Les droits des enfants
Ségolène Royal
© Éditions Dalloz, 2007
SOMMAIRE
INTRODUCTION

Te protéger du monde et t’en donner l’accès

I. - LA LENTE GESTATION DES DROITS DE L’ENFANT

Au temps où l’enfance n’était pas l’enfance

Un nouveau sentiment de l’enfance

Avec la Révolution, l’enfant « bien national »

Code Napoléon : le retour de la puissance paternelle

Le droit à l’éducation contre le travail des enfants

Une brèche dans la toute-puissance paternelle

Le tournant du siècle

L’impératif populationniste et les Chambres natalistes

Libération : les droits des mineurs

II. - LES DROITS DE L’ENFANT EN DÉBAT

Les initiateurs

Eglantyne Jebb

Janusz Korczak

L’enfant a droit au respect

Éducateur à en mourir

La Convention internationale des droits de l’enfant

Quels droits de l’enfant?

Zélateurs et prédateurs...

III. - LES MUTATIONS DE LA FAMILLE ET LES DROITS DE L’ENFANT

Une révolution à bas bruit

Le recentrage sur la filiation

La famille : contrat ou institution?

Questions inédites à propos de la filiation : biologie ou biographie?

L’autorité parentale

CONCLUSION

Ce qu’une génération doit à l’autre, c’est la limite

Textes
De l’Ancien Régime à la Révolution (Bref rappel)
I. – De la correction à la liberté surveillée (1804-1924)
II. – De la protection à l’intérêt supérieur de l’enfant (1924-1989)
III. – L’enfant sujet de droits (1989 - 2006)
INTRODUCTION
Il fut un temps où l’enfance n’était pas l’enfance. Puis un temps où l’on s’avisa que l’enfant n’était pas un adulte miniature. Longtemps, le père eut tous les droits. Quand l’État s’en mêla, l’enfant fut d’abord objet de protection. Peu à peu, il devint aussi sujet de droits. Il est donc aujourd’hui sujet de protection. À l’échelle de l’histoire, l’idée est assez neuve. Et plus neuve encore l’affirmation que ces droits valent à égalité pour les garçons et pour les filles.
Bien sûr, l’histoire réelle est moins linéaire que ce raccourci. Des conceptions diverses se juxtaposent aux mêmes époques. Des reculs suivent parfois les avancées. Les motivations sont souvent complexes. Et les chemins plus tortueux qu’une marche triomphale vers toujours plus d’attention aux enfants pour ce qu’ils sont : tous personnes en devenir, chacun avec sa singularité.
Préparés par des évolutions à bas bruit, quelques moments fondateurs ont scandé les progrès de la condition enfantine : la Révolution française, les lois scolaires de Jules Ferry, la Libération et la justice des mineurs. Plus près de nous, l’onde de choc des métamorphoses de la famille n’a pas fini de poser des questions inédites, de pousser à revisiter et parfois refonder ce qu’il en est du droit à l’enfance et des droits des enfants.
L’enfance, cet âge à part, n’est pas un monde à part. Sous la généralité de la catégorie juridique, la réalité des inégalités sociales divise ce que le droit unit. C’est pourquoi, s’il importe d’instituer chacun à sa juste place et d’énoncer le devoir de protection dû à tous ceux que les Grecs appelaient « nouveaux venus », il faut aussi que des politiques concrètes permettent à tous les enfants de France de trouver dans leur famille, à l’école et dans la cité les sécurités et les apports éducatifs dont ils ont besoin pour bien grandir. Telle est la commune responsabilité et le devoir d’hospitalité de « ceux d’avant » à l’égard de « ceux d’après ».
Du « sentiment de l’enfance » qui émerge aux droits de l’enfant consacrés au XXe siècle mais encore mal assurés au XXIe, notre sensibilité s’est aiguisée, l’action publique s’est déployée, notre droit s’est enrichi. Mais certains progrès sont ambivalents et les risques de régression toujours actuels. Il reste surtout beaucoup à faire, beaucoup à imaginer, pour mieux accueillir et mieux accompagner, dans le temps qui est le nôtre, cet enfant paradoxal qui offre à ses parents une part d’éternité en même temps qu’il leur signifie leur finitude.
Les textes juridiques cités dans ce recueil racontent cette histoire, notre histoire. Ils disent combien le regard que nous portons sur l’enfance a évolué. Ils montrent la cristallisation, au fil du temps et de bien des combats, d’un ensemble de droits et de devoirs qui ont acquis force de loi. La question familiale y est, de nos jours, centrale. Et, avec elle, celle de l’autorité parentale et de sa fonction instituante, de la filiation et de sa sécurisation.
Nul, dit-on, n’est censé ignorer la loi... Mais qui, hormis ceux qui en font profession, connaît suffisamment le droit pour qu’il soit, comme disent les juristes, « de plein droit »? Ce petit livre citoyen est bienvenu car il met de précieux repères à la portée de tous ceux qui s’intéressent à l’enfance et à ses droits. Le sujet, loin d’être subalterne, touche à l’essentiel car, comme l’a magnifiquement écrit Hannah Arendt, il s’agit de décider « si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf ».
De tous les termes latins qu’on utilisait dans la Rome antique pour désigner les enfants, notre langue a retenu infans qui signifiait « celui qui ne parle pas ». L’étymologie, ici, suggère qu’on fit pendant des siècles peu de cas de la parole de l’enfant et, plus largement, de cet âge de la vie. Sans voix, sans poids, sans droits.
Pour les Romains, à l’origine, la puberté fait l’adulte. C’est plus tard, pour protéger les patrimoines, qu’ils instituent une majorité à 25 ans. Mais la puissance paternelle est totale sur l’enfant mineur comme sur le jeune majeur. À la naissance, en l’élevant dans ses bras, le père reconnaît l’enfant, l’autorise à vivre et lui confère une existence sociale. Il peut le déshériter à son gré et même le mettre à mort.
Au Moyen Âge, le droit romain continue de s’appliquer en France, mâtiné de droits coutumiers plus souples. L’enfance n’existe pas. La mortalité infantile fait obstacle à l’affection précoce pour de petits êtres dont les chances de survie sont aléatoires. Riche ou pauvre, l’enfant médiéval est un adulte en miniature : mêmes vêtements, mêmes jeux, mêmes travaux. Confié aux femmes avant sept ans, il est ensuite immergé dans le monde des adultes, mêlé à toutes leurs activités.
La première loi qui interdit l’infanticide date du XVIe siècle. Misère des parents ou naissance illégitime à cacher : l’abandon est pratique courante. Des milliers d’enfants vagabonds errent en haillons dans tout le pays, mendiant et volant pour survivre. Les années de disette et d’épidémie, leur nombre monte en flèche. La première institution structurée qui recueille et s’efforce de sauver « les enfants trouvés » est créée en 1638 par St Vincent de Paul. Elle est moderne pour son temps mais la mortalité des petits abandonnés est effrayante, tant à l’hospice que chez les nourrices où ils sont placés.
Peu à peu, le sentiment d’une certaine particularité enfantine voit le jour. Rabelais, Montaigne, Erasme en sont les précurseurs car ils portent à la question éducative un intérêt en avance sur leur époque. Deux attitudes opposées expriment alors ce nouveau regard porté sur les enfants. Le mignotage, d’un côté, qui s’enchante de la fragilité du jeune enfant, se délecte de ses enfantillages, lui témoigne une affection amusée et frivole. Montaigne s’en agace et lui reproche d’aimer les enfants « ainsi que des guenons ». Le souci d’éducation, de l’autre côté, qui s’oppose à l’enfant-jouet au nom d’un projet d’accès au savoir et d’édification. Des hommes d’Église et des moralistes prônent la séparation de l’enfant et du monde des adultes, la protection de sa fragilité, la nécessité d’assagir ses passions par la raison, la discipline pour le dresser. L’enfant n’est pas pour eux un objet avec lequel on se distrait ni un adulte en plus petit mais, déjà, un âge spécifique avec des besoins spécifiques. Les traités d’éducation du XVIe siècle témoignent de cette approche nouvelle mais c’est au XVIIe siècle qu’elle s’affirme.
L’enfant se différencie, son costume l’atteste. Sa place grandit dans la famille en même temps que s’ébauchent un temps et un lieu de l’école qui commencent à dessiner le moment de l’enfance. Du moins dans les classes privilégiées. À la même époque, les utopistes imaginent des cités idéales où l’État-éducateur se substitue à la famille et où l’enfant est réputé être pensant, quasi-citoyen, sans considération de son âge.
Au XVIIIe siècle, les conceptions éducatives intègrent l’importance nouvelle attachée à l’hygiène et à la santé. Les écoles sont plus nombreuses mais les enfants, dans leur majorité, travaillent avec leur famille. Un quart des enfants meurt encore avant un an et un quart entre un an et quatre ans. À Paris, la moitié des enfants légitimes est envoyée en nourrices, chez qui le taux de mortalité est encore plus élevé : 360 sur 1000. L’abandon reste massif.
Rousseau, qui abandonne ses cinq enfants sans éprouver un instant le sentiment de mal faire, anticipe cependant l’attention moderne portée à la personnalité et au potentiel de l’enfant. Il met l’accent sur l’originalité de la psychologie enfantine. L’enfant devient une chose sérieuse en fonction de ce qu’il est et non plus seulement de ce qu’il doit devenir. La famille n’est plus simplement le lieu de transmission du patrimoine : elle acquiert une fonction morale et spirituelle, plus affective aussi, même si l’amour n’était pas absent des familles des siècles précédents.
Mais, sous l’Ancien Régime, cet avènement progressif de la notion d’enfance n’emporte aucune conséquence d’ordre juridique. La toute-puissance paternelle reste la règle inébranlée. Le père de famille jouit d’un droit de correction arbitraire. Il peut faire embastiller son enfant pour la seule raison qu’il estime son autorité bafouée ou parce qu’il éprouve à son encontre « de graves sujets de mécontentement » dont il est seul juge. C’est le règne des lettres de cachet. Comme chez les Romains, le père peut déshériter son enfant. Le droit d’aînesse s’applique dans toute sa rigueur inégalitaire. L’enfant commence certes à être considéré en raison de son âge mais il ne bénéficie d’aucune protection ni d’aucun droit reconnu. Il en va, selon Philippe Ariès, de l’enfant à la fin du XVIIIe siècle comme du Tiers État : « Qu’était-il hier? Rien. Que sera-t-il demain? Tout ».
La Révolution française est le premier moment fondateur des droits de l’enfant. Elle instaure une double paternité, familiale et sociale : l’enfant qui naît est considéré comme appartenant à sa famille par les liens du sang et comme appartenant à la patrie, « la grande famille nationale ». La République proclame la liberté et l’égalité des droits dès la naissance (mais oublie en chemin les esclaves jusqu’en 1794, date de la première abolition, et les femmes). Le droit d’aînesse est abrogé et le droit de correction supprimé. Des « tribunaux de famille » sont créés, chargés des conflits conjugaux et de ceux opposant les enfants à leurs parents. Condorcet élabore l’ambitieux programme d’une éducation égalitaire dont, aujourd’hui encore, la modernité frappe. Danton s’écrie, à propos de l’instruction : « les enfants appartiennent à la République avant que d’appartenir à leurs parents! ». La majorité à 21 ans est instaurée et la puissance paternelle abolie pour les majeurs. En 1793, Cambacérès élabore un projet de Code civil novateur qui définit les droits des parents (surveiller et protéger) et leurs devoirs (nourrir et élever). En même temps qu’elle s’arrache à l’ordre établi, la France s’intéresse de plus près à ses enfants et l’État fait son entrée dans les familles. Pas pour longtemps : quelques années plus tard, Cambacérès participera à la rédaction du Code napoléonien qui renie le souffle libérateur de la Révolution.
Le Code civil de 1804, s’il prolonge certains acquis de la Révolution, notamment l’égalité de tous les enfants devant l’héritage, consacre le retour en force de la puissance paternelle. Le père est défini comme le « magistrat naturel » relayant l’État dans la famille comme il y représentait le Roi sous l’Ancien Régime. Un conseiller d’État le dit sans ambages : « la puissance paternelle est la providence des familles comme le gouvernement est la providence de la société », à elle de « suppléer les lois, corriger les mœurs et préparer l’obéissance ». Le père peut à nouveau faire enfermer son enfant mineur, quasiment privé de tout droit personnel. On ne peut adopter qu’un jeune majeur. Femmes et enfants sont placés sous la férule stricte du chef de famille.
Le XIXe siècle, pourtant, est celui de l’avancée majeure, celle qui entraînera toutes les autres : la lente conquête du droit à l’éducation contre l’exploitation du travail des enfants dans les mines, les fabriques, les champs et la rue. Dans les sociétés pré-industrielles où dominaient l’agriculture et l’artisanat, toute la famille travaillait ensemble, enfants compris qui apprenaient le métier sur le tas. La révolution industrielle et l’extension du salariat disloquent la cellule familiale et organisent une exploitation terrible du travail des enfants. Des petits s’échinent à l’usine dès 5 ans. Le travail de nuit n’est pas épargné aux plus jeunes, les conditions de travail et de vie ruinent leur santé.
Les premières protestations viennent de la gauche et des philanthropes. Les premières propositions pour reculer l’âge de mise au travail des enfants et limiter la durée quotidienne de leur labeur viennent d’Alsace et des Vosges où les filatures sont nombreuses et les « petites mains » légion. L’idée domine encore que les enfants doivent, dès qu’ils en ont la capacité, contribuer par leur travail à la subsistance de leur famille mais elle commence à être contestée.
En 1841, une première loi interdit le travail en usine des enfants de moins de 8 ans et ne l’autorise pour ceux de moins de 12 ans, en en réduisant la durée (8 heures de 8 à 12 ans, 12 heures au-delà), que s’ils sont par ailleurs scolarisés. Cette disposition ne manque pas d’hypocrisie car moins de la moitié des communes possède une école. Les affrontements sont vifs entre partisans et adversaires d’une législation plus protectrice. La paupérisation des familles populaires les pousse à envoyer leurs enfants au travail le plus tôt possible; beaucoup sont hostiles à toute réglementation. Les milieux patronaux, eux, n’ont guère envie de se passer d’une main-d’œuvre à qui ils versent le quart d’un salaire d’adulte. Une forte campagne d’opinion se développe. Auguste Blanqui, Victor Hugo, Eugène Sue y participent activement. En 1874, l’âge minimum pour le travail en usine, dans les mines et sur les chantiers est fixé à 12 ans.
La misère des enfants du peuple est effroyable, les abandons sont fréquents, les enfants des rues nombreux. L’oisiveté juvénile est réputée mère de la délinquance. C’est le temps de Gavroche qui dit « je rentre dans la rue » quand il s’échappe de chez les Thénardier. C’est le temps des enfants errants comme le Rémi de Sans Famille, des enfants vendus par des parents trop pauvres pour les nourrir.
Le basculement vient des lois scolaires de Jules Ferry, à partir de 1882, qui rendent l’école obligatoire jusqu’à 13 ans. L’obligation scolaire arrache les enfants au travail même si, sur le terrain, les maîtres tolèrent bien des accommodements lors des semailles et des moissons. La dynamique vertueuse est lancée : plus d’enfants à l’école, moins d’enfants au travail. La IIIe République repousse, par des lois successives qui accompagnent l’allongement progressif de la scolarité obligatoire, l’âge de l’admission au travail des enfants et sa durée quotidienne.
Ébauché durant les deux siècles précédents, un temps spécifique de l’enfance est désormais constitué, pour tous, par le temps de la scolarité. La législation scolaire ouvre la voie à une véritable protection de l’enfance. Lors de la discussion de la loi de 1882, des parlementaires s’étaient inquiétés de l’atteinte portée à la liberté du père de famille. Les promoteurs de la scolarité obligatoire leur répondent : « si le père a des droits, l’enfant n’en a-t-il pas? ». On commence à soutenir que l’enfant a des droits.
Le contrôle judiciaire instauré par le Code pénal de 1810 avait représenté une timide limitation par l’État de la toute-puissance paternelle mais il faudra attendre la fin du siècle pour que les pouvoirs publics s’autorisent à y toucher de nouveau.
La loi du 24 juillet 1889 visant à protéger les enfants « maltraités ou moralement abandonnés » est essentielle. Elle autorise à prononcer la déchéance de la puissance paternelle dans le cas où des parents « indignes » se sont rendus coupables de crime ou de délit sur la personne de leur enfant ou d’incitation habituelle de mineurs à la débauche. Signe de la résistance que suscita cette incursion, on en discuta pendant... 8 ans avant d’adopter enfin ce texte.
Une seconde loi, du 18 avril 1898, réprime les violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis contre les enfants. Les mentalités ont évolué et Henri Cochin, rapporteur du projet, peut déclarer : « c’est dans l’intérieur des domiciles privés que la férocité se donne cours, protégée par la loi qui rend les foyers domestiques inviolables et sacrés! ». Droit de regard et droit de sanction : l’État ne laisse plus faire.
Certains historiens, comme Bernard Schnapper, voient dans ces législations nouvelles un souci de prophylaxie sociale plus que de protection de l’enfance. Il se serait agi d’arracher les enfants aux mauvaises influences plus qu’aux mauvais traitements. L’ivrognerie et l’inconduite notoires font d’ailleurs partie des causes facultatives de déchéance de la puissance paternelle. C’est en effet l’époque où la figure des « classes dangereuses », forcément paresseuses, vicieuses et séditieuses, continue de hanter les nantis. L’hygiénisme, même généreux, charrie de forts relents moralisateurs et disciplinaires. Le paternalisme patronal également. La sollicitude s’accompagne d’un désir manifeste de contrôle social. L’idée d’un peuple en proie à ses instincts et doté de capacités éducatives douteuses revient souvent dans les discours. On en retrouve aujourd’hui l’écho dans certains propos tenus sur les familles populaires réputées démissionnaires, surtout si elles sont d’origine immigrée, et sur les jeunes de banlieue réputés sans repères, oisifs et menaçants. Le fait est que les lois s’appliqueront avec toute leur rigueur à l’encontre des familles démunies, celles qui suscitent le plus de craintes. Il n’empêche : pour des raisons qui mêlent désir de protection et volonté de normalisation, la loi, pour la première fois, énonce clairement qu’un père, titulaire de l’autorité, ne peut en abuser et qu’un adulte n’a pas sur un enfant tout pouvoir de maltraitance physique et psychologique. C’est un progrès.
Recul du travail des enfants et essor de la scolarisation obligatoire, report de la majorité pénale à 18 ans, émergence des notions d’enfance en danger et de prévention, progrès de l’égalité des enfants devant la naissance (avec l’organisation de la puissance paternelle et des droits successoraux des enfants naturels) : tout bouge en même temps et solidairement. Saisi par le droit, l’enfant devient sujet de protection.
On peut n’y voir, comme un juriste belge, que « l’exposé des efforts faits par les pouvoirs publics pour soustraire, de plus en plus, le mineur à l’autorité de sa famille ». On peut aussi y voir, plus largement, ce fait radicalement nouveau : l’enfant devient digne d’intérêt en lui-même et pas seulement comme futur travailleur et futur citoyen. Michelle Perrot évoque trois facteurs à l’origine de ce respect inédit pour la personne de l’enfant : la logique démocratique de renforcement des droits des individus (« élever les enfants pour eux, non pour nous »); la volonté de savoir propre à la rationalité occidentale et ses connaissances du comportement enfantin qui dissipent les stéréotypes (ou les remplacent par d’autres...); l’écoute plus attentive des désirs et des menues résistances des enfants.
C’est très exactement en 1900 qu’est publié le premier livre sur « les droits de l’enfant » : l’expression est promise à un bel avenir dans le siècle qui s’ouvre.
Dans le même temps, car les choses ne sont jamais univoques, s’affirme une vision plus instrumentale de l’enfant, chargé de redonner à la France la démographie de la victoire. Après la défaite de Sedan, l’argument milite en faveur d’une attention accrue portée aux enfants non pas en considération de ce qu’ils sont mais de ce qu’ils font : le nombre. Pour que la France lave l’affront et prenne sa revanche sur l’Allemagne, il lui faut, dit-on, plus de naissances. Le débat oppose à l’époque les « repopulateurs », surnommés « pères lapins », aux malthusiens qui leur reprochent de ne vouloir que de la « chair à travail » et de la « chair à canon » alors que le bien-être collectif exigerait, selon eux, la limitation des naissances. Ce sont les repopulateurs qui l’emportent.
Après la guerre de 1914-1918, le même débat reprend avec, cette fois, l’appel à « combler le vide fait par l’épouvantable carnage », à « remplacer nos morts », à mobiliser les ventres pour affirmer la supériorité numérique française, clef de son influence dans le monde. La Chambre bleu horizon est nataliste. Faire des enfants est présenté comme un devoir sacré et patriotique. Les femmes, qui avaient fait montre de qualités civiques et professionnelles admirables pendant que les hommes étaient mobilisés, sont renvoyées à leur seul statut de mère. D’ailleurs, dans l’entre-deux-guerres, le Sénat bloque à quatre reprises des projets de loi qui proposaient de leur accorder le droit de vote.
Dès le XIXe siècle, on avait pris conscience, comme le disait un préfet, que « si la débauche peuple sans doute les hospices des enfants trouvés, la misère est aussi une des causes les plus fréquentes des abandons ». Allocations aux mères nécessiteuses, primes d’assistance aux familles, contrôle médical des enfants placés (mais rien sur les carences affectives dont ils souffrent) : des actions se mettent en place. On ouvre des établissements où l’accouchement anonyme est possible (qui deviendra l’accouchement sous X). Pour les garçons, la majorité matrimoniale est alignée en 1922 sur la majorité civique. En 1923, une loi rend possible l’adoption de mineurs et prévoit de demander le consentement de l’enfant à partir de 16 ans. Les allocations familiales se développent. En 1939, le Code de la famille et de la nationalité traduit cet élargissement du champ de vision de l’enfant à sa famille. Ainsi vont, parfois, les voies paradoxales de la protection de l’enfance... Mais cette politique ennemie de l’égalité des femmes ne pardonne pas le manquement au devoir de maternité : la répression de l’avortement conduira, sous le régime de Vichy, une femme sur l’échafaud. Il faudra encore bien du temps et que les femmes se mobilisent pour que des politiques familiales respectueuses du libre choix de la maternité lient au lieu de les opposer l’intérêt bien compris des femmes et celui des enfants.
Avec la fondation de la Sécurité sociale, la refonte de la Protection maternelle et infantile, une ambition éducative forte et l’ordonnance de 1945 relative à l’enfance délinquante, la Libération est, pour les droits de l’enfant, une nouvelle étape inaugurale. L’espérance est grande, au sortir de la guerre, d’une société plus juste qui mise sur son avenir à travers ses enfants.
Les femmes ont enfin le droit de vote et le préambule de la Constitution de 1946 consacre pour la première fois l’égalité des hommes et des femmes ainsi qu’une conception de l’enfant titulaire de droits, au premier rang desquels celui d’être protégé. La nation, dit notre loi fondamentale, garantit « l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture ». Elle garantit aussi à l’enfant et à sa mère « la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». Droits de l’enfant et des droits des femmes vont de pair. On peut, bien sûr, noter que ces droits sont, aujourd’hui encore, très inégalement assurés dans les faits. Mais leur proclamation exprime alors un nouvel idéal, même s’il ne va pas sans contradictions, et des outils déterminants sont mis en place pour s’en rapprocher. On n’est donc pas seulement dans un exercice déclaratif sans conséquences pratiques mais dans la fondation d’un nouveau modèle social.
L’une des réformes emblématiques de ce temps est l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante et promulguée avant même la fin de la guerre, qui institue la justice des mineurs. Son exposé des motifs témoigne d’un parti pris protecteur qui inscrit la sanction dans une démarche éducative : « Il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance et, parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains. La guerre et les bouleversements d’ordre matériel et moral qu’elle a provoqués ont accru, dans des proportions inquiétantes, la délinquance juvénile ».
Amorcée avec la loi de 1898 qui organise la protection des enfants délinquants et celle de 1912 qui créait les tribunaux pour enfants ainsi que la mesure de liberté surveillée, la fondation opérée par ce texte repose sur trois principes toujours actuels : la primauté de l’éducation sur la répression, la spécialisation des juridictions, l’excuse atténuante de minorité.