [procédant] de l’Ordre. Suis-la donc et ne suis point les doctrines pernicieuses de ceux qui ne savent pas ».