Jacques Flour

Jean-Luc Aubert

Éric Savaux

Agrégé des Facultés de droit
Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales
de l'Université de Poitiers

Les obligations

1. L'acte juridique

Le contrat – Formation – Effets Actes unilatéraux Actes collectifs

16e édition

2014

© Éditions Dalloz, 1975, 2014

Table des matières

 Principales abréviations
 Ouvrages cités par le seul nom de l'auteur ou des auteurs
Préambule L'obligation, élément du patrimoine
Section 1 L'analyse : les classifications des biens
§ 1. La distinction des biens corporels et des biens incorporels
A. Le principe de la distinction
B. Les subdivisions des biens corporels (les diverses variétés de choses)
C. Les subdivisions des biens incorporels (les diverses variétés de droits)
 La distinction du droit de créance et du droit réel
 Les droits intellectuels ou propriétés incorporelles
§ 2. La distinction des meubles et des immeubles
A. Les intérêts de la distinction
B. L'application de la distinction aux choses
C. L'application de la distinction aux droits
Section 2 La synthèse : la notion de patrimoine
§ 1. La composition du patrimoine
§ 2. Les caractères juridiques du patrimoine
A. La théorie classique
B. La critique de la théorie classique du patrimoine et le droit positif
Chapitre préliminaire Introduction à l'étude des obligations
Section 1 Les classifications des obligations
§ 1. Les classifications fondées sur l'objet de l'obligation
A. Obligations de donner, de faire et de ne pas faire
B. Obligation de résultat et obligation de moyens
C. Obligation pécuniaire, obligation en nature et dette de valeur
D. Combinaison et synthèse des classifications fondées sur l'objet de l'obligation
§ 2. Les classifications fondées sur la source de l'obligation
A. Exposé de la classification qui ressort du Code civil
B. Appréciation de la classification qui ressort du Code civil
Section 2 L'évolution du droit des obligations
§ 1. Les facteurs d'évolution du droit des obligations
A. Le facteur moral
B. Le facteur économique
C. Le facteur politique
D. Quelques éléments de conclusion
§ 2. Les modes de création du droit des obligations
Livre premier Les sources des obligations
Première partie Les actes juridiques
Titre 1 Le contrat
Sous-titre préliminaire Notions générales : diversité et unité des contrats
Chapitre 1 Les classifications des contrats
Section 1 Les classifications des contrats d'après le Code civil
§ 1. Contrat synallagmatique et contrat unilatéral
§ 2. Contrat à titre gratuit et contrat à titre onéreux
§ 3. Contrat commutatif et contrat aléatoire
Section 2 Les classifications sous-entendues par le Code civil
§ 1. Contrats nommés et contrats innommés
§ 2. Contrats consensuels et contrats non consensuels
§ 3. Contrats à exécution instantanée et contrats à exécution successive
Section 3 Les classifications apparues postérieurement au Code civil
Chapitre 2 Le fondement du contrat
Section 1 L'autonomie de la volonté, fondement supposé du droit classique des contrats
§ 1. Les bases de l'autonomie de la volonté
§ 2. L'autonomie de la volonté et le système classique du contrat
A. L'analyse autonomiste des règles du Code en matière de contrats
 Autonomie de la volonté et formation du contrat
 Autonomie de la volonté et effets du contrat
B. Les réserves suscitées par l'analyse autonomiste du système du Code
 Les doutes quant à la réception de l'autonomie de la volonté
 La contestation des fondements de l'autonomie de la volonté
Section 2 Le droit contemporain des contrats et le volontarisme social
§ 1. L'évolution du droit des contrats
§ 2. La portée de l'évolution quant au rôle de la volonté dans le contrat
Sous-titre 1 Les conditions de formation du contrat
Chapitre 1 Le consentement
Section 1 L'existence du consentement
Sous-section 1 Le schéma classique de l'accord des volontés
§ 1. L'offre ou pollicitation
A. La notion d'offre
B. La manifestation de l'offre
C. La valeur juridique de l'offre
 La révocation de l'offre
 La caducité de l'offre
§ 2. L'acceptation
A. La notion d'acceptation
B. La manifestation de l'acceptation
C. Les conditions auxquelles l'acceptation forme le contrat
§ 3. La rencontre des volontés (les contrats entre absents)
A. Les intérêts pratiques attachés à la localisation du contrat
B. Les modes possibles de localisation du contrat
 Les théories classiques
 Les théories ultérieures
 La jurisprudence
Sous-section 2 Les déformations du schéma classique de l'accord des volontés
§ 1. L'amenuisement de l'accord des volontés
§ 2. L'impossibilité d'un débat préalable à l'accord des volontés : le contrat d'adhésion
A. La théorie du contrat d'adhésion
B. L'influence de la théorie du contrat d'adhésion sur le droit positif
 L'absence d'influence sur la jurisprudence
 L'évolution de la loi
Section 2 L'intégrité du consentement
Sous-section 1 L'erreur
§ 1. La gravité de l'erreur, condition première de l'annulation du contrat (les données psychologiques)
A. Les erreurs, causes de nullité du contrat
 L'erreur-obstacle
 L'erreur, vice du consentement
B. Les erreurs indifférentes à la validité du contrat
§ 2. Les autres conditions de l'annulation pour erreur (les données morales)
A. Le refus d'annulation lorsque celui qui a commis l'erreur ne mérite pas d'être protégé
B. Le refus d'annulation lorsque le cocontractant de celui qui a commis l'erreur mérite d'être protégé
Sous-section 2 Le dol
§ 1. Les faits constitutifs de dol
§ 2. Les conditions de l'annulation pour dol
Sous-section 3 La violence
§ 1. Les caractères de la violence
A. La gravité et le caractère déterminant de la violence
B. Le caractère illégitime de la violence
§ 2. L'origine de la violence
Chapitre 2 La capacité
Section 1 Classification et fondement des incapacités
§ 1. Les incapacités de jouissance
§ 2. Les incapacités d'exercice
Section 2 Les traits essentiels du régime des incapacités d'exercice
§ 1. Le mode de protection des incapables et l'étendue des incapacités
§ 2. La nullité pour incapacité
Chapitre 3 L'objet
Section 1 Les caractères que doit présenter l'objet
Section 2 La valeur de l'objet : la lésion
§ 1. La lésion en droit positif
A. Le domaine de la lésion d'après le Code civil
B. L'extension du domaine de la lésion
C. Les sanctions de la lésion
§ 2. Le problème législatif de la lésion
Chapitre 4 La cause
Section 1 Les questions de fond : définition et rôle de la cause
§ 1. La théorie classique de la cause : la cause objective
A. La notion classique de cause
B. La critique anticausaliste
 L'inexactitude prétendue de la notion classique de cause
 L'inutilité prétendue de la notion classique de cause
C. Utilité et limites de la cause objective
§ 2. La théorie « moderne » de la cause : la cause subjective
A. Le principe de la théorie moderne
B. Les difficultés de mise en œuvre de la cause subjective
Section 2 Les questions de preuve relatives à la cause
§ 1. Les questions de preuve relatives à l'existence de la cause
§ 2. Les questions de preuve relatives à la licéité de la cause
Chapitre 5 La conformité du contrat à l'ordre public et aux bonnes mœurs
Section 1 Remarques générales sur les notions d'ordre public et de bonnes mœurs
Section 2 Étude descriptive des divers aspects de l'ordre public
§ 1. L'ordre public politique
A. La défense de l'État
B. La défense de la famille
C. La défense de la morale
§ 2. L'ordre public économique
A. Naissance et développement de l'ordre public économique
B. Comparaison de l'ordre public économique et de l'ordre public politique
C. Unité ou dualité de la notion d'ordre public économique
Chapitre 6 Les conditions de forme
Section 1 Le principe du consensualisme
Section 2 Les limites du principe du consensualisme
§ 1. Les exceptions au principe : le formalisme direct
A. Les contrats réels
B. Les contrats solennels
 L'exigence d'un acte authentique
 L'exigence d'un acte écrit
§ 2. Les atténuations au principe du consensualisme : le formalisme atténué ou indirect
A. Les règles de publicité
B. Les règles de preuve
§ 3. Évolution du formalisme
Sous-titre 2 La sanction des conditions de formation du contrat
Chapitre 1 Les principes généraux de la théorie des nullités
Section 1 Les causes de nullité
Section 2 Les classifications des nullités
§ 1. Sens et portée de la distinction entre nullité absolue et nullité relative, selon la doctrine classique
§ 2. Sens et portée véritables de la distinction entre nullité absolue et nullité relative
A. Le critère de la distinction
B. Le régime des deux catégories de nullités
Chapitre 2 Les conditions auxquelles la nullité peut être invoquée
Section 1 La délimitation des nullités absolues et des nullités relatives
Section 2 L'attribution du droit d'invoquer la nullité
§ 1. Le droit d'invoquer la nullité absolue
§ 2. Le droit d'invoquer la nullité relative
Section 3 L'extinction du droit d'invoquer la nullité
§ 1. La confirmation
A. Les conditions de la confirmation
B. Le domaine de la confirmation
 Les nullités relatives
 Les nullités absolues
C. Les effets de la confirmation
§ 2. La prescription
A. Les questions propres à la prescription de l'action de nullité relative
B. Les questions communes à la prescription de l'action en nullité relative et à la prescription de l'action en nullité absolue
Chapitre 3 Les effets de la nullité
Section 1 L'étendue de la nullité
Section 2 La destruction rétroactive du contrat, par l'effet de la nullité
§ 1. Les limites apportées au caractère rétroactif de l'annulation à l'égard des tiers
§ 2. Les limites apportées au caractère rétroactif de l'annulation dans les rapports entre les parties
A. Répétition exclue par l'impossibilité de rétablir le statu quo ante
B. Répétition limitée en considération de l'intérêt de l'une des parties
C. Répétition exclue en considération de l'intérêt général : Nemo auditur
Section 3 La responsabilité en cas d'annulation du contrat
Sous-titre 3 Les effets du contrat
Chapitre 1 L'effet obligatoire du contrat
Section 1 La force obligatoire du contrat
Section 2 La simulation
§ 1. Les diverses formes de la simulation
§ 2. Le régime de la simulation
A. Le régime de la simulation dans les rapports entre les parties
B. Le régime de la simulation à l'égard des tiers
Section 3 L'interprétation du contrat
§ 1. Les règles d'interprétation du contrat
A. Le principe : la recherche de la volonté des parties
B. Les déformations du principe
§ 2. Les pouvoirs respectifs des juges du fond et de la Cour de cassation dans l'interprétation du contrat
Section 4 La révision du contrat
§ 1. Le problème général : la révision judiciaire du contrat
A. L'analyse de la jurisprudence
B. La discussion de principe
§ 2. Les dispositions légales particulières relatives à la révision d'un contrat
A. Recensement schématique des principales mesures légales de révision
B. Quelques éléments d'appréciation sur les mesures légales de révision
 Les mesures qui n'ont pas de finalité économique directe
 Les mesures qui ont une finalité économique directe
Chapitre 2 La portée de l'effet obligatoire du contrat
Section 1 Le principe de l'effet relatif du contrat
§ 1. L'article 1165 du Code civil
§ 2. Les parties
A. Les parties présentes
B. Les parties représentées : la représentation
§ 3. Les tiers
A. Les tiers absolus et le principe d'opposabilité du contrat
B. Les ayants cause à titre universel
C. Les ayants cause à titre particulier
 Les contrats constitutifs de droits réels
 Les contrats générateurs d'obligations
D. Les créanciers chirographaires et les débiteurs
Section 2 Les dérogations au principe de l'effet relatif du contrat
§ 1. La promesse de porte-fort, dérogation apparente au principe de l'effet relatif
§ 2. La stipulation pour autrui, dérogation réelle au principe de l'effet relatif
A. Les conditions de validité de la stipulation pour autrui
 Les conditions tenant au contrat conclu entre le stipulant et le promettant
 Les conditions requises en la personne du tiers bénéficiaire
B. La nature juridique de la stipulation pour autrui
C. Les effets de la stipulation pour autrui
 Les rapports entre le stipulant et le promettant
 Les rapports entre le tiers bénéficiaire et le promettant
 Les rapports entre le stipulant et le tiers bénéficiaire
Titre 2 Les actes juridiques autres que le contrat
Chapitre 1 L'acte juridique unilatéral
Section 1 Étude générale de l'acte juridique unilatéral
§ 1. Les actes juridiques unilatéraux du droit positif
§ 2. Les conditions de validité des actes juridiques unilatéraux
A. Les conditions de fond
B. Les conditions de forme
§ 3. Les effets des actes juridiques unilatéraux
Section 2 La question de l'engagement unilatéral de volonté comme source d'obligation
Chapitre 2 L'acte juridique collectif
Section 1 Les deux sortes d'actes collectifs
§ 1. Les actes unilatéraux collectifs
§ 2. Les conventions collectives
Section 2 Le régime juridique des actes collectifs
 Index alphabétique

Ouvrages cités par le seul nom de l'auteur ou des auteurs

Aubert et Savaux, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, 15e éd., 2014.

Aubry et Rau, Droit civil français, 12 vol. (pour les obligations : t. IV, 6e éd. par Bartin, 1942 ; t. VI-2, 8e éd. par Dejean de la Batie, 1989 ; t. VI, 6e éd. par P. Esmein, 1951 ; t. XII, 6e éd. par P. Esmein, 1958).

Baudouin et Jobin, Les obligations, 7e éd., 2013, Éd. Y. Blais, Québec.

Bénabent, Droit civil – Les obligations, 13e éd., 2012.

Beudant et Lerebours-Pigeonnière, Cours de droit civil français, 2e éd., 14 vol. (pour les obligations : t. VIII, par Lagarde, 1936 ; t. IX, par Lagarde et Perrot, 1953 ; t. IX bis par Rodière, 1952).

Cabrillac, Droit des obligations, 11e éd., 2014.

Carbonnier, Droit civil, 4 vol. (pour les obligations, t. 4, 22e éd., 2000).

Colin et Capitant, Cours élémentaire de droit civil français, 3 vol., refondus par

Julliot de la Morandière (pour les obligations, t. II, 1959).

Demogue, Traité des obligations en général, 7 vol., 1923 à 1933 (traité inachevé).

Demolombe, Cours de Code Napoléon, 31 vol., 4e éd., 1869-1870 (pour les obligations, d'ailleurs inachevées, t. XXIV à XXXI).

Fabre-Magnan, Droit des obligations

– t. 1 : Contrat et engagement unilatéral, 3e éd., 2012 ;

– t. 2 : Responsabilité civile et quasi-contrats, 3e éd. 2013.

Fages, Droit des obligations, 4e éd. 2013.

Farjat, Droit privé de l'économie, vol. 2, Théorie des obligations, 1975.

Grynbaum, Droit civil, Les obligations, 2e éd. 2007.

 

Flour et Aubert, Les obligations

– vol. 1 : par É. Savaux, L'acte juridique (Livre premier : Les sources des obligations. Première partie : Les actes juridiques), 16e éd., 2014.

– vol. 2 : par É. Savaux, Le fait juridique (Livre premier : Les sources des obligations. Deuxième partie : Le fait juridique), 14e éd., 2011.

– vol. 3 : par É. Savaux, Le rapport d'obligation (Livre second : Le rapport d'obligation ; Première partie : La preuve de l'obligation ; Deuxième partie : Les effets de l'obligation ; Troisième partie : La transmission et la transformation de l'obligation ; Quatrième partie : L'extinction des obligations), 8e éd., 2013.

 

NB. les références sont ainsi mentionnées :

vol. 2 – Le fait juridique – n°…

vol. 3 – Le rapport d'obligation – n°…

 

Flour et Souleau

– Droit civil. Les libéralités, 1982.

– Droit civil. Les successions, 2e éd., 1987.

Gaudemet (E.), Théorie générale des obligations, publiée par Desbois et J. Gaudemet, préf. Capitant, 1937 (nouveau tirage 1965, avant-propos de P. Louis-Lucas).

Ghestin, Traité de droit civil

– La formation du contrat, tome 1, Le contrat. Le consentement, 4e éd., 2013 (par J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet)

– La formation du contrat, tome 2, L'objet et la cause. Les nullités, 4e éd., 2013 (par J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet).

– Effets du contrat, 3e éd., 2001 (par J. Ghestin, C. Jamin et M. Billiau).

Josserand, Cours de droit civil français, 3 vol. (pour les obligations, t. II, 3e éd., 1939).

Larroumet, Droit civil, tome III, Les obligations. Le contrat

– 1re partie, Conditions de formation, 6e éd., 2007.

– 2e partie, Effets, 6e éd., 2007.

le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d'indemnisation, 10e éd., Dalloz, coll. « Dalloz Action », 2014-2015.

Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Droit civil, Les obligations, 6e éd., 2013.

Malinvaud et Fenouillet, Droit des obligations, 12e éd., 2012.

Marty et Raynaud, Traité de droit civil, Les obligations

– t. I, Les sources, 2e éd., 1988.

– t. II, Le régime, 2e éd., 1989 (par Raynaud et Jestaz).

Mazeaud (H., L. et J.), Leçons de droit civil, 4 t. subdivisés en vol. réédités par de Juglart et F. Chabas (pour les obligations, t. II, vol. 1, 9e éd., 1998 par F. Chabas).

Planiol et Ripert, Traité pratique de droit civil français, 2e éd., 13 vol. (pour les obligations, t. VI, par P. Esmein, 1952 ; t. VII, par P. Esmein, Radouant et Gabolde, 1954).

Ripert et Boulanger, Traité de droit civil d'après le Traité de Planiol, 4 vol. (pour les obligations, t. II, 1957).

Sériaux, Droit des obligations, 2e éd., 1998.

Starck, Roland et Boyer, Droit civil. Obligations

1. Responsabilité délictuelle, 5e éd., 1996.

2. Contrat, 6e éd., 1998.

3. Régime général, 6e éd., 1999.

Terré, Simler et Lequette, Droit civil. Les obligations, 11e éd., 2013.

 

 

NB. Les articles cités par leur seul numéro sont ceux du Code civil.

Préambule

L'obligation, élément du patrimoine

1. La distinction des droits patrimoniaux et des droits extrapatrimoniaux. Parmi les droits qui sont susceptibles d'appartenir à un individu, il est classique d'opposer droits patrimoniaux et droits extrapatrimoniaux 1.

Les droits extrapatrimoniaux sont ceux qui ne sont pas susceptibles d'évaluation pécuniaire  2. Ils comprennent, au premier chef, les droits politiques de l'individu. Mais certains droits privés en font également partie. Ainsi, les droits de famille, notamment ceux qui dérivent de la filiation : droits et devoirs des parents, attachés à l'autorité parentale  3 ; droit de l'enfant d'entretenir des relations personnelles avec ses ascendants  4. Ainsi encore, les droits de la personnalité, qui sont ceux reconnus à tout homme en tant que tel, comme le droit à la vie, à l'honneur, à certaines libertés, au respect de la vie privée  5.

Ces droits, qui protègent des intérêts essentiellement moraux, n'ont pas de valeur chiffrable. À ce titre, ils sont « hors du commerce » : en principe au moins, ils sont incessibles et leur titulaire ne peut pas y renoncer. C'est par là qu'ils s'opposent aux droits patrimoniaux  6.

Les droits patrimoniaux sont, au contraire, ceux qui représentent, pour leur titulaire, un élément de richesse. Comme leur nom l'indique, ils font partie du patrimoine 7 : ils entrent dans la catégorie de ce que l'on appelle, lato sensu, les biens  8. Constituent, par exemple, des droits de cet ordre : la propriété de tel meuble ou de tel immeuble, la créance de telle somme d'argent.

2Définition sommaire de l'obligation. C'est parmi les droits patrimoniaux, tels que l'on vient de les caractériser, que se situent les obligations.

À titre de première « approche », dont il va sans dire qu'il faudra lui apporter ultérieurement bien des précisions, on peut, en effet, en donner la définition sommaire que voici : l'obligation constitue un lien de droit, unissant deux personnes, et en vertu duquel l'une (le créancier) est en droit d'exiger quelque chose de l'autre (le débiteur). Ce « quelque chose » peut être infiniment varié : le paiement d'une somme d'argent, l'accomplissement de tel travail  9

L'obligation apparaît ainsi comme la mise en œuvre juridique des rapports économiques qui s'établissent entre les hommes.

3La place de l'obligation parmi les droits patrimoniaux. De l'analyse qui précède, il ressort que l'obligation est un droit patrimonial et, par conséquent, un bien  10. Du moins l'est-elle, en tant qu'on l'envisage « activement », c'est-à-dire du côté du créancier : en chiffres, et comme élément de richesse, il revient au même d'être créancier de 100 000 euros ou d'être propriétaire d'un immeuble de la même valeur 11.

Pour caractériser l'obligation, cette constatation demeure cependant insuffisante : il existe, en effet, de nombreuses sortes de biens, surtout si l'on y inclut, comme il est d'usage, à côté des droits, les choses 12. L'obligation n'est donc qu'une « espèce », à l'intérieur d'un « genre », dans lequel il convient de la situer de manière plus précise. Or, cela nécessite une double opération :

– d'analyse, d'abord, pour établir, parmi les biens, des classifications (Section 1) ;

– de synthèse, ensuite, pour montrer qu'aussi divers soient-ils, tous les biens qui appartiennent à un même individu – et, notamment, tous les droits qui ont un même « sujet » – sont néanmoins regroupés dans une universalité unique, laquelle constitue, précisément, le patrimoine (Section 2).

Section 1

L'analyse : les classifications des biens

Deux classifications, qui d'ailleurs se compénètrent, sont à retenir. La première consiste à opposer les biens corporels aux biens incorporels (§ 1) ; la seconde, les meubles aux immeubles (§ 2).

§ 1. La distinction des biens corporels et des biens incorporels

Peu fondée dans son principe (A), elle offre plus d'intérêt dans ses applications, lesquelles conduisent à opérer des subdivisions, tant parmi les biens corporels (B) que parmi les biens incorporels (C).

A. Le principe de la distinction

4. Présentation et critique de la distinction. Les biens corporels sont les choses matérielles : celles qui tombent sous les sens, qui ont un corps. Ainsi, un fonds de terre ou une maison, une table ou une chaise.

Les biens incorporels sont les biens immatériels : ceux qui ne tombent pas sous les sens, qui n'ont pas de corps. Ils consistent dans des droits 13 : par exemple, une créance.

Ces définitions remontent à Rome, où les jurisconsultes disaient que les biens corporels sont ceux que l'on peut toucher, les biens incorporels ceux que l'on ne peut pas toucher.

Pour ancienne qu'elle soit, cette opposition n'en est pas moins contestable  14. Toute classification n'offre, en effet, d'intérêt qu'autant qu'elle a pour objet de répartir les parties d'un même tout : de distinguer des éléments qui, à côté de leur diversité, ont pour le moins un caractère commun. Or, on met ici, d'un côté les choses, de l'autre essentiellement les droits : c'est-à-dire des éléments parfaitement hétérogènes, et qu'il n'y a aucune raison de réunir, d'abord, dans une même catégorie générale.

C'est dire que, logiquement, les choses ne devraient pas être considérées comme des biens. Car ce qui a une valeur, ce qui est un facteur de richesse, ce ne sont pas les choses en soi, mais les droits dont elles sont l'objet  15. Une chose sur laquelle personne n'a aucun droit ne constitue pas un bien, de par sa seule matérialité  16.

5Portée véritable de la distinction. Comment une classification aussi peu satisfaisante a-t-elle pu, cependant, se créer et, surtout, se maintenir ?

Cela n'est explicable que par une raison de terminologie : à savoir que, dans la langue courante, on confond toujours le droit de propriété et son objet. On ne dit pas « la maison sur laquelle j'ai un droit de propriété », ni même « dont je suis propriétaire » ; on dit « ma maison ». Étant le droit le plus complet que l'on puisse avoir sur une chose, le droit de propriété s'identifie avec celle-ci.

Au contraire, lorsque l'on a un droit moins fort, il est nécessaire d'en indiquer la nature. Ainsi, l'on dira « la maison sur laquelle j'ai un droit d'usufruit » ou « dont je suis usufruitier »  17. Par-là, le droit (bien incorporel) se distingue, cette fois, de son objet : de la chose matérielle sur laquelle il porte. La distinction n'est donc pas, sinon dans les mots, entre choses et droits. En réalité, elle se réduit à une opposition entre le droit de propriété, considéré comme un bien corporel, et tous les autres droits, considérés comme des biens incorporels  18.

Ainsi entendue, elle devient plus compréhensible, mais demeure insuffisamment nuancée, car ni l'une ni l'autre catégorie n'est parfaitement homogène.

B. Les subdivisions des biens corporels (les diverses variétés de choses)

Ces subdivisions, qui n'ont pas un intérêt majeur pour l'étude des obligations, ne seront signalées que rapidement  19.

6. Opposition des choses appropriées et des choses non appropriées. Les biens corporels, choses appropriées, s'opposent aux choses non appropriées qui, elles, ne constituent pas des biens. Les unes et les autres sont néanmoins l'objet de classifications.

a) Les choses non appropriées comprennent les choses communes et les choses sans maître.

Les choses communes sont celles qui, par leur nature même, sont insusceptibles d'appropriation : l'air, l'eau de la mer. Il ne se pose à leur propos d'autre problème que de permettre à chacun d'en faire usage sans nuire au droit semblable des autres hommes. L'article 714 dispose : « Il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d'en jouir »  20.

Les choses sans maître (res nullius) sont celles qui, étant susceptibles d'être appropriées, ne le sont pas, en fait, au moment où on les considère. Il en est qui ne l'ont encore jamais été : le gibier  21, les poissons de la mer et des cours d'eau  22. Il en est d'autres que leur propriétaire a abandonnées avec l'intention de renoncer à ses droits (res derelictae). La propriété de l'une et l'autre variété de choses sans maître s'acquiert par un mode spécial : l'occupation, qui consiste simplement à s'en emparer.

b) Les choses appropriées appartiennent soit à un particulier, soit à une personne morale de droit public : État, département, commune.

Aux premières sont applicables toutes les règles concernant le droit de propriété, telles que les édicte le Code civil. Les secondes sont les biens domaniaux, qui se subdivisent à leur tour. Les biens du domaine public sont ceux qui sont directement affectés à un usage public, comme les routes et les fleuves ; aussi sont-ils soumis à un régime très spécial : ils sont, notamment, inaliénables et imprescriptibles. Les biens du domaine privé n'ont pas cette affectation ; aussi les règles ordinaires du droit civil leur sont-elles, en principe, applicables.

7. Distinctions fondées sur les caractères physiques des choses. Ces distinctions sont au nombre de trois.

Choses consomptibles et non consomptibles. Les choses consomptibles sont celles dont on ne peut se servir sans les consommer : on dit qu'elles se consomment par le premier usage. Ce peut être une consommation matérielle, consistant dans la destruction de la chose : aliments, charbon… Ce peut être une consommation juridique, consistant dans l'aliénation de la chose : la monnaie…

Les choses non consomptibles sont, au contraire, susceptibles d'un usage prolongé : une maison, du mobilier…

Choses fongibles et non fongibles. Les choses fongibles, dites aussi choses de genre, sont celles qui se pèsent, se comptent ou se mesurent ; elles offrent ainsi un caractère interchangeable, du moins à qualité égale. Si une vente a porté sur un certain poids de charbon ou un certain volume de vin, de qualité déterminée, il importe peu à l'acheteur de recevoir tel sac ou tel tonneau.

Les choses non fongibles, ou corps certains, sont individualisées ; aussi ne peuvent-elles pas être remplacées les unes par les autres. Si une vente a porté sur une maison, c'est de celle-ci que l'acheteur doit être mis en possession, non de telle autre, serait-elle exactement semblable.

Meubles et immeubles. Bien que cette classification soit la plus importante  23, elle n'est, pour l'instant, qu'à signaler ; car, plus générale que les précédentes, elle s'applique non seulement aux choses, mais aux droits. Pour en comprendre la portée, il est donc nécessaire de connaître, d'abord, les subdivisions des biens incorporels : c'est-à-dire, essentiellement, des droits.

C. Les subdivisions des biens incorporels (les diverses variétés de droits)

L'étude de ces subdivisions offre, quant aux principes, un intérêt très supérieur, en ce qu'elle conduit à analyser quelques-unes des notions les plus fondamentales du droit : à commencer par l'obligation, envisagée comme droit de créance, c'est-à-dire activement  24.

La classification essentielle consiste à distinguer entre ce droit de créance, qui existe à l'égard d'une personne, et le droit réel, qui porte sur une chose. Mais cette opposition ne rend pas compte de toute la réalité ; il existe une troisième catégorie, moins nettement définie : celle des droits intellectuels ou propriétés incorporelles.

1° La distinction du droit de créance et du droit réel

L'opposition, très marquée, que la doctrine classique avait établie entre eux, a été l'objet, depuis la fin du xixe siècle, de vives critiques  25. Celles-ci n'ont pas abouti à détruire la distinction  26. Du moins ont-elles permis d'affiner l'analyse de l'un et l'autre de ces droits.

a) La notion classique du droit de créance (l'obligation)

8. Définition et terminologie. Le droit de créance – que l'on appelle parfois, aussi, droit personnel  27 – représente l'aspect positif ou actif de l'obligation : c'est-à-dire du lien de droit existant entre deux personnes, et en vertu duquel l'une (le créancier) est en droit d'exiger quelque chose de l'autre (le débiteur)  28.

De la généralité de la formule, on retiendra dès l'abord que, dans la langue juridique, et contrairement à l'acception courante du mot, il est d'autres créances que de sommes d'argent. Une personne a commandé un meuble à un artisan : elle a une créance contre celui-ci, qui est « obligé » d'exécuter la commande. Le vendeur d'un fonds de commerce s'est engagé à ne pas se réinstaller dans le même quartier, de manière à ne pas faire concurrence à son acheteur : le second a une créance contre le premier, qui est « obligé » de respecter sa promesse  29.

Ainsi définie, l'obligation constitue donc un droit de créance lorsqu'on l'envisage du côté du créancier. Celui-ci en est le sujet actif. Il a un pouvoir de contrainte à l'égard du débiteur, qu'il peut obliger à lui payer la somme convenue, à lui faire la livraison promise…

Envisagée du côté de celui qui est tenu de l'exécuter, l'obligation constitue une dette. Le débiteur en est le sujet passif.

À proprement parler, le terme obligation désigne le rapport juridique, vu sous ses deux faces 30. En fait, il est souvent pris comme synonyme de dette, ce qui évoque plus concrètement la situation créée entre les intéressés : la charge de payer, de livrer… qui pèse sur le débiteur.

9. Caractères du droit de créance : droit exercé contre le débiteur et portant sur le patrimoine de ce débiteur. Pour poursuivre l'analyse, plaçons-nous sous l'angle de l'obligation envisagée activement, sous l'angle du droit de créance. Deux traits essentiels, et d'ailleurs complémentaires, caractérisent celui-ci.

En premier lieu, ce droit appartient à une personne contre une autre : il est constitutif d'un rapport purement personnel. À ce titre, il n'a qu'un effet relatif, c'est-à-dire limité aux relations entre créancier et débiteur. Pour obtenir ce qui lui est dû, celui-là ne peut s'adresser qu'à celui-ci.

En second lieu, le droit de créance ne porte pas sur un ou plusieurs biens déterminés, mais sur le patrimoine du débiteur : sur l'ensemble de ses biens, considérés comme formant un tout. On dit que, sur ce patrimoine, le créancier a un droit de gage général 31.

En théorie, le second caractère ne contredit aucunement le premier. Il ne fait, tout au contraire, que le confirmer ; le patrimoine, en effet, a été lui-même conçu par la doctrine classique comme une émanation, une sorte de reflet de la personnalité  32. Être tenu personnellement ou l'être sur tous ses biens : ces formules sont synonymes. La rédaction de l'article 2284 du Code civil (Ord. du 23 mars 2006 ; anc. art. 2090)  33 fait apparaître nettement le lien entre les deux idées.

En pratique, un changement très net s'est produit au cours de l'histoire. Originairement, le droit du créancier a porté directement sur la personne même du débiteur. Ce fut, par exemple, le droit de faire vendre ce dernier comme esclave en cas d'inexécution de l'obligation et, plus longtemps, le droit de le faire emprisonner pour le contraindre à l'exécution  34. Aujourd'hui, ce droit ne porte plus sur la personne que de manière indirecte : on atteint la personne du débiteur à travers ses biens, lesquels peuvent être l'objet d'une saisie.

10. Conséquences à déduire de ces caractères : fragilité du droit de créance due à l'absence de droit de suite et de droit de préférence. N'existant ainsi que contre une personne déterminée et portant sur son patrimoine, non sur tel ou tel de ses biens, le droit de créance est, par là même, extrêmement fragile. La valeur et l'efficacité en sont subordonnées à la solvabilité du débiteur. Que, dans le patrimoine de celui-ci, le passif l'emporte sur l'actif : l'obligation restera inexécutée, en tout ou en partie. Tant vaut le patrimoine du débiteur, tant valent les droits du créancier, puisque tel est son gage.

Supposons que le débiteur aliène un de ses biens. Immédiatement, le créancier perd la faculté de saisir ce bien, qui a échappé à son « gage général ». La créance est exécutoire sur le patrimoine, mais sur le patrimoine tel qu'il existe au moment de la saisie  35.

C'est ce que l'on exprime, en termes techniques, en disant que le créancier n'a pas de droit de suite. Il ne peut pas suivre les biens aliénés, aller les reprendre entre les mains de l'acquéreur.

Supposons que le débiteur contracte de nouvelles dettes. Ses nouveaux créanciers vont acquérir, eux aussi, un droit de gage général sur son patrimoine : en sorte que, si celui-ci ne suffit pas pour payer tout le monde, chacun ne touchera qu'une partie de sa créance. L'article 2285 du Code civil (Ord. du 23 mars 2006 ; anc. art. 2093) dispose : « Les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers et le prix s'en distribue entre eux par contribution » – c'est-à-dire proportionnellement à leurs droits respectifs.

C'est ce que l'on exprime en disant que le créancier n'a pas de droit de préférence. Le plus ancien, alors même qu'il a traité avec un débiteur qui était alors solvable, subit le concours des plus récents. C'est encore parce que le droit de créance est exécutoire, non sur tels biens individualisés, mais sur le patrimoine tel qu'il existe au moment de la saisie. En présence d'une pluralité de créanciers, le droit de chacun s'analyse en un droit à une fraction de ce patrimoine.

Par-là se marque l'opposition entre le droit réel et le droit de créance.

b) La notion classique du droit réel

11. Définition. Aubry et Rau en ont donné une définition célèbre, que l'on peut simplifier en disant que c'est un pouvoir juridique reconnu à une personne, et qui porte directement sur une chose  36.

L'exemple caractéristique en est le droit de propriété (art. 544), dont on verra ci-dessous  37 les prérogatives qu'il confère à son titulaire, et qui, pour celui-ci, constituent autant d'éléments de son pouvoir sur la chose qui lui appartient  38. Il suffit, pour l'instant, de dégager les deux traits essentiels qui le caractérisent, et qui se retrouvent pour tout autre droit réel.

12. Caractères du droit réel : droit exercé sur la chose et droit opposable à tous. En premier lieu, et conformément à la définition qui précède, le propriétaire exerce son droit sur la chose de façon directe. Il s'en sert, par exemple, sans passer par l'intermédiaire de personne. Le contact entre lui et la chose est immédiat. Il y a là une première différence avec la situation d'un créancier qui ne peut, au contraire, faire valoir son droit qu'en s'adressant à son débiteur  39.

En second lieu, et si le propriétaire n'a rien de positif à demander à autrui, il peut empêcher quiconque de porter atteinte à son droit : d'en « troubler », dit-on, l'exercice. Ce second caractère prolonge logiquement le premier : c'est parce que le droit réel porte directement sur la chose que tout le monde est tenu de le respecter. Aussi Aubry et Rau les incluent-ils, l'un et l'autre, dans leur définition : « créant un rapport immédiat et direct entre une chose et la personne au pouvoir de laquelle elle se trouve soumise…, les droits réels sont par cela même susceptibles d'être exercés, non pas seulement contre telle personne déterminée, mais envers et contre tous »  40. Ce sont, dit-on parfois, des droits absolus.

L'antithèse entre les deux catégories de droits est donc complète.

Le droit de créance ne porte pas sur une chose déterminée et il n'a qu'un effet relatif.

Le droit réel porte directement sur une chose déterminée et il est opposable à tous  41.

13. Conséquences à déduire de ces caractères : solidité du droit réel, due au droit de suite et au droit de préférence. Les conséquences en sont, tout naturellement, que le droit réel est infiniment plus solide que le droit de créance. Pour le montrer, continuons à raisonner sur l'exemple de la propriété.

Supposons qu'un tiers s'empare du bien d'autrui. Celui à qui ce bien appartient pourra le « revendiquer », le reprendre à l'usurpateur. C'est le droit de suite : le propriétaire peut exercer son droit sur la chose, dans quelques mains que celle-ci se trouve  42.

Supposons qu'une personne ait vendu l'un de ses biens, mais ne l'ait pas encore matériellement livré. L'acheteur n'en a pas moins acquis, d'ores et déjà, la propriété. À ce titre, il pourra obtenir la livraison, alors même que le vendeur serait insolvable. Les créanciers de ce dernier ne pourront pas lui disputer la valeur de la chose, prétendre la partager avec lui. C'est le droit de préférence : pour exercer son droit, le propriétaire passe avant toute autre personne.

Droit de suite et droit de préférence ne sont ainsi que des aspects – des modalités, peut-on dire – de l'opposabilité absolue du droit réel. C'est cette opposabilité qui permet de l'exercer contre quiconque et avant quiconque.

Reste alors à indiquer sommairement quels sont les divers droits réels.

14. Classification des droits réels : droits réels principaux. Les droits réels se répartissent entre droits réels principaux et accessoires.

Les premiers sont ceux qui appartiennent à leur titulaire isolément : sans accompagner un droit de créance. Ils ont pour trait commun de conférer audit titulaire une maîtrise de la chose : maîtrise qui lui permet de profiter, en tout ou en partie, des avantages matériels que cette chose est susceptible de procurer.

Le plus complet – le droit réel type – est le droit de propriété, qui s'analyse en une maîtrise totale de la chose. Il comporte, en effet, trois attributs (art. 544) : droit de se servir de la chose, ou usus ; droit d'en jouir, c'est-à-dire d'en percevoir les revenus, ou fructus ; droit d'en disposer, ou abusus. Les autres droits réels principaux ne confèrent qu'une maîtrise partielle de la chose : ce pourquoi on les appelle démembrements de la propriété. Contrairement au droit de propriété qui fait qu'une chose est sienne, ils portent sur un bien appartenant à autrui. Les plus importants sont l'usufruit et les servitudes.

L'usufruit (art. 578) peut se définir : la propriété, moins l'abusus. Il permet de se servir de la chose et d'en jouir (usus et fructus), non d'en disposer. Cette dernière faculté reste attribuée au propriétaire qui, ainsi réduit dans ses prérogatives, est dénommé nu-propriétaire  43.

Les servitudes (art. 637) s'analysent en un droit, pour le propriétaire d'un immeuble, de retirer certains avantages d'un immeuble voisin ; ainsi le propriétaire d'un immeuble enclavé a une servitude de passage, sur le terrain voisin, pour accéder à la voie publique (art. 682 à 685). Du fait qu'elle est un droit réel, la servitude est attachée à la propriété des deux immeubles considérés : tous les propriétaires successifs de l'un (fonds dominant) en profitent ; tous les propriétaires successifs de l'autre (fonds servant) la supportent.

On réserve parfois à ces droits réels principaux la dénomination de « biens ». Cette terminologie est celle du Code civil (v. l'intitulé du Livre III). Elle est pourtant fausse : ainsi qu'il a été indiqué dès l'abord  44, un droit de créance est, lui aussi, un bien.

Une question jadis très discutée fut de savoir si les droits réels énoncés par le code civil étaient en nombre limité ou sil était au contraire loisible aux particuliers d'en créer d'autres par des conventions 45. Bien que la Cour de cassation ne se soit pas montrée hostile à la liberté de modifier et de décomposer le droit de propriété 46, l'accord s'était plutôt fait, finalement, dans le sens contraire du numerus clausus des droits réels, et on ne trouvait pas beaucoup, en pratique, de droits réels autres que ceux énoncés par le code.

Les choses ont considérablement évolué avec deux arrêts récents de la Cour de cassation. Par une première décision du 23 mai 2012, rendue à propos du droit de prélever des arbres morts, vifs et à naître, accordé à perpétuité dans un partage à un frère par l'autre qui recevait la propriété des parcelles, la troisième chambre civile a jugé que cette prérogative était perpétuelle et ne pouvait s'éteindre par le non-usage 47 – ce qui est l'apanage de la seule propriété. Par un deuxième arrêt du 31 octobre 2012, qui concernait la réservation, par le vendeur d'un immeuble, de la jouissance ou de l'occupation d'un local situé dans ce dernier, elle a affirmé, en visant les articles 544 et 1134 du code civil, que le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien 48.

La portée de ces arrêts est discutée, notamment quant à l'étendue de la liberté reconnue aux parties. Mais il est certain que la Cour pose pour principe la faculté de créer sur un bien des droits réels qui ne sont pas ceux que le code énonce.

15. Droits réels accessoires. Les droits réels accessoires tiennent leur nom du fait qu'ils accompagnent une créance. Contrairement aux précédents, ils ne confèrent à leur titulaire aucune maîtrise de la chose sur laquelle ils portent : aucun pouvoir d'utiliser matériellement celle-ci. Quel en est alors l'intérêt ? C'est uniquement – mais cela seul représente un avantage considérable – de renforcer la créance dont ils sont l'accessoire, en augmentant les garanties de paiement du créancier. Étant en même temps titulaire d'un droit réel, celui-ci bénéficiera du droit de suite et du droit de préférence  49.

Les plus notables de ces droits réels accessoires sont l'hypothèque, qui porte sur les immeubles (C. civ., art. 2393, Ord. du 23 mars 2006), et le gage, qui porte sur les meubles (C. civ., art. 2333 s., Ord. du 23 mars 2006). Soit un « créancier hypothécaire » ; si son débiteur aliène l'immeuble hypothéqué, il peut le saisir entre les mains de l'acquéreur : droit de suite. Et, pour obtenir son paiement sur le prix, il passe avant les autres créanciers : droit de préférence.

C'est pourquoi ces droits réels accessoires sont aussi désignés sous la dénomination de « sûretés »  50. Ce terme montre bien que le créancier qui en est titulaire bénéficie d'une sécurité de paiement que n'ont pas les autres, lesquels sont appelés, par opposition, « créanciers chirographaires »  51.

c) Les critiques élevées contre la distinction classique du droit de créance et du droit réel

Les auteurs qui ont critiqué cette distinction ont en commun de vouloir ramener à l'unité les deux sortes de droits. De manière curieuse, au moins en apparence, leurs opinions s'opposent cependant trait pour trait.

Pour certains, c'est la notion de droit réel qui est un faux-semblant : un tel droit n'est qu'une forme particulière d'obligation. Telle est la thèse – dite « théorie personnaliste » – qu'a soutenue Planiol dès 1899  52.

Pour d'autres, c'est, au contraire, l'obligation qui se ramène au droit réel. Cette thèse – dite « théorie objectiviste » – a été suggérée par Saleilles  53, avant d'être approfondie par Ginossar  54.

16. La critique personnaliste. Planiol n'admet pas qu'il puisse exister un rapport de droit entre une personne et une chose. En effet, « donner à l'homme un droit sur la chose équivaudrait à imposer une obligation à la chose envers l'homme, ce qui serait une absurdité »  55. L'illusion tient à ce que le droit réel met au premier plan la possibilité matérielle, qu'a un individu, de détenir la chose et de s'en servir en maître. Mais cette possibilité n'est qu'un état de fait, qui s'appelle la possession ; elle n'est pas le droit lui-même. Celui-ci réside dans la faculté, attribuée à son titulaire – et que concrétisent le droit de suite et le droit de préférence –, d'imposer à tous le respect de sa situation : d'empêcher quiconque de le troubler dans l'exercice de la maîtrise qui lui est reconnue sur la chose  56.

Dès lors, la nature véritable du droit réel apparaît : au même titre que l'obligation, il est un rapport entre des personnes, et qui, comme tout autre droit, comporte un sujet actif, un sujet passif, et un objet. Le sujet actif est son titulaire ; le sujet passif, ce sont toutes les autres personnes, obligées de respecter la possession du premier ; l'objet est la chose elle-même. Le droit réel se ramène ainsi à une obligation passive universelle : c'est-à-dire une obligation existant entre un individu, comme sujet actif, et tout le monde, sauf lui, comme sujet passif. Il ne se distingue du droit de créance que par sa complexité plus grande, non par sa nature  57.

Pour séduisante qu'elle soit, cette théorie ne paraît pas admissible 58.

En premier lieu, et s'il est certes exact qu'une chose ne peut être qu'objet de droit, encore est-il nécessaire de déterminer, dans chaque cas, la mesure exacte de ce droit. Or, la notion d'obligation passive universelle ne le permet pas, parce qu'elle tend à définir « le » droit réel, considéré abstraitement et en soi, alors qu'il existe « des » droits réels, dont les variétés se distinguent, concrètement, par l'ampleur et la qualité des pouvoirs que chacune confère sur la chose  59 : usus, fructus et abusus pour la propriété ; usus et fructus seulement pour l'usufruit, etc. Cela oblige à réintroduire dans la définition le rapport direct entre la personne et la chose, justement relevé par les classiques, et qui individualise tel droit réel par comparaison à tel autre. Ce rapport n'est d'ailleurs pas un simple fait, se réduisant à la possession ; la preuve en est que celle-ci conduit, au bout d'un temps variable, à l'appropriation de la chose, ce qui est la marque même du droit  60.

En second lieu, il n'est pas exact que toutes les personnes (le sujet passif universel) qui doivent respecter le droit réel soient, par-là, tenues d'une véritable obligation. Être obligé, au sens technique du mot, c'est subir une atteinte à sa liberté naturelle d'agir ou de ne pas agir, en se voyant imposer soit l'accomplissement d'un acte déterminé, soit, au contraire, une abstention également déterminée : ce qui se traduit, pour le débiteur, par une charge particulière, figurant au passif de son patrimoine. En matière de droit réel, il en va tout différemment. Les prétendus sujets passifs ne sont que dans la situation normale où se trouvent tous les membres de la société : la prétendue « obligation » où je suis, de ne pas porter atteinte à la propriété (ou à l'usufruit, ou à la servitude…) d'autrui, n'est pas, pour moi, une dette  61. De ce point de vue, l'erreur de Planiol est d'avoir confondu opposabilité et obligation : ce n'est pas parce qu'un droit est opposable à une personne que celle-ci est débitrice d'une obligation  62.

Il est, en tout cas, assez remarquable que ce soit à partir de cette même notion d'opposabilité que les tenants de la théorie objectiviste aient abouti à une conclusion directement contraire à celle de Planiol.

17La critique objectiviste. L'amorce de cette thèse apparaît chez Saleilles, qui souligne la valeur économique que revêt l'obligation : valeur qui se détache de la personnalité des parties engagées dans le vinculum juris (lien de droit)  63. Ainsi, la créance prend-elle son autonomie par rapport aux personnes : elle « s'objectivise », à la manière du droit réel lui-même  64.

Ginossar a poussé plus loin l'analyse, en observant qu'une stricte définition des deux droits ne fait pas apparaître de différence fondamentale entre eux. La distinction repose sur cette constatation que le titulaire du droit réel a un pouvoir direct et immédiat sur la chose, alors que le titulaire du droit de créance n'a ce pouvoir que de façon indirecte et médiate : il lui faut passer par l'intermédiaire du débiteur. En soi, l'opposition est subtile ; et c'est pour la rendre plus nette que les classiques ont insisté sur le droit de suite et le droit de préférence, qui sont la marque de l'opposabilité du droit réel aux tiers. Mais, précisément, cette opposabilité n'est pas spécifique du droit réel  65. Le rapport d'obligation est, lui aussi, opposable aux tiers : nul n'est admis à venir troubler le lien obligatoire unissant deux personnes  66.

Cette observation conduit à parfaire l'analyse du droit de créance, en y distinguant : d'une part, un lien entre le créancier et le débiteur, et qui constitue la substance de la créance ; d'autre part, un lien entre le créancier et toutes les autres personnes (qui correspond à ce que Planiol appelait, pour le droit réel, l'obligation passive universelle), et qui marque la maîtrise du créancier sur son droit  67.

Compte tenu de ce que l'opposabilité aux tiers est le signe distinctif de la propriété, Ginossar est alors conduit à dire que la créance est elle-même une chose susceptible d'appropriation. Cela ne porte pas atteinte à la notion même d'obligation, qui est un lien interpersonnel ; mais cela souligne que la valeur économique qu'elle représente est objet de propriété pour le créancier  68.

18Conclusion. Il est incontestable que la théorie de Ginossar est très riche et permet un très sensible affinement de la comparaison entre le droit réel et le droit de créance. Mais elle fait sans doute trop abstraction de la substance même de la créance : substance qui fait précisément apparaître l'irréductible différence entre les deux sortes de droits, quant aux modalités d'exécution dont ils sont respectivement susceptibles. Pour le droit réel, cette exécution dépend de la seule volonté de celui qui en est titulaire. Pour le droit de créance, elle reste conditionnée par la volonté du débiteur.

À trop insister sur l'appropriation, révélée par l'opposabilité commune aux deux sortes de droits  69, on risque de masquer cette différence, qui demeure fondamentale  70. Aussi vaut-il mieux conserver la conception classique, qui a du moins le mérite de souligner la fragilité du droit de créance par rapport au droit réel.

Ainsi, droits réels et droits de créance constituent-ils les deux grandes variétés de droits patrimoniaux ; et l'on considérait autrefois qu'il n'en existait pas d'autres.

La réalité est plus complexe. Le patrimoine comprend une troisième catégorie de droits, mais dont la dénomination même est moins fermement fixée : les droits intellectuels ou propriétés incorporelles.

2° Les droits intellectuels ou propriétés incorporelles

19. Indications sommaires. Chacune de ces terminologies a ses mérites. La première indique que les droits considérés naissent de l'activité de l'homme et consistent dans le pouvoir, reconnu à celui-ci, de tirer profit de cette activité. La seconde fait ressortir que ces mêmes droits ressemblent à la propriété (car ce n'est qu'une image), en ce qu'ils sont opposables à tous. Mais, à la différence de la propriété véritable, ils ont un objet immatériel : d'où la formule de propriété « incorporelle »  71.

Sur le fond, on distingue, parmi ces droits, deux grandes catégories  72.

a) Les droits sur les œuvres de l'esprit, ou droits intellectuels proprement dits, qui sont le droit de propriété littéraire et artistique, et le droit de propriété industrielle, portant sur les brevets d'invention, les marques de fabrique.

Ainsi le droit de propriété littéraire et artistique, régi par le Code de la propriété intellectuelle, comprend : d'une part, un droit pécuniaire – droit de tirer profit de l'œuvre par reproduction ou représentation – qui s'analyse en un monopole d'exploitation ; d'autre part, un droit moral, qui confère à l'auteur la faculté de toujours modifier son œuvre et qui lui permet de se refuser à la divulguer  73.

b) Les droits de clientèle, tels que les offices ministériels, les fonds de commerce. Ces derniers comprennent, en effet, non seulement des biens corporels (outillage et marchandises), mais aussi des éléments incorporels, comme l'enseigne et la clientèle.

Pour les clientèles dites « civiles », attachées aux membres des professions libérales, la situation est plus complexe. Pendant longtemps, leur cession a été prohibée comme illicite. Toutefois, cette interdiction était, en pratique, contournée par le moyen de conventions qui ne prenaient en considération la clientèle que de manière indirecte en stipulant, à la charge du praticien cédant son cabinet, une obligation de présentation du successeur à la clientèle et un engagement de non-réinstallation. La jurisprudence a fini par valider cette cession de clientèle comme telle, sous condition de respect de la liberté des clients  74.

On voit que tous ces droits n'entrent exactement ni dans la définition classique du droit de créance, ni dans celle du droit réel, encore que l'on ait longtemps vu là une classification de portée absolument générale. Du droit réel, le droit intellectuel se distingue, en ce que l'objet en est immatériel ; du droit de créance, en ce qu'il est plus qu'un lien entre deux personnes déterminées.

Il reste alors à intégrer cette sorte très particulière de droits à la seconde classification, précédemment annoncée, des biens : celle des meubles et des immeubles.

§ 2. La distinction des meubles et des immeubles

Englobant et les biens corporels (ou choses) et les biens incorporels (ou droits), elle est traditionnellement présentée comme la classification majeure : la summa divisio  75. L'exposé des intérêts pratiques qui lui sont attachés (A) précédera l'application de cette distinction aux choses (B), puis aux droits (C).

A. Les intérêts de la distinction

20. Différences de régime entre meubles et immeubles. Sans prétendre énumérer toutes ces différences – énumération qui serait fastidieuse et sur laquelle, de surcroît, il sera plus logique d'insister à propos de l'étude des droits réels principaux, exclue du droit des obligations – on notera qu'elles s'ordonnent autour de deux grandes idées : l'une qui est juste ; l'autre qui est devenue aujourd'hui contestable.

 

Différences fondées sur les caractères physiques des deux sortes de biens. C'est l'idée juste : les mêmes règles ne conviennent pas aux biens qui ont un siège fixe (immeubles) et à ceux qui ne l'ont pas (meubles).

Ainsi, le transfert de la propriété d'un immeuble est soumis à des formalités de publicité, dites de publicité foncière, lesquelles sont faciles à mettre en œuvre, parce qu'on peut les accomplir en un lieu déterminé : celui de la situation de l'immeuble  76. La même publicité ne se conçoit pas pour le transfert de la propriété d'un meuble : vu la mobilité de celui-ci, on ne saurait pas où l'organiser  77.

Pareillement, la possession – fait d'avoir la maîtrise d'un bien, indépendamment du point de savoir si l'on en est vraiment propriétaire – n'a pas le même rôle ici et là. Pour les immeubles, elle ne confère la propriété que par un long délai : celui de la prescription acquisitive (C. civ., art. 2255 s. ; L. no 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, anc. art. 2219 s.). Il s'ensuit que, jusque-là, celui qui a acheté l'immeuble à quelqu'un qui n'en était pas propriétaire (cas d'acquisition a non domino) ne le devient pas lui-même. Ce qui est logique  78. Et ce qui n'est pas, pour autant, contraire à la sécurité des transactions ; car l'acheteur peut facilement se renseigner sur les droits du vendeur, en recherchant « l'origine de propriété » de l'immeuble  79. Pour les meubles, dont l'acquisition ne laisse généralement pas de traces, semblables investigations seraient impossibles. On a donc été conduit à confondre, pratiquement, propriété et possession : celui qui achète un meuble en devient propriétaire, même si le vendeur ne l'était pas, pourvu toutefois qu'il soit entré en possession et qu'il soit de bonne foi (c'est-à-dire qu'il ait ignoré le défaut de droit du vendeur). C'est la règle célèbre : en fait de meubles, la possession vaut titre (art. 2276, anc. art. 2279). Règle illogique en soi  80, mais sans laquelle la sécurité des transactions serait ruinée.

Enfin, les règles de compétence territoriale, en cas de litige, diffèrent parfois pour les deux sortes de biens. En matière réelle immobilière, est compétent le tribunal du lieu de situation de l'immeuble (C. pr. civ., art. 44) ; en matière mobilière, celui du lieu où demeure le défendeur (C. pr. civ., art. 42).

Ces différences n'ont jamais été sérieusement critiquées : c'est la nature même des choses qui les impose.

 

Différences fondées sur la valeur économique des deux sortes de biens. Il a été traditionnellement considéré que les immeubles sont plus précieux que les meubles, ceux-ci n'étant que des biens négligeables : res mobilis, res vilis, disait-on sous l'Ancien Droit  81. Faisant état de cet adage, le Code civil avait assuré à la propriété immobilière une protection plus forte qu'à la propriété mobilière. Il garantissait la conservation des immeubles – et d'eux seuls – par leur propriétaire et dans la famille de celui-ci : et cela, spécialement en deux matières.

Dans la réglementation des incapacités, l'aliénation des immeubles était entourée de formalités strictes. L'aliénation des meubles était plus facile.

Dans la réglementation du régime matrimonial de la communauté légale – applicable en l'absence de contrat de mariage –, chacun des époux conservait la propriété de ses immeubles, qui constituaient des biens propres. Les meubles étaient communs : c'est-à-dire que chacun acquérait, en somme, la moitié de ceux qui appartenaient originairement à son conjoint.

Ces différences sont devenues anormales au fur et à mesure que les fortunes mobilières – constituées, par exemple, par des fonds de commerce ou des titres de bourse – se sont développées  82. C'est pourquoi la législation tend à une unification, en matière d'incapacités (L. du 14 déc. 1964 ; C. civ., art. 414 s. actuels) comme en matière de régime matrimonial (L. du 13 juill. 1965 ; C. civ., art. 1400 s. actuels). Sous le nouveau régime de communauté légale, chaque époux conserve comme propres – sans distinguer désormais entre meubles et immeubles – les biens qu'il possédait en se mariant et ceux qu'il acquiert à titre gratuit pendant le mariage.

Il n'est d'ailleurs pas certain que cette évolution soit pleinement satisfaisante. Les raisons économiques qui justifiaient la diversité ancienne ont certes disparu : les meubles valent maintenant autant que les immeubles. Encore pourrait-on faire déjà des réserves sur ce point : à long terme, un placement immobilier est généralement plus avantageux qu'un placement mobilier. Mais, en tout cas, cette diversité reposait aussi sur une raison psychologique qui, elle, a subsisté. Les immeubles ont un caractère familial plus marqué que les meubles : une plus grande vertu d'enracinement de l'individu. Il était donc naturel d'en assurer, avec plus d'énergie, la conservation dans la famille.

21Portée générale de la classification. La dualité de régime, ci-dessus analysée, permet seule de comprendre que la classification dont il s'agit englobe tous les biens. Ce qu'énonce, en une formule concise, l'article 516 : tous les biens sont meubles ou immeubles.

Rien n'est plus normal pour les biens corporels : de par sa nature même, une chose est forcément mobilière ou immobilière. En revanche, un droit – notion immatérielle – n'est, en soi, ni meuble, ni immeuble. On se serait donc attendu à voir les biens incorporels rester en dehors de cette distinction. Il a été cependant nécessaire de les y intégrer ; faute de quoi on n'aurait pas su à quel groupe de règles il fallait soumettre chacun d'eux.

Ainsi a-t-on abouti à une inévitable interférence entre la classification meubles-immeubles et la classification biens corporels-biens incorporels. Il y a des choses mobilières et des choses immobilières : ce qui va de soi. Il y a des droits mobiliers et des droits immobiliers : ce qui ne va pas toujours sans un certain artifice.

B. L'application de la distinction aux choses

22Meubles et immeubles par nature. C'est ici, on vient de le dire, que la distinction correspond à une réalité concrète. Le critère en est la fixité ou la mobilité du bien considéré : donnée purement physique  83.

Les immeubles comprennent la terre et ce qui lui est incorporé : fonds de terre, bâtiments, arbres, végétaux (art. 518 à 521)  84. Une récolte sur pied, des fruits non encore cueillis ont ce caractère.

Le meuble est toute chose susceptible de déplacement, soit qu'elle se déplace elle-même, soit qu'elle ne puisse être déplacée que sous l'action d'une force étrangère (art. 528). Le mot a donc, en droit, un sens plus large que dans la langue courante : un animal, un véhicule sont des meubles, comme une table ou une chaise.

Dans le système du Code civil, les animaux sont des biens meubles. Cette perception ne correspond plus à l'état de nos mœurs et à la psychologie sociale 85. Une modification de son statut est donc envisagée. Une proposition de loi a été déposée tendant à reconnaître à l'animal, dans le Code civil, le caractère d'être vivant et sensible. Plus récemment, un amendement à un projet de loi de modernisation et de simplification du droit a repris l'idée en proposant d'ajouter au Code civil un article 515-14 déclarant que les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Il ajoute que les animaux sont soumis au régime des biens, sous réserve des lois qui les protègent 86. Ce texte n'apporterait finalement pas de grands changements.

Mais le critère physique n'est pas le seul. Le Code civil consacre l'existence d'une catégorie plus curieuse : celle des immeubles par destination  87.

23. Immeubles par destination. Ce sont des biens qui, par leur nature physique, sont des meubles, mais qui se rattachent économiquement à un immeuble, à l'utilisation duquel ils sont affectés : ainsi, les animaux et les instruments utilisés pour l'exploitation d'une ferme. En raison de cet usage, de cette « destination », la loi leur confère fictivement le caractère immobilier ; grâce à quoi ils sont soumis aux mêmes règles que l'immeuble auquel ils sont attachés. Que celui-ci soit saisi par un créancier, et les immeubles par destination le seront en même temps. Pareillement, une hypothèque constituée sur le premier s'étendra aux seconds.

Le but de la fiction est d'éviter la dissociation de ce qui, économiquement, forme un tout. Aussi l'immobilisation suppose-t-elle, comme première condition, qu'il y ait identité de propriétaire entre le meuble et l'immeuble  88. La seconde condition n'est autre que le rapport même de destination : l'affectation du meuble au service de l'immeuble  89.

Parmi les immeubles par destination, le Code civil a principalement énuméré ceux qui, sous ces conditions, sont liés à une exploitation agricole  90 (v. art. 522 s., en particulier art. 524). Bien qu'il ne fasse qu'une brève allusion aux exploitations industrielles (v. art. 524 : ustensiles nécessaires à l'exploitation des forges, papeteries et autres usines) et qu'il n'en fasse aucune aux exploitations commerciales, les principes applicables dans ces deux domaines sont les mêmes.

Il existe également une autre catégorie d'immeubles par destination : les meubles que le propriétaire de l'immeuble y a attachés à perpétuelle demeure, ce qui se révèle par le fait qu'ils ne peuvent être enlevés sans être détériorés, ou sans détériorer l'immeuble qui leur sert de support (C. civ., art. 525). La proposition de réforme du droit des biens consacre ces deux types d'immeubles par destination (art. 528).

C. L'application de la distinction aux droits

Le caractère artificiel que risque de prendre ici la distinction  91 n'apparaît pas, au même degré, pour tous les droits.

24. Caractère mobilier ou immobilier des droits réels. Ces droits entrent dans la classification de façon naturelle : portant directement sur une chose, ils empruntent à celle-ci son caractère. Ainsi, l'usufruit d'un immeuble est un droit immobilier, l'usufruit d'un meuble est un droit mobilier.

Les droits immobiliers sont appelés par le Code civil : immeubles par l'objet auquel ils s'appliquent (art. 526) ; les droits mobiliers : meubles par détermination de la loi (art. 527 et 529). La première expression évoque mieux la réalité dont il s'agit ; il y aurait eu avantage à la transposer aux meubles  92.

25. Caractère ordinairement mobilier des droits de créance. L'artifice apparaît déjà pour les droits de créance, parce que ceux-ci ne portent pas, au moins directement, sur une chose.

La règle – qui comporte fort peu d'exceptions  93 – est que toute créance est mobilière : non seulement la créance de somme d'argent, qui a ce caractère par son objet même, mais aussi celle qui donne le droit d'exiger du débiteur soit une prestation de services (obligation de faire), soit une abstention  94 (obligation de ne pas faire).

Ainsi, lorsqu'un entrepreneur s'est engagé à construire ou à réparer un immeuble, la créance qu'a contre lui le propriétaire envers qui il a pris cet engagement est mobilière : elle a, en effet, pour objet non l'immeuble, mais le travail promis. De façon encore plus « irréaliste », le droit du preneur à bail (locataire d'un immeuble) est également mobilier ; il a pour objet non l'immeuble, mais l'ensemble des obligations de faire qui incombent au bailleur : mettre le locataire en possession, lui assurer une jouissance paisible, etc.

Parmi les droits mobiliers, le Code civil (art. 529) cite spécialement les actions ou intérêts dans les compagnies, c'est-à-dire dans les sociétés. Ce sont, en somme, des créances contre la société : droit de percevoir une fraction des bénéfices, droit de percevoir une partie de l'actif social lors de la dissolution de la société  95.

Ont, à plus forte raison, le caractère mobilier les obligations émises par les sociétés et les emprunts émis par l'État ou autres collectivités publiques. Il en résulte que tous les titres de bourse sont des meubles. On les appelle, comme d'ailleurs les actions, valeurs mobilières. Celles-ci peuvent représenter aujourd'hui des fortunes considérables, alors qu'elles n'existaient pratiquement pas à l'époque du Code civil.

26. Caractère mobilier des propriétés incorporelles. Il est encore plus artificiel de faire entrer les propriétés incorporelles soit dans la catégorie des meubles, soit dans celle des immeubles. Détachés de tout support matériel, ces droits n'ont, en soi, ni l'une ni l'autre nature. Pourtant, la jurisprudence les a toujours considérés comme mobiliers  96.

Cela revient à admettre, à titre de postulat qui n'est d'ailleurs pas toujours clairement exprimé, que la catégorie des immeubles est une catégorie limitée ou « fermée », ne comprenant que deux sortes de biens : ceux qui ont ce caractère par leur nature ; ceux que la loi déclare expressément tels. Les meubles constituent, au contraire, une catégorie « ouverte », dans laquelle entrent tous les autres biens.

À poser comme principe que tout ce qui n'est pas immeuble est meuble, on n'énonce pas un truisme, mais un véritable critère de classification, applicable à tout bien dont le caractère juridique est, en soi, douteux.

Section 2

La synthèse : la notion de patrimoine

27. Idée générale. L'ensemble des biens qui appartiennent à un individu et l'ensemble des obligations, au sens passif de ce dernier terme, dont ce même individu est tenu, sont considérés comme formant un tout : on dit une universalité ou, plus précisément, une universalité de droit. C'est en cette universalité que consiste le patrimoine : notion qui établit ainsi un lien entre tous les droits dont l'intéressé est titulaire, d'une part, entre ces droits et les charges qui pèsent sur lui, d'autre part.

Si le Code civil emploie rarement le mot, il le sous-entend constamment  97. Mais c'est surtout la doctrine qui en a construit la théorie : tout particulièrement Aubry et Rau, dans des pages qui sont parmi les plus célèbres de toute la littérature juridique  98.

La matière est difficile en raison de son abstraction. On la réduira ici à ses lignes essentielles, en exposant rapidement quelle est la composition, puis quels sont les caractères juridiques du patrimoine.

§ 1. La composition du patrimoine

Le patrimoine de toute personne se compose d'un actif et d'un passif.

28. L'actif. L'actif comprend tous les biens de la personne – biens corporels et droits – dans les diverses variétés qui en ont été précédemment analysées  99. Mais, du fait qu'il est une universalité, le patrimoine prend un certain caractère abstrait : il reste distinct des éléments qui le composent à un moment déterminé ; ce que l'on considère en lui, c'est plutôt le contenant que le contenu.

Il en résulte que les droits d'un créancier ne portent pas sur les biens qui figuraient dans le patrimoine de son débiteur au jour où la créance a pris naissance, mais sur ceux qui y figurent au jour où elle est exercée, où le paiement est réclamé. Tant pis pour lui s'il y en a moins à la seconde date qu'à la première : s'il n'est que créancier chirographaire, dépourvu du droit de suite  100, il ne peut pas saisir ceux qui ont été aliénés dans l'intervalle. Tant mieux pour lui s'il y en a davantage : il peut saisir ceux qui ont été acquis dans l'intervalle.

Il faut aller plus loin. Lorsque le débiteur n'a pas été en mesure d'acquitter intégralement sa dette à l'échéance, il en reste tenu sur les biens qu'il viendra à acquérir plus tard : sur ses biens à venir.

L'article 2284 du Code civil (Ord. du 23 mars 2006 ; anc. art. 2092) dispose, en ce sens : « Quiconque s'est obligé personnellement, est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir. » Le patrimoine comprend les uns et les autres  101.

29Le passif. Le passif du patrimoine comprend toutes les dettes et, plus généralement, toutes les charges qui pèsent sur la personne.

Toujours parce qu'il s'agit d'une universalité, ce passif est indissolublement lié à l'actif. Toute transmission du patrimoine se traduit par une acquisition, à la fois, de biens et de dettes : ainsi en est-il, dans le cas de succession, au profit et à la charge de l'héritier. La même raison explique qu'au contraire la transmission du patrimoine d'une personne vivante soit toujours impossible.

Cette opposition entre transmissibilité « à cause de mort » et intransmissibilité « entre vifs » sera précisée par l'analyse des caractères juridiques du patrimoine.

§ 2. Les caractères juridiques du patrimoine

Sous réserve de certains aménagements, provoqués par les critiques de la doctrine plus récente, c'est encore aujourd'hui la théorie classique, élaborée par Aubry et Rau, qui, pour l'essentiel, prévaut.

A. La théorie classique

30. Le patrimoine, émanation de la personnalité. L'idée fondamentale est que le patrimoine est une émanation de la personnalité  102. Ce qui crée l'unité entre les éléments qui le composent, c'est que tous les biens appartiennent à une même personne, toutes les charges pèsent sur une même personne.

De là se déduisent plusieurs propositions  103.

31. Première proposition : seules les personnes ont un patrimoine. Cela tient à ce qu'elles ont, seules, l'aptitude à exercer et à assumer des obligations : à être, dit-on en termes techniques, « sujets de droits ».

Il faut cependant remarquer qu'au sens juridique cette notion de « personne » n'est pas restreinte à celle d'être humain. Les sujets de droits sont non seulement les « personnes physiques », mais aussi les «  personnes morales »  104. Cette dernière expression désigne des groupements qui sont personnifiés et qui, à ce titre, ont précisément l'aptitude à avoir des droits et à être tenus d'obligations qui ne se confondent pas avec les droits et les obligations de leurs membres : sociétés civiles ou commerciales, associations, syndicats…

On retiendra donc que, si, en vertu de la première proposition, il n'y a jamais de droits sans titulaire, du moins celui-ci peut-il être indifféremment une personne physique ou une personne morale.

32. Deuxième proposition : toute personne a nécessairement un patrimoine – intransmissibilité du patrimoine entre vifs. Le lien qui est établi entre la notion de patrimoine et celle de personne est un lien nécessaire : il n'est pas possible qu'une personne n'ait pas de patrimoine. Assurément, celui-ci peut ne rien contenir, ou même ne comprendre que des dettes ; il n'en existe pas moins comme une virtualité ou, plus exactement, comme une aptitude à acquérir des droits. Patrimoine n'est pas synonyme de fortune  105.

Il résulte de là que le patrimoine d'une personne est intransmissible. Sans doute, rien n'empêche un individu d'aliéner, un à un, tous les biens dont il est propriétaire : plus largement, de transmettre à autrui tous les droits dont il est titulaire. Mais son patrimoine, en tant qu'entité abstraite, lui restera. Car l'intéressé pourra plus tard acquérir de nouveaux droits, contracter de nouvelles dettes ; et il faudra bien que ces droits et ces dettes à venir trouvent, à leur tour, un contenant.

Si la mort, au contraire, entraîne transmission du patrimoine, et non pas seulement de biens individuellement considérés, c'est précisément parce qu'elle met fin à la personnalité même : le défunt n'a plus de patrimoine parce qu'il n'est plus une personne. Encore reste-t-il quelque chose du lien entre ces deux notions. On dit, dans une formule classique, que « l'héritier continue la personne du défunt ». Succéder au patrimoine est, du même coup, succéder à la personne.

Cette opposition fait apparaître une classification des modes de transmission des droits, qu'il est important de connaître pour la suite. La transmission est qualifiée à titre particulier lorsqu'elle porte sur un ou plusieurs biens déterminés ; elle est qualifiée à titre universel lorsqu'elle porte soit sur tout le patrimoine, soit sur une quotité abstraite du patrimoine, comme la moitié ou le tiers  106. Et, symétriquement, on dit, dans le premier cas, que le bénéficiaire de la transmission est l'ayant cause à titre particulier du propriétaire précédent, lequel est appelé son auteur ; on dit, dans le second cas, que le bénéficiaire est l'ayant cause à titre universel (ou, plus brièvement, ayant cause universel) de son auteur.

Or, compte tenu de ce qui vient d'être dit, une transmission entre vifs ne peut être que du premier type. Un acheteur est ayant cause à titre particulier du vendeur, son auteur ; de même un donataire, par rapport au donateur, etc.

Au contraire, la mort réalise normalement une transmission du second type. Les héritiers (ou, éventuellement, les légataires universels ou les légataires à titre universel, désignés dans le testament du défunt) sont les ayants cause à titre universel de celui-ci, qui est leur auteur  107.

L'intérêt de ces qualifications est qu'un ayant cause à titre particulier n'est pas tenu des dettes de son auteur : et cela, précisément, parce que le patrimoine de celui-ci ne lui a pas été transmis. L'ayant cause à titre universel en répond au contraire, parce qu'il a recueilli ce patrimoine ou une fraction de ce patrimoine.

33. Troisième proposition : chaque personne n'a qu'un patrimoine : indivisibilité du patrimoine. Toujours commandée par le lien établi entre patrimoine et personnalité, la troisième proposition est que chaque personne n'a, et ne peut avoir, qu'un patrimoine : celui-ci est un, comme celle-là est une.

Aussi est-il admis qu'il ne peut être ouvert qu'une procédure collective à l'encontre d'une entreprise en difficulté : « le principe d'unité du patrimoine des personnes juridiques interdit l'ouverture de deux procédures collectives contre un seul débiteur, même si celui-ci exerce des activités distinctes ou exploite plusieurs fonds »  108.

Ce principe d'unité ou d'unicité – ou, plus couramment, d'indivisibilité – signifie que les biens et les charges d'une personne ne peuvent pas être fractionnés en universalités distinctes, dont chacune aurait son actif et son passif  109. Soit un commerçant : les biens qu'il a affectés à son exploitation ne forment pas un patrimoine séparé de ses autres biens ; tout créancier avec qui il a traité, que ce soit ou non pour les besoins de son commerce, peut les saisir tous.

La règle supporte cependant des exceptions  110. Par souci de la sauvegarde d'un minimum vital de chacun, certains éléments du patrimoine du débiteur demeurent insaisissables : ainsi des créances alimentaires, du mobilier vital, d'une partie des revenus du travail (C. trav., art. R. 3252-2). De même, une partie des ressources du débiteur doit-elle être ménagée à son profit dans le traitement de son surendettement, au titre d'un « reste à vivre »  111. Dans un ordre d'idée semblable et avec l'espoir de favoriser la création d'entreprises, une loi du 1er août 2003 a décidé que les droits relatifs à la résidence principale des petits entrepreneurs peuvent faire l'objet, en vertu d'une déclaration de l'entrepreneur concerné, d'une insaisissabilité opposable à ses créanciers professionnels postérieurs à ladite déclaration (C. com., art. L. 526-1). Depuis, la possibilité de déclarer l'insaisissabilité a été étendue à tout bien foncier bâti ou non bâti non affecté à un usage professionnel (L. du 4 août 2008). Plus nettement encore, le statut de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée (C. com., art. L. 526-6 s., mod. L. du 18 juin 2014) permet à un entrepreneur individuel d'affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création d'une personne morale. Les créanciers professionnels ont pour seul gage général le patrimoine affecté, les autres créanciers le patrimoine non affecté.

En affirmant ainsi que tous les biens de la personne sont nécessairement et directement affectés aux engagements qu'elle souscrit, la théorie classique du patrimoine s'enrichit d'une dimension morale de responsabilité individuelle : chacun répond sur tous ses biens de tous ses engagements.

Sur ce point encore, il convient cependant de noter l'incidence de la notion de personnalité morale, laquelle assouplit quelque peu le principe. Par le jeu de la société, personne morale, un individu peut parvenir à un fractionnement relatif de son patrimoine  112. Mais il faut bien voir que cela ne porte pas atteinte, au moins sur le plan théorique  113, au principe d'indivisibilité. En effet, les biens apportés à la société sont la propriété de celle-ci : ils sont dans son patrimoine. L'associé – même majoritaire – n'a, quant à lui, aucun droit direct qui porte sur ces biens, mais seulement un droit de créance contre la société. Il n'est donc pas à la tête de deux patrimoines distincts.

B. La critique de la théorie classique du patrimoine et le droit positif

34Diversité des critiques. La théorie classique du patrimoine, telle qu'elle a été sommairement exposée ci-dessus, a fait, et fait encore, l'objet de critiques de nature et de portée variables  114.

C'est ainsi qu'il y a peu, la proposition a été faite d'en consacrer une conception très différente sur le plan économique et comptable, en réduisant le patrimoine aux seules composantes actives, c'est-à-dire à tout ce qui est constitutif de richesse  115. Une telle compréhension est évidemment tout à fait acceptable et correspond assurément à la perception première de la notion de patrimoine, laquelle tend à s'identifier avec « ce que l'on a »  116. Elle conduit à une sorte d'opposition entre, d'une part, les biens – dont les créances – qui constituent ensemble le patrimoine, et d'autre part, la personne, à laquelle les dettes sont rattachées  117.

Il est douteux qu'une telle perception du patrimoine soit bien utile, même si elle a le mérite de souligner les deux aspects de l'obligation, créance et dette. Elle risque, en réalité, de susciter des confusions en ce qu'elle ne donne, par hypothèse, qu'une vision tronquée, et fausse, de la dimension économique de la personne. Elle est aussi, par la dissociation qu'elle opère de « l'avoir » et du « devoir », de nature à promouvoir un affaiblissement de ce qu'on peut appeler la fonction morale ou « de responsabilisation 118 » du patrimoine qui, dans sa conception classique, affecte immédiatement les biens de la personne à la satisfaction de ses engagements.

35. La théorie du patrimoine d'affectation. D'une autre façon, la théorie classique a subi, depuis plus longtemps, une autre critique qui, sans le dire formellement, attaque de front cette fonction morale de la théorie classique du patrimoine. Il a été soutenu, en effet, que le patrimoine est indépendant de la personne : qu'il est simplement une masse de biens affectés à une certaine destination, l'unité entre ses éléments composants résultant seulement de cette communauté d'affectation 119.

Si on l'admettait pleinement, cette théorie aurait pour première conséquence qu'il pourrait exister des patrimoines sans maître : c'est-à-dire sans une personne qui en soit titulaire. Ensuite, et surtout, le principe d'indivisibilité ne s'imposerait plus. En fractionnant ses biens en diverses masses, affectées à des destinations différentes, une même personne pourrait avoir plusieurs patrimoines dont chacun comprendrait un actif et un passif particuliers. Ainsi, pour reprendre l'exemple ci-dessus, le fonds de commerce pourrait constituer un patrimoine à part, réservé au seul paiement des dettes commerciales qui, parallèlement, ne pourraient pas être exécutées sur les autres biens du commerçant  120.

Sous cette forme extrême, la théorie du patrimoine d'affectation – avec la dissociation qu'elle implique entre patrimoine et personnalité – n'a pas prévalu. Spécialement, la notion de patrimoine sans maître – pourtant admise par certains droits étrangers, en particulier par le droit allemand – est toujours apparue à la doctrine française dominante comme se heurtant à une impossibilité logique : aucun droit ne se conçoit sans une personne qui en soit titulaire. Ce n'est pas à dire, pour autant, que la doctrine classique fournisse une vision pleinement exacte de notre droit positif. Celui-ci ne consacre pas le principe d'indivisibilité dans toute sa rigueur.

36. Les atténuations apportées au principe de l'indivisibilité du patrimoine. On convient aujourd'hui que cette indivisibilité n'est pas absolue  121. Non seulement d'après la doctrine novatrice, mais en vertu de la loi même, il y a des cas où, indiscutablement, les biens d'un individu se fractionnent : où quelques-uns d'entre eux se détachent du patrimoine général de l'intéressé pour constituer une masse autonome, soumise à des règles qui lui sont propres.

L'un des exemples les plus caractéristiques de ce fractionnement se rencontre dans le cas de l'acceptation d'une succession à concurrence de l'actif net – ancienne acceptation sous bénéfice d'inventaire (C. civ., art. 787 s. ; L. du 23 juin 2006). Ce mode d'acceptation a pour effet que le patrimoine du défunt ne se confond pas immédiatement avec celui de l'héritier  122. Ce dernier a provisoirement deux patrimoines, de telle sorte qu'il ne risque pas de subir de préjudice si la succession est déficitaire : il ne répond de ses dettes personnelles que sur ses biens personnels ; mais, corrélativement, il n'est tenu du paiement des dettes de la succession que jusqu'à concurrence de la valeur des biens qu'il a recueillis (art. 791-3°)  123.

Une institution du droit maritime – l'abandon du navire et du fret (C. com., anc. art. 21) – a longtemps constitué un cas non moins certain de dualité de patrimoines. L'armateur, en tant que responsable des faits du capitaine, pouvait se libérer en abandonnant aux créanciers le navire et le fret, dits « fortune de mer », sans être tenu sur ses autres biens, qui formaient, par opposition, sa « fortune de terre ». Une loi du 3 janvier 1967 a remplacé cela par une limitation du montant de la responsabilité : ce qui est sensiblement différent, car les chiffres sont forfaitaires et ne correspondent pas à la valeur du navire et du fret.

Un exemple beaucoup plus net, et beaucoup plus caractéristique, de fractionnement possible du patrimoine est donné, depuis la loi no 85-697 du 11 juillet 1985, par l'institution de sociétés à « associé unique ». Dans trois cas, en effet, une société peut désormais être instituée « par l'acte de volonté d'une seule personne » (C. civ., art. 1832, al. 2). Il s'agit, pour les industriels et les commerçants, de l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), qui prend la forme d'une SARL (C. com., art. L. 223-1) ou d'une société par actions simplifiée unipersonnelle (C. com., art. L. 227-1), et, pour les agriculteurs, de l'exploitation agricole à responsabilité limitée (EARL), société civile d'un nouveau type, régie par les articles L. 324-1 et suivants du Code rural et de la pêche maritime. Les solutions ainsi consacrées ne relèvent pas, à l'évidence, de la théorie du patrimoine d'affectation : elles n'autorisent pas une personne à se constituer un second patrimoine à partir de certains éléments de son patrimoine d'origine. Tout au contraire, et conformément à la technique classique de la société, elles imposent la création de personnes morales qui seront seules propriétaires des biens engagés dans l'activité professionnelle.

L'associé unique n'aura donc toujours qu'un patrimoine, son patrimoine d'origine. Les biens affectés par lui à son activité professionnelle constituent, sans doute, un patrimoine distinct, mais qui sera rattaché à une personne également distincte, la société à associé unique. Il est vrai, cependant, que l'unicité d'associé rend cette fois la dualité de personnes – la personne physique constituante, et la personne morale constituée – quelque peu artificielle. Elle rapproche la situation ainsi créée de celles qu'aurait permises la théorie du patrimoine d'affectation  124. Aussi n'est-il pas étonnant que la loi du 11 juillet 1985 ait soumis l'adoption de ces formes nouvelles de sociétés à un régime restrictif  125. En cela, cette nouvelle loi marque bien la volonté du législateur de maintenir le principe d'indivisibilité du patrimoine.

Un autre fractionnement du patrimoine résulte désormais de la fiducie instituée par la loi no 2007-211 du 19 février 2007. Il s'agit d'une opération par laquelle une personne (appelée constituant) transfère des biens, des droits ou des sûretés à une autre personne (dénommée fiduciaire) qui les tient séparés de son patrimoine propre et agit dans un but déterminé au profit d'un bénéficiaire (C. civ., art. 2011). La fiducie donne donc naissance, entre les mains du fiduciaire, à un « patrimoine fiduciaire » (art. 2021, al. 2), distinct de son patrimoine personnel. Cependant, les pouvoirs du fiduciaire sur les biens qui le composent sont restreints et la technique est réservée, pour l'instant, à des catégories limitées de personnes (des professionnels).

Le statut de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée 126 (C. com., art. 526-6 s., mod. L. du 18 juin 2014), constitue une atteinte beaucoup plus nette au principe de l'indivisibilité, ou d'unité du patrimoine. Par une déclaration, un entrepreneur individuel peut décider d'affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création d'une personne morale. Les créanciers professionnels ont pour seul gage général le patrimoine affecté, les autres créanciers le patrimoine non affecté. Il y a cette fois une exception importante à l'unité du patrimoine.

37. Le maintien du principe. Si le patrimoine est ainsi fractionné dans les cas prévus par la loi, il reste très généralement admis que ceux-ci sont limitatifs 127. En dehors de là, un individu n'est jamais en droit de procéder, par sa seule volonté, à un tel fractionnement : un commerçant, pour reprendre encore cet exemple, ne saurait ériger son fonds de commerce en patrimoine d'affectation.

C'est la manifestation de cette idée morale, précédemment relevée, que chacun doit répondre de toutes ses dettes sur tous ses biens. Il serait choquant qu'un débiteur pût limiter sa responsabilité envers ses créanciers : que le commerçant pût mettre une partie de sa fortune à l'abri de l'aléa de ses affaires. Si donc l'indivisibilité n'est pas absolue, elle reste, du moins, le principe et les exceptions qui lui sont apportées doivent être appliqués restrictivement.

Encore cette conclusion est-elle parfois nuancée. Celui qui ne veut affecter qu'une partie de sa fortune à ses affaires peut constituer une société anonyme ou une société à responsabilité limitée, où il se réserve la majorité. Il ne répondra ainsi des dettes de cette société que jusqu'à concurrence de l'apport qu'il y a fait  128. Les choses se passeront à peu près comme si l'intéressé avait pu créer un patrimoine d'affectation.

À peu près seulement : d'une part, l'associé ne conserve pas alors la propriété des biens qu'il apporte à la société  129 ; d'autre part, et surtout, le patrimoine des « dirigeants » d'une société n'est pas définitivement à l'abri des poursuites des créanciers de la personne morale. Lorsque celle-ci fait l'objet d'une procédure collective (redressement et liquidation judiciaires, organisés par les articles L. 620-1 et suivants du Code de commerce)  130, ceux-là peuvent être condamnés à contribuer au paiement du passif social (art. L. –651-2). Mieux, ils peuvent être personnellement soumis à une procédure de redressement judiciaire, ou même être frappés de faillite en cas de fautes particulièrement graves et d'abus de pouvoirs (art. L. 653-1 s.). On retrouve de nouveau cette idée morale que, même par le détour d'une constitution de société, il n'est pas toujours possible d'isoler une partie de ses biens pour en faire une masse à part, répondant seule de certaines dettes. Il en va différemment avec le statut de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée qui permet de ne répondre des dettes professionnelles que sur le bien affecté à l'activité professionnelle. La loi réserve cependant l'hypothèse de la fraude et d'un certain nombre de manquements graves de l'entrepreneur (C. com., art. L. 526-12, in fine).

Ainsi se trouve achevée la description sommaire du domaine général dans lequel se situe l'obligation, à laquelle seront exclusivement consacrés les développements qui vont suivre.