La condition militaire
Jean- Philippe Wirth
Dalloz
© Éditions Dalloz, 2015

Préface

Fallait-il absolument que cet ouvrage reçût une préface ? Non, sans doute. Ses qualités suffisent. Mais s’impose parfois l’usage qui interdit, au nom de l’amitié, à celui qui est sollicité, de se dérober.

J’ai fait la connaissance du général d’armée Jean-Philippe Wirth sur les bancs du Conseil économique, social et environnemental. Nous y avons siégé, au sein de la même section, le plus souvent côte à côte. Heures privilégiées que celles où se découvrent des affinités.

« Le général », expression singulière qui désigne le seul Charles de Gaulle, avait voulu réaliser la fusion du Sénat avec le Conseil économique et social, pas encore environnemental. On se souvient de ce qu’il advint de ce « référendum-suicide » de 1969 et du retrait immédiat de celui auquel l’armée importait tant. Il y était entré en 1909 et estimait que celle de la France était « l’une des plus grandes choses du monde ». Devenu président de la République, il ne supportait du reste pas d’être appelé autrement que « mon général », même s’il partageait cet honneur avec plusieurs centaines d’officiers supérieurs français.

Toutes proportions respectées, il m’est arrivé de percevoir une certaine proximité entre « le général » et Jean-Philippe Wirth. Ses interventions, au sein de notre section du CESE, étaient toujours claires, constructives, pondérées, souvent teintées d’humour. Appartenant, au plus haut niveau, à celle que l’on nomme à tort ou à raison, « la grande muette », il ne faisait pas sien l’usage du mutisme, même si, probablement, il lui est arrivé d’assimiler le génie du commandement à un certain art, mesuré, de se taire. Mais il m’est vite apparu, comme le disait Gorki de Lénine, que Jean-Philippe Wirth est « hérissé de mots comme un poisson d’écailles ». J’étais frappé par leur indéniable valeur oratoire. Et de cette forme matérielle, je dirais même sonore, j’ai souhaité que le général Wirth passe à une expression écrite devenue cette « condition militaire », complétant heureusement notre collection « À savoir ».

Le travail de Jean-Philippe Wirth est, d’abord, par son découpage, comme disent les cinéastes, absolument exemplaire. Son ordre thématique permet de « savoir » – finalité de nos opuscules – ce qu’est l’armée dans toutes ses composantes. Cette armée qu’il connaît mieux que personne. Cette armée qu’il affectionne depuis toujours et – notamment – par filiation, puisque son père était lui-même général. Aussi ressent-on, à chaque page, que, pour l’auteur, et, selon le mot de Jean Cocteau, « écrire est un acte d’amour ». S’il ne l’avait pas été, il n’eut été qu’écriture. Au demeurant, la prose du général Wirth impressionne par son élégance facile, coulée, brillante.

Sur le fond, ensuite, l’auteur décrit avec minutie et la rigueur d’un bon juriste – il est aussi titulaire d’un DESS de droit public – ce qu’est un soldat : sa carrière, les conditions d’exécution de son service, les sujétions inhérentes à son état. Sa vocation demeure, au-delà de son métier, de sa fonction, d’incarner « la Nation dans l’usage maîtrisé de la force, qui s’impose lorsque ses intérêts vitaux ou majeurs sont menacés ». Est exigé de lui, partout et toujours, l’esprit de sacrifice pouvant « aller jusqu’au sacrifice suprême », ainsi que la discipline, la disponibilité, le loyalisme et la neutralité. Rien n’échappe à l’examen de Jean-Philippe Wirth : les niveaux de formation des militaires, leur protection juridique, certaines comparaisons internationales, les risques de toute nature auxquels ils sont exposés, y compris certaines formes de harcèlement. Il dénonce également avec une vigueur de bon aloi les difficultés récentes du logiciel responsable du paiement de la solde des militaires. D’autres corps auraient, pour moins que cela, hurlé à la cantonade. L’armée a, globalement, réagi par un relatif silence qui est « la splendeur des forts » (Charles de Gaulle).

Cependant, Jean-Philippe Wirth, dans ses belles pages de conclusion, regrette combien le lien existentiel entre l’Armée et la Nation s’est quelque peu distendu. La mise en sommeil du service militaire, cohérente avec certaines évolutions, la doctrine du « zéro mort », la professionnalisation – inéluctable – des forces armées, la judiciarisation croissante des pertes humaines tendant à une quasi systématique recherche de responsabilités, comme si « la mise en danger de la vie d’autrui n’était pas consubstantielle à la guerre et donc à l’exercice du métier de soldat », et les budgets de défense devenant parfois « de simples variables d’ajustement des finances publiques », sont autant d’éléments explicatifs de cet éloignement.

Aussi se prend-on à imaginer, à souhaiter même, qu’un livre de « pensée militaire » prenne, un jour, la suite du présent ouvrage dont ce n’était pas vraiment l’objet. L’auteur possède, sans mauvais jeu de mots, toutes les armes pour le réaliser. Il en serait le servant naturel. Il prolongerait ses réflexions, ici esquissées, portant sur les rapports entre Force et Violence et pourrait choisir, entre autres « théâtres d’opérations », la France qui aura été, à un point peu atteint, un pays durablement guerrier.

Les références bibliographiques retenues par Jean-Philippe Wirth mentionnent les rapports du HCECM (Haut comité d’évaluation de la condition militaire). Le seul ouvrage cité est Le Fil de l’épée (1932) de Charles de Gaulle. Le livre, issu de ses conférences de 1927, prononcées à l’École de guerre, illustre sa progressive évolution du militaire vers le politique. Relisons-le : « Il n’y a pas dans les armées, de carrière illustre qui n’ait suivi une vaste politique, ni de grande gloire d’homme d’État que n’ait doré l’éclat de la défense nationale ». Et qu’écrit Jean-Philippe Wirth ? « À toutes les questions que pose une claire définition de la place qui doit être faite au soldat au sein de la communauté internationale (...) les réponses ne peuvent (...) être que de nature politique ». Troublante parenté. La subordination de l’armée au primat du politique, comme de l’instrument à la fin, a parfois permis de freiner ou d’arrêter des explosions belligérantes. Mais elle ne s’est pas toujours traduite par des renoncements à l’ivresse de conquêtes ou de revanches, ni par l’économie du sang des soldats et des peuples.

La plume du général Wirth nous incite à prolonger une méditation sur ces relations et variations. Ce n’est pas son moindre mérite.

Charles Vallée

Président d’honneur
des éditions Dalloz

Introduction

La spécificité de l’état militaire

Depuis qu’Alfred de Vigny s’est immortalisé sur ce thème dans Servitude et grandeur militaires, en évoquant le temps plus ou moins long passé sous les armes par le citoyen français, ses très nombreux lecteurs ont compris que le métier de soldat ne peut pas se réduire à l’exercice d’une profession, aussi honorable soit-elle, mais qu’il répond aux exigences foncières d’un état consacré à la défense de la Patrie, au sens le plus fort de ce mot pleinement assumé puisque l’amour de son pays peut conduire l’intéressé jusqu’à lui sacrifier sa vie.

Bien qu’elle ne soit évidemment pas unique en son genre, et qu’elle soit ressentie à des degrés d’intensité foncièrement variables selon les êtres, la vocation militaire est une réalité vécue comme telle par tous ceux et toutes celles qui y répondent librement en faisant le choix d’exercer le métier des armes. Au demeurant, cette option individuelle comporte une forte dimension collective puisqu’elle amène nécessairement celui ou celle qui la prend, à rejoindre ce corps social vivant et organisé qu’est par nature, l’Armée.

Les diverses évolutions que traverse la société française – évolutions qui concernent aussi bien les membres de la communauté militaire que ceux de la société civile – n’altèrent pas la réalité essentielle et durable de cette vocation qui est d’ailleurs très largement reconnue par l’opinion publique. Même si une partie de celle-ci n’en partage pas forcément les motivations ou les valeurs fondatrices, elle en admet très généralement l’existence et respecte le choix de vie correspondant, en considération de l’utilité du rôle de protection joué par les armées.

Apparue au début des années soixante, la notion de condition militaire désigne à l’origine « l’ensemble des droits et des obligations incombant à ceux qui exercent l’activité militaire ». Bien qu’elle n’ait cessé depuis lors de susciter une littérature relativement abondante et de nourrir de nombreux débats sur son contenu, ses limites, et ses traits distinctifs, il faut admettre que cette définition conserve durablement sa pertinence foncière.

Toutefois, au-delà de la dimension identitaire qu’elle a acquise, la condition militaire apparaît de plus en plus comme une catégorie d’action publique. La professionnalisation complète des armées qui est devenue une réalité au tout début des années 2000, et l’adaptation consécutive de la loi de 1972 portant statut général des militaires, ont sans aucun doute renforcé cette caractéristique. Ainsi les usages qui sont faits de cette notion sont-ils fondamentalement tributaires des rapports entre militaires, fonctionnaires, et représentants du pouvoir politique.

Au demeurant, même si elle fut aussi fréquemment évoquée que rarement définie jusqu’à la fin du siècle dernier, la « condition militaire » est devenue une réalité aussi tangible qu’incontestable dès lors qu’a été établi le Haut Comité qui est à présent destiné à l’évaluer régulièrement. Créé par l’article premier de la loi du 24 mars 2005 portant statut général des militaires, le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) a en effet pour mission, aux termes du décret no 2005-1415 du 17 novembre 2005 précisant ses attributions, « d’éclairer le président de la République et le Parlement sur la situation et l’évolution de la condition militaire… Dans son rapport annuel, il formule des avis et peut émettre des recommandations ».

En vertu de ses attributions, il revient explicitement au HCECM d’en prendre en compte « tous les aspects favorables ou défavorables, juridiques, économiques, sociaux, culturels et opérationnels susceptibles d’avoir une influence, notamment sur le recrutement, la fidélisation, les conditions de vie des militaires et de leurs familles, et les conditions de réinsertion dans la société civile ».

Comme l’a souligné le premier rapport produit par cette haute instance en février 2007, c’était ouvrir là un vaste champ d’étude qui embrasse en réalité l’ensemble de l’environnement professionnel et familial des militaires depuis leur recrutement jusqu’au terme de leur carrière dans les armées, voire au-delà lorsqu’il s’agit des conditions de leur réinsertion dans la société civile et de leur régime de retraite.

En outre il y a lieu de considérer que si la condition militaire est une, elle connaît des déclinaisons multiples. Environ trois cent mille militaires servent au sein des trois armées, de la gendarmerie et de services communs, tous organismes dont les missions, les traditions et les cultures leur sont propres, compte tenu de la variété de leur histoire et du milieu physique et humain dans lequel ils exercent leurs activités opérationnelles.

Ainsi les fonctions et les conditions d’emploi des militaires, hommes ou femmes, sont multiples : grenadier-voltigeur, artilleur, sous-marinier, pilote, gendarme mobile, pompier, médecin, ingénieur… À un instant donné, ils peuvent se trouver au quartier ou en camp d’entraînement, en métropole ou en séjour outre-mer, en opération extérieure… ou en phase de reconversion.

Le Haut Comité effectue naturellement des analyses comparatives avec la fonction publique civile, le secteur privé ou certaines armées occidentales. Toutefois si ces comparaisons fournissent des éléments d’appréciation éclairants, elles ne sauraient pour autant faire oublier les particularités du commandement et de la gestion du personnel militaire au sein des forces armées françaises.

Dans ses analyses comme dans ses constats annuels, le HCECM se tient donc strictement à la mission d’instance indépendante qui lui a été confiée par la loi. Il émet les recommandations qui lui paraissent découler des constats effectués, sans s’interdire de formuler les appréciations que lui inspirent les différentes situations observées.

Sur le plan statutaire, les militaires, dont les effectifs sont à peine pour moitié de carrière et un peu plus que pour moitié sous contrat, sont rattachés à quelque quatre-vingt corps qui recouvrent un large éventail hiérarchique allant du soldat de 2classe au général d’armée. Sous l’uniforme, multiples sont donc en fait les situations individuelles et familiales, comme le sont aussi les aspirations professionnelles et personnelles. Pour subjectives qu’elles puissent être, ces données constituent ainsi le prisme au travers duquel chaque militaire perçoit sa propre condition.

Cette prodigieuse diversité est aussi le fait de la grande variété de postes que réserve l’accomplissement d’une carrière militaire, tout particulièrement chez les officiers. Cependant par-delà les nombreuses différences liées aux conditions d’exercice du métier des armes, se dégage surtout un sentiment d’unité qui s’explique par l’attachement collectif et individuel à l’état militaire, par la conception partagée des valeurs inscrites dans la loi portant statut général, et en définitive par l’engagement dans une mission commune au service de la Nation.

Tout en conservant une référence constante à ces principes fondateurs de la condition militaire, le présent ouvrage propose de « passer en revue » les éléments concrets essentiels qui la caractérisent, afin de permettre au lecteur d’en mieux cerner la consistance réelle.

À cet effet il commence par analyser le déroulement de la carrière militaire en soulignant l’enchaînement des principales étapes qui la jalonnent. Il s’attache ensuite à décrire les conditions de travail spécifiques qui s’appliquent à l’exercice du métier des armes. Enfin il dépeint les sujétions particulières qui affectent les conditions de vie du militaire et de sa famille.

Au demeurant, cette description de la condition militaire contemporaine n’a pas d’autre ambition que de contribuer à développer l’information du citoyen civil sur les exigences liées à la vie militaire et sur les contreparties qui leur sont associées.

D’une meilleure connaissance mutuelle entre compatriotes, doit ainsi tout naturellement résulter le renforcement de la confiance que notre Pays peut accorder à ceux qui ont vocation à le défendre, et de la considération dont ceux-ci peuvent légitimement bénéficier de la part de leurs concitoyens.

C’est pourquoi la conclusion de cet ouvrage reviendra sur la place du militaire dans la société française et sur l’évolution qu’elle traduit pour celle du soldat dans la Nation.