Les grands arrêts de la jurisprudence civile
Table des matières
AVANT-PROPOS
POUR LA TREIZIÈME ÉDITION
Intervenant plus de quatre-vingt ans après la publication de la première édition des Grands arrêts de la jurisprudence civile par Henri Capitant et plus de cinquante ans après que son œuvre eut été poursuivie par les doyens Léon Julliot de La Morandière et Alex Weill, la parution de cette treizième édition témoigne tout à la fois de la pertinence de l’intuition pédagogique qui animait le promoteur de cette entreprise et de la qualité de l’œuvre accomplie par ces grands maîtres du droit civil. Aussi bien les auteurs de la présente édition, désireux de témoigner leur attachement à leurs prédécesseurs ainsi que leur fidélité à l’esprit et à la méthode qui les ont inspirés, ont-ils tenu à maintenir le texte par lequel Henri Capitant préfaçait la première édition ainsi que l’avant-propos pour la quatrième édition dont les signataires étaient les doyens Léon Julliot de La Morandière et Alex Weill.
Forts de la tradition dans laquelle ils s’inscrivent mais aussi conscients de ce qu’un ouvrage, si prestigieux soit-il, ne peut se maintenir qu’au prix d’un constant rajeunissement, les auteurs ont poursuivi à l’occasion de cette treizième édition l’importante refonte entreprise dans les éditions précédentes.
En la forme, tout d’abord. La nouvelle présentation typographique, voulue par l’éditeur afin d’améliorer la lisibilité de l’ouvrage, ayant conduit à une augmentation sensible de son volume, la partition en deux tomes réalisée lors de la onzième édition a été maintenue. D’où un plan renouvelé qui cherche à concilier impératifs pédagogiques et exigences scientifiques. Le premier volume réunit la totalité des matières étudiées, d’une Université à l’autre, en licence 1 : introduction, mais aussi droit des personnes, droit de la famille et droit des biens. S’y ajoutent le droit des régimes matrimoniaux et celui des successions et des libéralités. Quoique ces matières ne soient le plus souvent étudiées qu’en master 1, il a paru opportun de les regrouper avec les précédentes car, situées au confluent du droit de la famille et du droit du patrimoine, elles en sont le prolongement naturel. Centré sur le droit des obligations, le second volume rassemble la théorie générale (acte juridique, responsabilité, quasi-contrats, régime) ainsi que les disciplines qui, évoluant dans son orbite, contribuent directement à son renouvellement : contrats spéciaux, droit des sûretés. Il correspond aux matières généralement enseignées en licence 2 et en licence 3. Sans que cela ait été déterminant dans la démarche des auteurs, il convient de relever qu’il y a là un certain retour aux sources, la progression d’ensemble de l’ouvrage recoupant, désormais, très largement le plan du Code civil. Afin de rendre plus aisée la lecture des observations, celles-ci ont été scindées en paragraphes et des titres ont été donnés aux principales divisions. Cette numérotation a également permis d’affiner les renvois internes à l’ouvrage et de développer l’index alphabétique.
Au fond, le travail de renouvellement a été poursuivi. Sans être d’une ampleur comparable à ceux réalisés lors d’éditions précédentes (71 décisions nouvelles, 78 décisions supprimées à l’occasion de la neuvième édition ; respectivement 18, 25 et 38 décisions nouvelles introduites à l’occasion des dixième, onzième et douzième éditions), les changements opérés sont significatifs. De nombreux commentaires ont été totalement ou partiellement réécrits pour tenir compte des évolutions survenues depuis la précédente édition, il y a huit ans.
S’agissant du droit de la famille, le renouvellement y est surtout dû aux réformes législatives – loi du 17 juin 2013 sur le mariage, après les réformes du divorce, de la filiation ou encore des successions – en sorte que sont rendues obsolètes des décisions de grand principe. L’inachèvement de la réforme devrait néanmoins laisser une place significative à la jurisprudence. Quant au droit des obligations, toujours en attente d’une réforme, la jurisprudence y reste, pour l’heure, une source essentielle. Mais ce sont surtout les sources du droit qui connaissent sous l’influence de l’internationalisation, de l’européanisation et de la constitutionnalisation de notre droit, de profondes transformations. Formellement, ce bouleversement s’est marqué par la présence dans cet ouvrage de décisions émanant d’organes qui ne sont pas des « sources naturelles » du droit civil. Matériellement, cela se traduit par une « fondamentalisation » croissante de la discipline, aussi bien du fait du développement des questions prioritaires de constitutionnalité que de l’inflation galopante de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Curieusement, la Cour de cassation qui, en posant dans son arrêtJacques Vabre que le juge est le destinataire direct de la règle selon laquelle le traité est supérieur à la loi, lui serait-elle postérieure, avait cru se hisser au-dessus du législateur, y a perdu son statut de cour souveraine et avec lui une partie de son prestige et de son pouvoir. Elle n’est plus, en effet, qu’une sorte de troisième degré de juridiction, le quatrième degré étant occupé par le Conseil constitutionnel, la Cour de Luxembourg (CJUE) et la Cour de Strasbourg (CEDH), sans qu’on sache très bien comment s’articulent entre elles les différentes composantes de ce quatrième degré. Récemment, elle a, par une décision qui ne figure pas dans ce recueil, paru vouloir répondre à cette nouvelle donne en se comportant plus en juge du fond qu’en juge du droit (Civ. 1re, 4 déc. 2013, D. 2014. 179, note F. Chénedé, ibid. 153, chron. H. Fulchiron), ce qui lui a valu les applaudissements d’une doctrine toujours prompte à dénigrer la tradition juridique française (Jestaz, Marguénaud et Jamin, « Révolution tranquille à la Cour de cassation », D. 2014. 2061). À suivre ces encouragements, il pourrait être donné aux hauts magistrats d’écrire un chapitre supplémentaire auTraité de la servitude volontaire.
François Terré
et
Yves Lequette
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1934)
En composant cet ouvrage, comme une annexe du Cours élémentaire de Droit civil publié en collaboration avec mon savant et regretté ami Ambroise COLIN, j’ai voulu mettre les étudiants et tous ceux qui s’intéressent au Droit civil en contact direct avec la Jurisprudence. Pour bien comprendre et connaître le Droit il faut le considérer non seulement du point de vue statique ou théorique, comme on le fait quand on l’étudie dans les commentaires, mais du point de vue dynamique, c’est-à-dire observer la vie juridique, les rapports qui se nouent entre les individus, la façon dont ils se forment, comment ils évoluent, les litiges qu’ils provoquent, les solutions que les tribunaux leur donnent. Les progrès réalisés dans l’interprétation des lois tiennent à ce que les juristes ne se contentent plus, comme leurs prédécesseurs, de raisonner sur les textes, de les éclairer par les travaux préparatoires, de les rapprocher, de les confronter, d’en resserrer l’application ou de l’étendre par le procédé de l’analogie, mais ont pris comme champ d’observation le commerce juridique vu à travers la jurisprudence. La jurisprudence est, en effet, bien qu’on l’ait contesté, une source de droit comme la loi elle-même, et cette source devient de plus en plus abondante à mesure que la loi vieillit. Sans sortir de leur rôle d’interprètes, cherchant dans les textes du code ou, à défaut, dans les principes généraux qui les dominent, les motifs de leurs jugements, les tribunaux créent peu à peu un corps de droit, une doctrine qui complète, enrichit, amende l’œuvre législative. Sans cet apport constant, sans ce rajeunissement incessant, les lois vieilliraient et se dessécheraient. Elles n’échappent à la décrépitude que par cet afflux de sang nouveau, par cette végétation complémentaire que leur apporte cette adaptation quotidienne aux besoins du commerce juridique. Les juristes contemporains ont compris que leur mission consistait à étudier, à critiquer ce droit en formation, à le dégager de la masse des décisions où il se trouve enfoui comme le minerai dans le sol, à le mettre au jour, à le dépouiller de ses scories, en un mot à le systématiser. C’est à eux, en effet, qu’incombe cette mission de découverte, de direction et de redressement. Les magistrats, absorbés par le jugement des procès qui viennent successivement devant eux, statuant sur des espèces toujours variables, ne peuvent saisir les traits généraux des règles à l’élaboration desquelles ils participent, pas plus que le promeneur dans la forêt n’en voit l’ensemble. C’est pourquoi les maîtres de nos Facultés se penchent aujourd’hui sur les décisions de la jurisprudence, comme le savant sur la matière, pour en scruter la composition. Mais, à la différence du savant, qui observe les choses du monde extérieur, le juriste travaille sur une matière essentiellement mouvante et changeante, parce qu’elle est l’œuvre de la volonté des hommes. Aussi son rôle ne se borne-t-il pas à observer ; il doit critiquer à l’occasion, en vue de redresser, s’il se peut, l’interprétation que les tribunaux donnent des textes des lois. Quoi qu’il en soit, le juriste ne peut aujourd’hui se flatter de connaître le droit que s’il complète et vivifie l’étude des textes par celle de la jurisprudence.
Mais ce n’est pas seulement en tant que source alimentaire du Droit que le juriste doit étudier la jurisprudence. Son examen présente pour lui un second et précieux avantage. Il lui permet en effet de saisir sur le vif la formation et l’évolution des rapports juridiques. Il y voit en action la lutte des intérêts, la complexité des relations humaines, les mobiles qui déterminent la conclusion de ces rapports, les conflits qu’ils suscitent. Dans un procès, l’examen des faits qui ont provoqué le différend est aussi profitable que l’étude de la solution adoptée par les juges. Pour bien comprendre l’importance et le rôle d’une institution juridique, il est indispensable de voir comment elle fonctionne, c’est-à-dire quelle place elle tient dans le commerce juridique, quand et dans quelles conditions les hommes l’utilisent, la façon dont ils l’emploient, les modalités qu’ils y introduisent, les conséquences qu’elle produit. Or, c’est surtout dans la jurisprudence que l’on peut saisir ce fonctionnement de chaque institution. Plus on étudie le droit, plus on constate l’exactitude de cette observation. On ne connaît bien une règle, on ne se rend compte de son importance, qu’autant qu’on a étudié toutes les décisions de jurisprudence auxquelles son application a donné lieu.
Telles sont les raisons qui nous ont déterminé à composer cet ouvrage. Nous avons voulu donner aux étudiants une série d’illustrations des règles qui sont commentées dans notre Cours de Droit civil. Les décisions de jurisprudence doivent remplir le même rôle que les gravures et dessins explicatifs dans les livres de science. Elles mettront l’étudiant en contact avec la vie juridique. Elles augmenteront, croyons-nous, l’intérêt qu’il peut trouver à l’étude du droit théorique, enfin elles l’habitueront à lire et à comprendre les jugements. Combien de jeunes gens terminent leur droit sans avoir ouvert un recueil de jurisprudence, sans savoir s’en servir ! C’est une lacune énorme dans leur instruction. Et combien de juristes, même formés, se contentent de lire le sommaire qui, dans les Recueils, résume la solution donnée par les juges, sans se donner la peine de lire la décision elle-même. Détestable méthode qui peut conduire à de fâcheuses méprises. Pour bien comprendre un jugement, pour en saisir l’esprit, la portée, parfois la raison d’être, il faut d’abord connaître l’espèce sur laquelle il a été rendu, puis le lire avec attention, afin d’en extraire les arguments et de pouvoir juger de leur valeur. Car, comme nous l’avons dit plus haut, si, pour être un vrai juriste, il est indispensable de bien connaître la jurisprudence, il ne faut pas non plus s’incliner devant elle comme devant la loi. Sans doute, nous considérons la jurisprudence comme une source de droit, mais elle ne le devient que quand elle a été couronnée par une longue suite de décisions, et même quand elle est bien établie, elle est encore susceptible de revirements. Le juriste doit non seulement lire, mais critiquer, s’il juge que la décision est mal fondée.
Ainsi l’étude raisonnée et critique de la jurisprudence est un des facteurs essentiels de l’éducation juridique. Je dis un des facteurs. Car il y en a un autre, qu’il ne faut pas oublier, qui doit être mis au premier plan, c’est la lecture et la méditation des textes de la loi. Je répète maintes fois à mes étudiants que le Code civil doit être leur bréviaire, qu’il faut en lire les articles, que c’est un apprentissage nécessaire, que c’est le meilleur moyen d’apprendre la langue juridique et qu’il n’est pas d’exercice plus formateur. Je le dis, je le répète, mais c’est en vain. Les meilleurs d’entre eux étudient les commentaires, mais ils ne lisent pas ce qui y est commenté. C’est mettre la charrue devant les bœufs. C’est pire, car il n’y aurait que demi-mal si, après avoir étudié ce commentaire, ils se reportaient aux textes, mais ils ne le font pas. Et cela est proprement absurde. Et pourtant, qu’ils le sachent bien, il n’y a de bon juriste que celui qui a pris l’habitude de consulter la loi, de la méditer et de la bien comprendre. Combien de discussions vaines seraient évitées si chacun consultait d’abord les textes, au lieu de discuter ! On ne peut s’imaginer la supériorité de l’homme qui, dans une commission, cite les textes se rapportant à la question discutée. Quand on pose une question à un juriste, il est bien rare qu’il ouvre son code ou la loi. Il se jette sur les commentaires ou les recueils d’arrêts et s’en tient là. Du texte lui-même, il n’a cure. C’est contraire au bon sens, mais le bon sens n’est pas si répandu qu’on le croit. On ne saurait trop répéter aux étudiants le conseil que le père de Pierre PITHOU lui donnait, d’après ce que nous raconte LOYSEL dans la vie qu’il a écrite de son ami ; Pierre PITHOU venait de terminer ses humanités au collège de Troyes, il partait « pour s’en aller aux Universités de Droit ». Au moment de le quitter, son père lui recommanda de « s’amuser aux textes sans s’arrêter aux gloses ni aux docteurs ». Me conformant au conseil de ce jurisconsulte avisé, j’ai eu soin de citer à propos de chaque arrêt les textes dont l’application a suscité le litige.
Il me reste à dire quelle est la méthode que j’ai suivie dans la composition de cet ouvrage. Et d’abord, il ne contient que des arrêts de la Cour de cassation. La raison en est que la Cour de cassation a pour mission d’assurer l’unité de l’interprétation judiciaire des lois. Tant que la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur un point de droit controversé, la jurisprudence n’est pas fixée. Il est rare que les tribunaux arrivent, sans l’intervention de la Cour suprême, à s’accorder sur la solution qu’il comporte.
Je n’ai relevé que les arrêts qui, depuis le Code civil, ont mis fin à une controverse ou inauguré une nouvelle interprétation. J’ai reproduit ordinairement l’arrêt qui a exprimé le premier l’opinion adoptée par la Cour suprême ; parfois, j’ai choisi, dans la suite des arrêts consacrant la même solution, le plus caractéristique ou le plus intéressant par l’espèce. Autant que possible, quand il s’agit d’un arrêt de cassation, j’ai reproduit le jugement ou l’arrêt cassé. Cela permettra au lecteur de se rendre compte de la différence qu’il y a entre la rédaction des jugements des tribunaux et des arrêts de cours d’appel et celle d’un arrêt de la Cour suprême. Les premiers sont obligés de statuer en fait et en droit, de répondre à toutes les conclusions des parties, tandis que la Cour de cassation ne considère que le point de droit et décide uniquement si la décision qui lui est déférée a ou n’a pas violé la loi.
Parmi les arrêts reproduits, on trouvera des arrêts de la chambre des requêtes et des arrêts de la chambre civile. Ces derniers ont plus de poids, pour la raison qu’ils ont été rendus après un double examen de la Cour de cassation. Néanmoins, les premiers n’en sont pas moins fort importants aussi. Il y a des questions qui ne viennent pas devant la chambre civile, parce que la chambre des requêtes les arrête au passage et rejette les pourvois, ne jugeant pas que la difficulté mérite d’être renvoyée devant la chambre civile. Parfois aussi, il se manifeste une dissidence d’interprétation entre les deux chambres.
On remarquera, en comparant les arrêts de l’une et l’autre chambres, que ceux de la chambre civile sont ordinairement plus brefs, plus ramassés. Certains d’entre eux sont remarquables par leur concision et peuvent être donnés comme modèles. On remarquera aussi que la Cour de cassation évite soigneusement les formules trop larges qui pourraient l’engager pour d’autres questions. Elle limite son argumentation au point de droit litigieux.
Pour chaque arrêt reproduit, on trouvera les noms des parties. C’est un procédé mnémotechnique excellent pour se rappeler un arrêt, surtout lorsqu’il est complété par l’exposé des faits. Dans une étude de jurisprudence, il est indispensable pour éviter les confusions, les recherches inutiles. Les publicistes et les internationalistes l’emploient couramment ; il est regrettable que les civilistes omettent de s’en servir.
Chaque décision est précédée d’un sommaire — mais nous ne saurions trop rappeler qu’il n’est là qu’à titre explicatif et qu’il vaudrait mieux ne pas consulter cet ouvrage que de s’en tenir à la lecture des sommaires — et, toutes les fois que cela a été possible, de l’exposé des faits, exposé auquel j’attache la plus grande importance ainsi que je l’ai déjà dit.
Enfin, chaque arrêt est accompagné de quelques observations qui ont simplement pour objet de préciser l’état de la question au moment où la Cour de cassation a statué, d’indiquer les principales décisions postérieures rendues sur la même question et de relever l’opinion de la doctrine.
Cet ouvrage avait été entrepris avec notre cher et regretté ami, le savant doyen de la Faculté de Droit de Grenoble, Louis BALLEYDIER ; malheureusement la mort a prématurément arrêté cette collaboration et m’a privé des lumières et des précieux conseils de cet excellent juriste. Les lecteurs ne s’en apercevront que trop en comparant les quelques décisions annotées par mon regretté collègue avec les autres.
Je dois en terminant remercier très vivement Mademoiselle Suzanne DALLIGNY, Docteur en droit, qui a bien voulu relever toutes les décisions rapportées dans cet ouvrage et a très activement collaboré à sa composition.
Henri CAPITANT,
Membre de l’Institut,
Professeur de droit civil
à la Faculté de Droit de Paris.
AVANT-PROPOS
POUR LA QUATRIÈME ÉDITION (1964)
L’utilité des « grands arrêts de la Jurisprudence civile », pour la formation des étudiants en droit et l’information du monde juridique tout entier, n’est plus à démontrer. La troisième édition en est épuisée depuis plusieurs années déjà.
L’exemple donné par Henri CAPITANT en publiant ce livre relatif au Droit civil a été suivi en d’autres domaines. Depuis lors ont paru les « Grands arrêts de la Jurisprudence commerciale », les « Grands arrêts de la Jurisprudence administrative » ; sont actuellement en préparation les « Grands arrêts de la Jurisprudence pénale ». Ces ouvrages forment une des collections importantes des Maisons Dalloz-Sirey. La nouvelle édition des « Grands arrêts de la Jurisprudence civile » paraît dans le cadre de cette collection. Celle-ci va pouvoir ainsi offrir un tableau d’ensemble de l’œuvre de la Jurisprudence française, permettant de fructueuses comparaisons entre les divers aspects de cette œuvre selon les branches du Droit, permettant au lecteur de se rendre un compte exact du rôle essentiel qu’ont joué et que jouent nos juridictions de tous ordres, à côté des pouvoirs législatif et réglementaire, dans l’élaboration du Droit français depuis le début duXIXe siècle.
Cette quatrième édition des Grands arrêts de la Jurisprudence civile se présente comme une véritable refonte de l’ouvrage.
Le plan tout d’abord en a été modifié afin de tenir compte de la réforme des études de la licence en droit, réalisée en 1954. Il comporte quatre parties au lieu de trois. La première partie, correspondant à la première année de licence, est divisée en deux livres : livre I, consacré à l’Introduction ; livre II, consacré aux Personnes physiques et à la Famille. La deuxième partie, correspondant à la deuxième année, comprend le livre III : La Propriété et ses démembrements et le livre IV : les Obligations. La troisième partie, correspondant à la troisième année, comprend le livre V : Principaux contrats ; le livre VI : Publicité foncière et le livre VII : Privilèges et Hypothèques. Enfin, la quatrième partie, correspondant à la quatrième année, est divisée en un livre VIII : Régimes matrimoniaux, un livre IX : Successions et un livre X : Dispositions à titre gratuit.
Le nombre des arrêts reproduits et annotés a été augmenté ; il est passé de 240 à 273. Il a fallu en effet, pour se conformer aux nouveaux programmes, donner plus d’importance notamment au livre I, concernant l’introduction générale (application des lois, actes juridiques, personnes morales) et au livre V, consacré aux principaux contrats.
Il a fallu surtout, pour suivre le rythme rapide de l’évolution de notre Droit, insérer un assez grand nombre d’arrêts rendus dans les dix dernières années, arrêts statuant sur des questions nouvelles ou donnant une nouvelle orientation à la solution de problèmes anciens. Certes, afin que les éditions de cet ouvrage ne prennent pas une ampleur excessive, il a été nécessaire de sacrifier quelques anciens arrêts, rendus à propos d’institutions disparues ou en voie de disparition, telles que l’incapacité de la femme mariée ou le régime dotal. Cependant, ces sacrifices ne pouvaient être que limités. Ces anciens arrêts n’ont plus certes un grand intérêt pratique ; mais leur valeur théorique, pédagogique et scientifique, demeure ; car ils ont été caractéristiques de la méthode suivie à leur époque par notre Cour de cassation ; souvent ils ont été de « grands arrêts » et, de toute manière, ils ont marqué une étape dans l’histoire de notre Droit. Or, comme Henri CAPITANT le soulignait dans la Préface placée en tête de la première édition, les Grands Arrêts ont pour but « de permettre au juriste de saisir sur le vif la formation et l’évolution des rapports juridiques ».
C’est également la raison pour laquelle ont été revues les notes accompagnant les arrêts reproduits. Il fallait, bien entendu, rédiger des notes entièrement originales pour les arrêts ne figurant pas dans les éditions précédentes. Mais il fallait aussi réviser les notes antérieures. Il était nécessaire de les compléter par des références aux importants ouvrages doctrinaux parus dans les dernières années. Il fallait rappeler la date des arrêts plus récents ayant maintenu la solution analysée. Il fallait surtout souligner l’importance d’autres arrêts, reproduits à côté de l’arrêt ancien, lorsqu’ils avaient soit renversé, soit infléchi la thèse affirmée par celui-ci. Il fallait signaler les interventions du législateur, soit qu’elles aient consacré le point de vue jurisprudentiel, soit, comme cela est arrivé récemment, qu’elles l’aient expressément contredit ; il fallait aussi ouvrir des perspectives sur l’avenir et marquer, par exemple, l’influence que la jurisprudence avait eue sur les textes préparés, dans le droit des personnes, des successions et des libéralités notamment, par la Commission de réforme du Code civil.
Avec l’assentiment des héritiers de Henri CAPITANT, ce travail de refonte a été confié aux deux signataires du présent avant-propos. Le doyen JULLIOT DE LA MORANDIÈRE a pris la charge de la première et de la quatrième partie, correspondant à l’Introduction générale, aux Personnes physiques et à la Famille, aux Régimes matrimoniaux, aux Successions et aux Dispositions à titre gratuit, le doyen Alex WEILL, celle de la deuxième et de la troisième parties, correspondant à la Propriété, aux Obligations, aux Principaux contrats, à la Publicité foncière, aux Privilèges et Hypothèques.
Notre entente a été parfaite : nous avons l’un et l’autre travaillé en pleine communion de pensée, dans le même amour du Droit civil, dans le même désir de faire ressortir le vrai visage qu’il présente à l’heure actuelle, grâce au modelage incessant que lui fait subir une jurisprudence fermement appuyée sur les textes, mais toujours avertie des besoins de la société moderne.
Il nous reste à remercier Mlle Suzanne DALLIGNY d’avoir bien voulu, pour le choix des arrêts et la mise au point définitive, nous continuer une collaboration précieuse, qu’elle avait déjà apportée lors de la préparation des précédentes éditions des Grands Arrêts ; grâce à elle, nous espérons avoir pu, malgré les modifications profondes que nous avons dû opérer, maintenir à cet ouvrage les qualités que lui avait imprimées la personnalité si puissante et si attachante d’Henri CAPITANT.
Léon JULLIOT DE LA MORANDIÈRE,
Membre de l’Institut,
Doyen honoraire de la Faculté de Droit
et des Sciences économiques de Paris.
Alex WEILL,
Doyen de la Faculté de Droit
et des Sciences politiques
et économiques de Strasbourg.
LA COUR DE CASSATION
ORGANISATION ET FONCTIONNEMENT
Les décisions reproduites s’étalant sur une période de plus de deux cents ans — 1808 à 2013 — au cours de laquelle l’organisation et le fonctionnement de la Cour de cassation ont sensiblement évolué, il est utile de retracer son évolution, avant de présenter les règles actuelles.
I. — Évolution historique
1) Régime initial. — La Cour de cassation comprenait initialement trois chambres : la chambre des requêtes, la chambre civile et la chambre criminelle. Cette dernière connaissait des pourvois contre les décisions de toutes les juridictions de l’ordre répressif.
En matière de droit privé, jusqu’à la loi du 23 juillet 1947, le pourvoi était, en principe, d’abord déféré à la chambre des requêtes, qui pouvait ou le rejeter par un arrêt motivé si elle l’estimait manifestement mal fondé, ou l’admettre et le transmettre, par un arrêt non motivé, à la chambre civile, s’il lui apparaissait sérieux et méritant discussion contradictoire. De 1938 à 1947, a existé aussi une chambre sociale : dans certaines affaires, elle avait, par rapport à la chambre civile, le rôle ordinairement dévolu à la chambre des requêtes ; dans d’autres, elle pouvait statuer directement.
La chambre civile statuait toujours par un arrêt motivé. Si elle estimait que les juges du fond avaient correctement appliqué la loi, elle rejetait le pourvoi, et tout était fini, la décision attaquée conservant définitivement son autorité. Dans le cas contraire, elle rendait un arrêt de cassation, annulant la décision attaquée et renvoyant l’affaire devant une autre juridiction du même degré que celle ayant rendu la décision cassée. Cette dernière juridiction, par exemple une cour d’appel, dite juridiction de renvoi, n’était pas liée par l’arrêt de cassation. Si elle se rangeait à l’avis de la Cour de cassation, le litige était terminé, les voies de recours étant épuisées. Mais elle pouvait se prononcer dans le même sens que la décision qui avait été cassée par la chambre civile. Dans ce cas, il y avait donc conflit entre la Cour de cassation et deux cours d’appel. Divers systèmes ont été successivement suivis pour dénouer le conflit. Bornons-nous à exposer celui de la loi du 1er avril 1837, qui est resté en vigueur jusqu’en 1967.
Lorsque la juridiction de renvoi statue dans le même sens que celle dont la décision a été cassée, un deuxième pourvoi en cassation est possible, qui s’appuie sur les mêmes moyens que le premier : il sera examiné avec un soin particulier, la Cour de cassation devant statuer toutes chambres réunies (sous l’empire de la loi du 2 brumaire an IV, chambre des requêtes, chambre civile, chambre criminelle). L’arrêt ainsi rendu pourra être, soit un arrêt de rejet (auquel cas les chambres réunies se prononcent contre l’avis de la chambre civile qui a cassé la décision attaquée), soit un arrêt de cassation (les chambres réunies statuant comme l’avait fait la chambre civile). Dans ce dernier cas, l’affaire est renvoyée devant une troisième juridiction, du même degré que les deux premières, mais avec cette particularité que la nouvelle juridiction de renvoi est tenue de se conformer sur le point de droit à la solution donnée par l’arrêt des chambres réunies. Ce deuxième renvoi n’est ainsi prononcé que pour ordre, il ne s’explique que par le principe que la Cour de cassation ne peut juger le procès ; celui-ci sera donc soumis à une juridiction du fond, mais avec l’obligation de juger dans le sens consacré par la Cour de cassation. L’arrêt des chambres réunies ne vaut toutefois que pour la cause et ne lie pas les juges dans une cause postérieure.
2) La réforme de 1947. — On a reproché à la Cour de cassation le temps qu’elle mettait à liquider les pourvois. Une des causes des lenteurs parut être le double examen de la même affaire par la chambre des requêtes et, le cas échéant, par la chambre civile. D’où l’idée de transformer la chambre des requêtes en une nouvelle chambre civile afin de gagner du temps et de décharger les magistrats de la chambre civile. Mais on ne manqua pas d’objecter que l’existence de plusieurs chambres civiles risquait d’entraîner des divergences d’interprétation selon les chambres ; c’en serait fait du rôle de la Cour de cassation, qui est d’assurer l’unité d’interprétation du droit. Aussi la loi du 23 juillet 1947, qui a supprimé la chambre des requêtes et institué diverses chambres civiles, avait-elle cherché à parer à ce danger.
Les magistrats étaient répartis en deux chambres : la chambre civile et la chambre criminelle. La chambre civile était divisée en quatre sections ; en réalité on pouvait considérer qu’il y avait quatre chambres civiles entre lesquelles les affaires étaient réparties suivant leur nature, le bureau de la Cour opérant la spécialisation des chambres au début de chaque année judiciaire, en fonction des besoins. On distinguait ainsi la chambre civile, première section civile, la chambre civile, deuxième section civile, la chambre civile, section commerciale et financière, la chambre civile, section sociale.
Chaque section — au sens de chambre — siégeait isolément. Elle ne pouvait rendre d’arrêts qu’avec la présence de 7 membres au moins. Il n’y avait plus de filtrage préalable, chaque section étant directement saisie des pourvois relevant de sa compétence. Ou bien le pourvoi était rejeté, et la décision attaquée conservait définitivement son autorité, ou bien la décision attaquée était cassée. Dans ce cas, l’ancien mécanisme subsistait intégralement, avec la possibilité de l’intervention des chambres réunies si la juridiction de renvoi refusait de s’approprier la solution en droit de la section initialement saisie et qui avait cassé la première décision. La formation des chambres réunies exigeait la présence de 35 membres au moins.
Mais supposons que, sur un point, l’une des chambres civiles ait statué en un sens et qu’une question semblable étant posée devant une autre chambre, celle-ci se soit apprêtée à statuer différemment. Il y avait alors menace de contrariété de décisions au sein de la Cour de cassation. Dans ce cas, le Premier président, sur proposition du président de chambre et avis du conseiller rapporteur et de l’avocat général, renvoyait l’affaire devant l’assemblée plénière civile. Cette formation a été instituée par la loi du 23 juillet 1947. Elle devait réunir 15 membres au moins. Elle était présidée par le Premier président et comprenait nécessairement le président et le conseiller doyen de chacune des chambres civiles, ainsi que de la chambre criminelle, si le problème juridique en cause était susceptible de se poser également devant cette chambre (par exemple, une question de responsabilité civile). Les arrêts rendus par l’assemblée plénière civile suivaient le même circuit que ceux rendus par la chambre siégeant isolément : il y avait soit rejet du pourvoi, soit cassation de la décision attaquée et renvoi devant une juridiction du fond du même degré que celle qui avait rendu la première décision ; si la juridiction de renvoi ne se rangeait pas à l’avis de l’assemblée plénière civile, un deuxième pourvoi en cassation était possible — il était porté devant les chambres réunies.
3) La réforme de 1967. — Une réforme générale de la Cour de cassation a été, à nouveau, opérée par une loi du 3 juillet 1967. Les résultats de la réforme intervenue en 1947 avaient certes été, dans l’ensemble, satisfaisants, l’augmentation du nombre des chambres, jointe à un effort de réorganisation interne, ayant amené une résorption des retards. Mais ces améliorations risquaient d’être insuffisantes dans l’avenir en raison de l’apport ininterrompu de dossiers nouveaux. De plus, il était apparu à l’expérience que le service des chambres était gravement perturbé dès que leurs membres étaient appelés à participer aux travaux des formations de jugement particulières qu’étaient les chambres réunies ou l’assemblée plénière civile, étant donné le nombre important de magistrats dont la présence était requise pour qu’elles pussent délibérer valablement.
C’est pourquoi la loi du 3 juillet 1967, complétée par les lois du 12 juillet 1978, du 3 janvier 1979, du 6 août 1981 et du 23 avril 1997, ainsi que par un décret du 26 février 1999, a opéré diverses réformes relatives à la composition et aux formations de la Cour de cassation. Les textes régissant la Cour de cassation sont, depuis leur codification, en 1978, puis en 2006 (ord. 8 janv. 2006), les articles L. 411-1 s. et R. 421-1 s. du Code de l’organisation judiciaire.
II. — Système actuel
La Cour de cassation est actuellement composée de six chambres : cinq chambres civiles et une chambre criminelle (art. R. 421-3 COJ). « Chacune des chambres de la Cour de cassation comprend : un président de chambre ; des conseillers ; des conseillers référendaires ; un ou plusieurs avocats généraux ; un greffier de chambre » (art. R. 421-4 COJ). Afin d’assurer le maximum de souplesse dans le fonctionnement de la Cour de cassation, la loi n’a pas fixé de manière impérative la composition de chacune des chambres.
Les arrêts peuvent être rendus soit par l’une des chambres, soit par une chambre mixte, soit par l’assemblée plénière.
1) Arrêts rendus par les diverses chambres civiles. — Chacune des chambres civiles a une compétence déterminée par une ordonnance du premier président, après avis du procureur général. Les trois premières chambres s’appellent chambres civiles (1re, 2e, 3e), la quatrième et la cinquième conservant respectivement l’appellation de chambre commerciale et financière et de chambre sociale.
Chaque chambre comporte un nombre variable de conseillers. Longtemps il fallut, pour qu’un arrêt soit valablement rendu, que sept membres au moins ayant voix délibérative soient présents. Ce nombre a été réduit, par étapes, avec réapparition d’un mécanisme de filtrage, non pas comme avant 1947, par une chambre de la Cour de cassation, mais au sein de chaque chambre. En l’état actuel des textes, « les affaires soumises à une chambre civile sont examinées par une formation de trois magistrats appartenant à la chambre à laquelle elles ont été distribuées » (art. L. 431-1, al. 1er, COJ). « Cette formation statue lorsque la solution du pourvoi s’impose », implicitement mais nécessairement (al. 2), que ce soit en rejet ou en cassation. « Dans le cas contraire, elle renvoie l’examen du pourvoi à l’audience de la chambre » (al. 2), ce qui conduit à exiger la présence de cinq membres ayant voix délibérative (art. R. 431-5 COJ). Ajoutons que « le premier président ou le président de la chambre concernée, ou leurs délégués, d’office ou à la demande du procureur général ou de l’une des parties, peuvent renvoyer directement une affaire à l’audience de la chambre par décision non motivée » (al. 3).
2) Arrêts rendus par une chambre mixte. — Afin d’alléger le système antérieur, la loi de 1967 a remplacé l’assemblée plénière civile instituée par la loi de 1947 par la formation des chambres mixtes. « Le renvoi devant une chambre mixte peut être ordonné lorsqu’une affaire pose une question relevant normalement des attributions de plusieurs chambres ou si la question a reçu ou est susceptible de recevoir des solutions divergentes ; il doit l’être en cas de partage égal des voix » (art. L. 431-5 COJ).
« Le renvoi (…) est décidé soit avant l’ouverture des débats, par ordonnance non motivée du premier président, soit par arrêt non motivé de la chambre saisie » (art. L. 431-7, al. 1er, COJ). « Le renvoi est de droit lorsque le procureur général le requiert avant l’ouverture des débats » (al. 2). « Lorsqu’une chambre mixte doit être constituée, elle est composée de magistrats appartenant à trois chambres au moins de la cour. » « La chambre mixte est présidée par le premier président, ou, en cas d’empêchement de celui-ci, par le plus ancien des présidents de chambre. » « Elle comprend, en outre, les présidents et doyens des chambres qui la composent ainsi que deux conseillers de chacune de ces chambres » (art. L. 421-4 COJ).
3) Arrêts rendus par l’assemblée plénière. — Toujours dans le désir d’alléger le système antérieur, la loi de 1967 a supprimé la formation des chambres réunies dont les attributions ont été dévolues à l’assemblée plénière. Celle-ci « est présidée par le premier président, ou, en cas d’empêchement de celui-ci, par le plus ancien des présidents de chambre » (art. L. 421-5, al. 1er, COJ). « Elle comprend, en outre les présidents et les doyens des chambres ainsi qu’un conseiller de chaque chambre » (al. 2). « Le premier président désigne sur proposition de chacun des présidents de chambre, parmi les conseillers de chaque chambre, celui qui sera appelé à siéger à l’assemblée plénière au titre de cette chambre » (art. R. 431-12 COJ). « Le renvoi devant l’assemblée plénière peut être ordonné lorsque l’affaire pose une question de principe, notamment s’il existe des solutions divergentes soit entre les juges du fond, soit entre les juges du fond et la Cour de cassation ; il doit l’être lorsque, après cassation d’un premier arrêt ou jugement, la décision par la juridiction de renvoi est attaquée par les mêmes moyens » (art. L. 431-6 COJ).
4) La cassation avec ou sans renvoi. — Parce que la Cour de cassation est juge du droit, elle « ne connaît pas du fond des affaires, sauf disposition législative contraire » (art. L. 411-2, al. 2, COJ). En cas de cassation, l’affaire est donc renvoyée, sauf disposition contraire, devant une autre juridiction de même nature que celle dont émane l’arrêt ou le jugement cassé ou devant la même juridiction composée d’autres magistrats (art. L. 431-4, al. 1er, COJ). Toutefois, se constituant alors, en quelque sorte, en troisième degré de juridiction, la Cour de cassation — quelle qu’en soit la formation — peut casser sans renvoi, lorsque la cassation n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond ; elle peut aussi, en cassant sans renvoi, mettre fin au litige lorsque les faits, tels qu’ils ont été souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, lui permettent d’appliquer la règle de droit appropriée (art. L. 411-3, al. 1 et 2, COJ).
Parce qu’il faut, de toute façon, mettre fin à un litige, à supposer qu’aient été respectées diverses étapes, il est prévu que, lorsque le renvoi est ordonné, après cassation, par l’assemblée plénière, la juridiction de renvoi doit se conformer à la décision de cette assemblée sur les points de droit jugés par celle-ci (art. L. 431-4, al. 2, COJ). Alors, s’affirme davantage l’autorité de la Cour de cassation dans la détermination du droit.
5) Autres fonctions. — Les fonctions de la Cour de cassation ne sont pas seulement juridictionnelles.Une loi du 15 mai 1991, complétée par des décrets du 12 mars 1992 et du 13 mai 2005, a aménagé une procédure de saisine pour avis de la Cour de cassation. D’un nouvel article L. 441-1 du Code de l’organisation judiciaire, il résulte qu’« avant de statuer sur une demande soulevant une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les juridictions de l’ordre judiciaire peuvent, par une décision non susceptible de recours, solliciter l’avis de la Cour de cassation ».
Lorsque le juge envisage de solliciter cet avis, « il en avise les parties et le ministère public » et « il recueille leurs observations écrites éventuellement dans le délai qu’il fixe, à moins qu’ils n’aient déjà conclu sur ce point » (art. 1031-1, al. 1er, C. pr. civ.). « Dès réception des observations ou à l’expiration du délai, le juge peut, par une décision non susceptible de recours, solliciter l’avis de la Cour de cassation en formulant la question de droit qu’il lui soumet… » (art. 1031-1, al. 2, C. pr. civ.).
« La formation de la Cour de cassation qui se prononce sur la demande d’avis est présidée par le premier président ou, en cas d’empêchement, par le président de chambre le plus ancien » (art. L. 441-2 COJ). « La Cour de cassation rend son avis dans les trois mois de la réception du dossier » (art. 1031-3 C. pr. civ.). « L’avis rendu ne lie pas la juridiction qui a formé la demande » (art. L. 441-3 COJ). Comme si elle n’était pas suffisamment occupée, la Cour de cassation, outrepassant ses pouvoirs, s’est arrogé celui d’émettre des avis même lorsqu’il ne lui en est pas demandé dans le cadre défini par la loi (v. Molfessis, « Les avis spontanés de la Cour de cassation », D. 2007, chron. 37).
INDEX DES OUVRAGES LE PLUS SOUVENT CITÉS
1. Traités, manuels, précis
a) Ouvrages anciens
AUBRY et RAU, Cours de droit civil français, 6e et 7e éd., par BARTIN, ESMEIN, PONSARD et DEJEAN DE LA BÂTIE, 1938-1975.
BEUDANT, Cours de droit civil français, 2e éd., publiée par R. BEUDANT et P. LEREBOURS-PIGEONNIÈRE, 19 vol., 1938-1953, avec le concours de Mme BÉQUIGNON-LAGARDE, de MM. BATIFFOL, BRETON, BRÈTHE DE LA GRESSAYE, G. LAGARDE, LE BALLE, LENOAN, R. PERROT, A. PERCEROU, RAYNAUD, RODIÈRE, VOIRIN.
COLIN et CAPITANT, Cours élémentaires de droit civil français, t. 3, 10e éd., 1950, par Léon JULLIOT DE LA MORANDIÈRE.
JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, 3e éd., 3 vol., 1938-1940.
JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, Traité de droit civil de COLIN et CAPITANT, refonte, t. 1, 1957 et t. 2, 1959.
PLANIOL et RIPERT, Traité théorique de droit civil français, 2e éd., 13 vol., 1952-1960, plus 1 vol. de tables, 1963, publiée avec le concours de MM. BECQUÉ, BESSON, BOULANGER, ESMEIN, GABOLDE, GIVORD, HAMEL, LEPARGNEUR, LOUSSOUARN, MAURY, PICARD, RADOUANT, ROUAST, R. SAVATIER, J. SAVATIER, TRASBOT, TUNC, VIALLETON.
RIPERT et BOULANGER, Traité de droit civil, d’après le Traité de PLANIOL, 4 vol., 1956-1959.
b) Ouvrages modernes
ANTONMATTÉI et RAYNARD, Contrats spéciaux, 7e éd., Litec, 2013.
ATIAS, Droit civil, Les biens, 9e éd., Litec, 2007 ; Les personnes, les incapacités, 1985.
AUBERT et SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, 14e éd., Sirey, 2014.
BACACHE-GIBEILI, Les obligations, La responsabilité civile extra-contractuelle, 2e éd., Economica, 2012.
BARTHEZ et HOUTCIEFF, Les sûretés personnelles, LGDJ, 2010.
BÉNABENT, Droit de la famille, 3e éd., Montchrestien, 2014 ; Les obligations, 14e éd., Montchrestien, 2014 ; Droit des contrats spéciaux civils et commerciaux, 10e éd., Montchrestien, 2013.
BOULANGER, Droit civil de la famille, aspects comparatifs et internationaux, t. 1, 3e éd., 1997, t. 2, 1994.
BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., LexisNexis, 2014.
CABRILLAC (R.), Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 7e éd., Montchrestien, 2011.
CABRILLAC (M.), MOULY (Ch.), CABRILLAC (S.) et PÉTEL, Droit des sûretés, 9e éd., Litec, 2010.
CARBONNIER, Droit civil, Introduction, 27e éd., 2002 ; t. 1, Les personnes, 21e éd., 2000 ; t. 2, La famille, 21e éd., 2002 ; t. 3, Les biens, 19e éd., 2000 ; t. 4, Les obligations, 23e éd., 2000. Droit civil, t. 1 et 2, éd. Quadrige, PUF, 2004.
COLLART-DUTILLEUL et DELEBECQUE, Contrats civils et commerciaux, 9e éd., Dalloz, 2011.
COLOMER, Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 12e éd., Litec, 2004.
CORNU, Droit civil, Introduction, Les personnes, Les biens, 12e éd., Montchrestien, 2005 ; Introduction, 13e éd., 2007 ; Les personnes, 13e éd., 2007 ; La famille, 9e éd., 2006 ; Les régimes matrimoniaux, 9e éd., 1997.
FABRE-MAGNAN, Les obligations, 3e éd., PUF, t. 1, 2012 ; t. 2, 2013.
FAGES, Droit des obligations, 4e éd., LGDJ, 2013.
FLOUR, AUBERT et SAVAUX, Droit civil, Les obligations, vol. 1, L’acte juridique, 16e éd., Sirey, 2014 ; vol. 2, Le fait juridique, 14e éd., Sirey, 2011 ; vol. 3, Le rapport d’obligation, 8e éd., Sirey, 2013.
FLOUR et CHAMPENOIS, Les régimes matrimoniaux, 2e éd., Sirey, 2001.
FLOUR et SOULEAU, Droit civil, Les successions, 3e éd., Armand Colin, 1991 ; Les Libéralités, Armand Colin, 1982.
FRANÇOIS, Les obligations, régime général, Economica, 3e éd., 2013 ; Les sûretés personnelles, Economica, 2004.
GHESTIN, Cause de l’engagement et validité du contrat, LGDJ, 2006 ; Traité de droit civil, La formation du contrat, 3e éd., LGDJ, 1993.
GHESTIN, BILLIAU et LOISEAU, Le régime des créances et des dettes, LGDJ, 2005.
GHESTIN et DESCHÉ, Traités des contrats, La vente, LGDJ, 1990.
GHESTIN et GOUBEAUX, Traité de droit civil, Introduction générale, 4e éd., LGDJ, 1994, avec le concours de Muriel FABRE-MAGNAN.
GHESTIN, JAMIN et BILLIAU, Traité de droit civil, Les effets du contrat, 2e éd., LGDJ, 1994.
GOUBEAUX, Traité de droit civil, Les personnes, LGDJ, 1989.
GRIMALDI, Droit civil, Successions, 6e éd., Litec, 2001 ; Libéralités, Partages d’ascendants, Litec, 2000.
GROSS et BIHR, Contrats, t. 1, Ventes civiles et commerciales, baux d’habitation, baux commerciaux, 2e éd., PUF, 2002.
HAUSER et HUET-WEILLER, Traité de droit civil, La famille, Fondation et vie de la famille, 2e éd., LGDJ, 1993 ; Dissolution de la famille, LGDJ, 1991.
HUET, DECOCQ, GRIMALDI et LÉCUYER, Traité de droit civil, Les principaux contrats spéciaux, 3e éd., LGDJ, 2012.
JUBAULT, Droit civil, les successions, les libéralités, 2e éd., Montchrestien, 2010.
LABBÉE, Introduction générale au droit, Pour une approche éthique, 1998.
LABRUSSE-RIOU, Droit de la famille, 1984.
LARROUMET, Droit civil, t. 1, Introduction à l’étude du droit privé, 6e éd., avec A. AYNÈS, Economica, 2013 ; t. 2, Les biens, droits réels principaux, 5e éd., Economica, 2006 ; t. 3, Les obligations, Le contrat, 7e éd., avec S. BROS, Economica, 2014 ; t. 4, Les obligations, Régime général, 3e éd. par J. FRANÇOIS, Economica, 2013 ; t. 5, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, par M. BACACHE-GIBEILI, 2e éd., 2012 ; t. 7, Les sûretés personnelles, par J. FRANÇOIS, Economica, 2004.
LE TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, 10e éd., Dalloz, 2014.
MALAURIE et AYNÈS, Droit civil, Introduction au droit, par MALAURIE et MORVAN, 5e éd., Defrénois, 2014 ; Les personnes, La protection des mineurs et des majeurs, par MALAURIE, 7e éd., Defrénois, 2014 ; La famille, par MALAURIE et FULCHIRON, 4e éd., Defrénois, 2011 ; Les obligations, par MALAURIE, AYNÈS et STOFFEL-MUNCK, 4e éd., Defrénois, 2013 ; Les biens, 5e éd., Defrénois, 2013 ; Les sûretés, La publicité foncière, par AYNÈS et CROCQ, 8e éd., Defrénois, 2014 ; Les régimes matrimoniaux, 4e éd., Defrénois, 2013 ; Les successions, Les libéralités, par MALAURIE et BRENNER, 6e éd., Defrénois, 2014 ; Les contrats spéciaux, par MALAURIE, AYNÈS et GAUTIER, 7e éd., Defrénois, 2014.
MALINVAUD, Introduction à l’étude du droit, 14e éd., Litec, 2013 ; Les obligations, avec FENOUILLET et MEKKI, 13e éd., Litec, 2014.
MARTY et RAYNAUD, Droit civil, Introduction générale à l’étude du droit, 2e éd., Sirey, 1972 ; Les personnes, par RAYNAUD, 3e éd., Sirey, 1976 ; Les obligations, t. I, Les sources, par RAYNAUD, 2e éd., Sirey, 1988, t. II, Les effets, par RAYNAUD et JESTAZ, 2e éd., Sirey, 1989 ; Les biens, par P. JOURDAIN, Sirey, 1995 ; Les sûretés, La publicité foncière, par RAYNAUD et JESTAZ, 2e éd., Sirey, 1987 ; Les régimes matrimoniaux, par RAYNAUD, 2e éd., Sirey, 1985 ;Les successions et les libéralités, par RAYNAUD, Sirey, 1983.
MAZEAUD (H., L. et J.), Leçons de droit civil, t. I, 1er vol., Introduction à l’étude du droit, par CHABAS, 12e éd., Montchrestien, 2000 ; MAZEAUD (H., L., J.) et F. CHABAS, t. I, 2e vol., Les personnes : la personnalité, les incapacités, 8e éd., Montchrestien, 1997, par F. LAROCHE-GISSEROT ; t. I, 3e vol., La famille, par LEVENEUR, 7e éd., Montchrestien, 1995 ; t. II, 1er vol., Obligations : théorie générale, par CHABAS, 9e éd., Montchrestien, 1998 ; t. II, 2e vol., Biens : droit de propriété et ses démembrements, par CHABAS, 8e éd., Montchrestien, 1994 ; t. III, 1er vol., Sûretés, Publicité foncière, par Y. PICOD, 7e éd., Montchrestien, 1999 ; t. III, 2e vol., Principaux contrats : 1re partie, Vente et échange, par DE JUGLART, 7e éd., Montchrestien, 1987, Régimes matrimoniaux, par DE JUGLART, 5e éd., Montchrestien, 1982 ; 2e vol., Successions, Libéralités, 5e éd. par L. et Sabine LEVENEUR, Montchrestien, 1999.
MESTRE, PUTMAN et BILLIAU, Droit commun des sûretés réelles, LGDJ, 1996 ; Droit spécial des sûretés réelles, LGDJ, 1996.
MIGNOT, Droit des sûretés, Montchrestien, 2e éd., 2008.
POUMARÈDE, Droit des obligations, 3e éd., LGDJ, 2014.
ROLAND, Droit des libéralités, 2000.
SAUPHANOR-BROUILLAUD, Les contrats de consommation, règles communes, LGDJ, 2013, avec le concours de E. POILLOT, C. AUBERT DE VINCELLES et G. BRUNAUX.
SÉRIAUX, Le droit, une introduction, 1997 ; Droit des obligations, 2e éd., PUF, 1998 ; Manuel de droit des successions et des libéralités, PUF, 2003.
SIMLER, Cautionnement et garanties autonomes, 3e éd., 2000.
SIMLER et DELEBECQUE, Droit civil, Les sûretés, La publicité foncière, 6e éd., Dalloz, 2012.
STARCK, ROLAND et BOYER, Introduction au droit, Litec, 2002 ; Obligations : 1. Responsabilité délictuelle, 5e éd., Litec, 1996 ; 2. Contrat, 6e éd., Litec, 1998 ; 3. Régime général, 6e éd., Litec, 1999.
TERRÉ, Introduction générale au droit, 9e éd., Dalloz, 2012.
TERRÉ et FENOUILLET, Les personnes, Personnalité, incapacité, protection, 8e éd., Dalloz, 2012 ; La famille, 8e éd., Dalloz, 2011.
TERRÉ, LEQUETTE et GAUDEMET, Droit civil, Les successions, Les libéralités, 4e éd., Dalloz, 2014.
TERRÉ et SIMLER, Les biens, 7e éd., Dalloz, 2006 ; Les régimes matrimoniaux, 4e éd., Dalloz, 2005.
TERRÉ, SIMLER et LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, 11e éd., Dalloz, 2013.
TESTU, Contrats d’affaires, Dalloz, 2011.
TEYSSIÉ, Droit civil, Les personnes, 15e éd., Litec, 2014.
THÉRY, Sûretés et publicité foncière, 2e éd., PUF, 1998.
VINEY, Introduction à la responsabilité, 3e éd., LGDJ, 2006.
VINEY et JOURDAIN, Les conditions de la responsabilité, avec le concours de S. CARVAL, 4e éd., LGDJ, 2013 ; Les effets de la responsabilité, 3e éd., LGDJ, 2010.
ZÉNATI et REVET, Les biens, 3e éd., PUF, 2008 ; Contrats, théorie générale, quasi-contrats, PUF, 2014 ; Obligation, régime, PUF, 2012 ; Successions, PUF, 2012.
2. Recueils de grands arrêts, avis et décisions
ANCEL et LEQUETTE, Grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 5e éd., Dalloz, 2006.
BERGER, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, 13e éd., Sirey, 2014.
FAVOREU et PHILIP et al., Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 17e éd., Dalloz, 2013.
LONG, WEIL, BRAIBANT, DELVOLVÉ et GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 19e éd., Dalloz, 2013.
MESTRE, PUTMAN et VIDAL (sous la direction de), Grands arrêts du droit des affaires, Dalloz, 1995.
PÉLISSIER, LYON-CAEN, JEAMMAUD et DOCKÈS, Les grands arrêts du droit du travail, 3e éd., Dalloz, 2004.
SUDRE, MARGUÉNAUD, ANDRIANTSIMBAZOVINA, GOUTTENOIRE et LEVINET, Les Grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 6e éd., PUF, 2011.
3. Vocabulaires, lexiques
CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri-Capitant, 10e éd., PUF, coll. « Quadrige », 2014.
GUINCHARD et DEBARD, Lexique des termes juridiques, 22e éd., Dalloz, 2014.
ROLAND et BOYER, Adages du droit français, 4e éd., 1999 ; Locutions latines du droit français, 3e éd., 1993.
LIVRE I
INTRODUCTION
1
CONSTITUTION. TRAITÉ INTERNATIONAL. ORDRE INTERNE. SUPÉRIORITÉ DE LA CONSTITUTION
Ass. plén., 2 juin 2000, Dlle Fraisse
(Bull. ass. plén., no 4, JCP 2001. II. 10453, note A.‑C. de Foucauld, D. 2001. 1636, chron. B. Beignier et S. Mouton, Europe, août-sept. 2000, chron. no 3, A. Rigaux et D. Simon, RTD civ. 2000. 672, obs. R. Libchaber)
La suprématie conférée aux engagements internationaux sur les lois par l’article 55 de la Constitution ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle.
Faits. — L’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie a été l’occasion pour la Cour de cassation de préciser l’architecture de la pyramide des normes dans l’ordre interne. Conclu entre le gouvernement et les principaux acteurs de la vie politique néo-calédonienne, l’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 fixe le cadre dans lequel doit s’inscrire l’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie au cours des vingt prochaines années. Cette évolution supposant le transfert progressif et irréversible aux institutions locales de compétences, dont l’article 74 de la Constitution qui traite des territoires d’outre-mer ne prévoit pas qu’elles puissent être déléguées à ceux-ci car elles relèvent de prérogatives essentielles de l’État, la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 a introduit dans la Constitution un titre XIII intitulé « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ». Celui-ci habilite les pouvoirs publics à prendre les mesures nécessaires à la mise en œuvre des orientations définies dans l’accord de Nouméa. Parmi ces mesures fixant le statut transitoire de la Nouvelle-Calédonie, une loi organique du 19 mars 1999 a défini le collège restreint admis à participer à l’élection du congrès et des assemblées de province. La commission administrative et le tribunal de première instance de Nouméa ayant refusé, la première, d’inscrire la Dlle Fraisse sur la liste prévue par l’article 188 de cette loi organique, le second, d’annuler cette décision, un pourvoi en cassation fut formé. Le demandeur arguait, à l’appui de son pourvoi, que les premiers juges avaient refusé d’exercer un contrôle de conventionnalité de l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie au regard des articles 2 et 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, ainsi que des articles 3 du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et F (devenu 6) du traité de l’Union européenne du 7 février 1992. La question posée obligeait la Cour de cassation à se prononcer sur la place de la Constitution et des traités dans la hiérarchie des normes.
ARRÊT
La Cour; — Sur les deuxième et troisième moyens réunis : — Attendu que Mlle Fraisse fait grief au jugement attaqué (tribunal de première instance de Nouméa, 3 mai 1999) d’avoir rejeté sa requête tendant à l’annulation de la décision de la commission administrative de Nouméa ayant refusé son inscription sur la liste prévue à l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie des électeurs admis à participer à l’élection du congrès et des assemblées de province et d’avoir refusé son inscription sur ladite liste, alors, selon le moyen : 1° que le jugement refuse d’exercer un contrôle de conventionnalité de l’article 188 de la loi organique no 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie au regard des articles 2 et 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, 3 du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et F (devenu 6) du traité de l’Union européenne du 7 février 1992, l’article 188 étant contraire à ces normes internationales en tant qu’il exige d’un citoyen de la République française un domicile de dix ans pour participer à l’élection des membres d’une assemblée d’une collectivité de la République française; 2° qu’il appartenait subsidiairement au tribunal de demander à la Cour de justice des Communautés européennes de se prononcer à titre préjudiciel sur la compatibilité de l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 avec l’article 6 du traité de l’Union européenne; — Mais attendu, d’abord, que le droit de Mlle Fraisse à être inscrite sur les listes électorales pour les élections en cause n’entre pas dans le champ d’application du droit communautaire; — Attendu, ensuite, que l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 a valeur constitutionnelle en ce que, déterminant les conditions de participation à l’élection du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie et prévoyant la nécessité de justifier d’un domicile dans ce territoire depuis dix ans à la date du scrutin, il reprend les termes du paragraphe 2.2.1 des orientations de l’accord de Nouméa, qui a lui-même valeur constitutionnelle en vertu de l’article 77 de la Constitution; que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s’appliquant pas dans l’ordre interne aux dispositions de valeur constitutionnelle, le moyen tiré de ce que les dispositions de l’article 188 de la loi organique seraient contraires au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales doit être écarté;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé;
Par ces motifs, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le premier moyen auquel Mlle Fraisse a déclaré renoncer : — rejette.
OBSERVATIONS
1Malgré sa fortune pédagogique, l’image de la pyramide des normes ne rend plus compte que très imparfaitement de notre système juridique, au point qu’on s’interroge sur le « désordre juridique français » (R. Libchaber, « Réflexions sur le désordre juridique français », Mélanges J. Béguin, 2004, p. 405) ou encore sur son « impossible rationalité » (R. Libchaber, « L’impossible rationalité de l’ordre juridique », Mélanges B. Oppetit, 2009, p. 505). Et de fait, l’internationalisation, la communautarisation et la fondamentalisation croissantes de notre droit soumettent l’édifice à de très fortes secousses qui affectent en profondeur son ordonnancement au point que la définition de son sommet est devenue matière à controverse. C’est ainsi que, tout en affirmant le principe de supériorité des traités sur la loi, l’arrêt Jacques Vabre (infra, no 4) avait laissé en suspens la question des rapports des traités et de la Constitution. Les premiers l’emportaient-ils sur la seconde au nom de la primauté de l’ordre international ou la seconde sur les premiers en ce qu’elle est la norme fondatrice de l’ordre juridique français ?
En demandant aux juridictions judiciaires de contrôler la conformité des dispositions constitutionnelles avec les stipulations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention européenne des droits de l’homme, les requérants obligeaient les magistrats à prendre position sur la place respective de la Constitution et des traités dans la hiérarchie des normes. La Cour de cassation ne s’est pas dérobée. Refusant de procéder à un tel contrôle, elle affirme que « la suprématie conférée aux engagements internationaux sur les lois ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ». Elle reconnaît ainsi à la Constitution la qualité de norme suprême de l’ordre juridique français. Par un arrêt Sarran du 30 octobre 1998, le Conseil d’État avait déjà, en termes identiques, consacré la même solution. (CE, ass., 30 oct. 1998, Sarran, GAJA, 19e éd., no 99, D. 2000. 152, note É. Aubin, RFDA 1998. 1081, concl. C. Maugüé, 1094, chron. D. Alland 1999. 57, notes Dubouis, Mathieu et Verpeaux, Gohin). Aussi bien a-t-on pu présenter les arrêts Dlle Fraisse et Sarran comme deux « des arrêts les plus importants de l’histoire de la Ve République en matière de hiérarchie des normes » (D. Alland, « Consécration d’un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFDA 1998. 1095) (I). L’intégration croissante entre l’ordre juridique interne au sommet duquel se trouve la Constitution et l’ordre juridique communautaire a, néanmoins, conduit ultérieurement à une communautarisation partielle du droit constitutionnel français, en sorte que la représentation des sources du droit français renvoie aujourd’hui une image quelque peu brouillée (II).
I. — Droit constitutionnel et ordre international
2Posée dans l’hypothèse d’un texte constitutionnel postérieur au traité, l’affirmation de la supériorité de la Constitution paraît devoir également trouver application, du fait même de la généralité de la formule utilisée, dans l’hypothèse inverse d’un traité postérieur à la norme constitutionnelle. Il résulte donc de la décision ci-dessus reproduite que les traités ont une valeur supralégislative et infraconstitutionnelle. Au premier abord, la solution peut surprendre. N’enseigne-t-on pas habituellement que l’ordre international prime l’ordre interne ? Comme l’écrivait Michel Virally, « le droit international est inconcevable autrement que supérieur aux États, ses sujets. Nier sa supériorité revient à nier son existence » (« Sur un pont aux ânes : les rapports entre droit international et droit interne », Mélanges Rolin 1964, reproduit in Le droit international en devenir, 1990, p. 103, spéc. 110). Aussi bien la Cour permanente de justice internationale a-t-elle rappelé qu’un « État ne saurait invoquer sa propre Constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international ou les traités en vigueur » (CPJI, avis du 3 févr. 1932, Traitement des prisonniers de guerre polonais à Dantzig, Sér. A/B, no 44). N’y aurait-il pas, dès lors, quelque « paradoxe » à affirmer la primauté de la Constitution sur le droit international ?
3En réalité, tout dépend, ainsi qu’on l’a lumineusement montré, du point de vue auquel on se place pour envisager la question des rapports entre le droit international et le droit interne (D. Alland, « Consécration d’un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFDA 1998. 1094). Si on la considère à travers le prisme de l’ordre international, le principe de la primauté du droit international sur le droit interne l’emporte à l’évidence. Si on l’envisage du point de vue de l’ordre interne, les exigences fondamentales de la théorie de l’État conduisent à conférer à la Constitution la valeur de norme suprême. Et de fait, comme on l’a justement souligné, « il est très clair que, dans le droit interne de chaque État, la Constitution occupe une place tout à fait particulière. Il s’agit de la norme suprême de laquelle toutes les autorités de l’État, législatives, exécutives et judiciaires, tirent leur autorité. Elle est l’expression du pouvoir constituant, c’est-à-dire du pouvoir originel. C’est la Constitution qui organise les rapports entre les pouvoirs publics, appelés d’ailleurs pouvoirs constitués » (F. Raynaud et P. Fonbeur, « Chronique générale de jurisprudence administrative », AJDA 1998. 962, spéc. 964). Or, comme le rappelait également Michel Virally, « l’État trouve en lui-même, dans l’assentiment du groupe humain qu’il intègre, le fondement de sa légitimité. Tout ordre étatique est autocréateur et se développe à partir de sources originaires qui lui sont propres et qui n’ont besoin pour affirmer leur validité, de se référer à aucune norme supérieure (…). L’ordre juridique étatique se forme en dehors du droit international et sans lui » (art. préc., Le droit international en devenir, p. 108). On sait qu’afin de rendre compte de ce constat, Henri Batiffol parlait de l’antériorité de l’ordre interne par rapport à l’ordre international. Il en déduisait que, « tenant sa mission de l’autorité qui l’institue », un juge interne « ne saurait assumer un rôle contraire à la mission qui définit ses pouvoirs et dont l’objet propre est la mise en œuvre de l’ordre interne : user de ses pouvoirs contre l’autorité qui les lui a conférés lui enlève toute qualité » (H. Batiffol, Droit international privé, 4e éd., no 39, p. 42). Invoquée longtemps avec succès pour faire échec au contrôle de conventionnalité des lois, cette considération a finalement été écartée en la matière, aux motifs que l’article 55 de la Constitution habilite constitutionnellement le juge judiciaire à exercer un contrôle de conventionnalité des lois ordinaires (infra, no 4). Mais elle conserve toute sa force et toute sa pertinence en ce qui concerne le contrôle de conventionnalité de la Constitution. On ne saurait, s’agissant des lois constitutionnelles, prétendre découvrir dans l’article 55 une telle habilitation. On voit mal, en effet, comment un juge qui tire son existence et ses pouvoirs de la Constitution pourrait s’ériger en censeur de celle-ci. En faisant prévaloir sa propre interprétation sur celle du pouvoir constituant, il commettrait nécessairement une usurpation de pouvoir.
4Et ceci d’autant plus qu’il est dans la Constitution des dispositions qui laissent à penser qu’elle se considère, dans l’ordre juridique interne, comme supérieure aux traités. Certes, tel n’est pas le cas de son article 54, pourtant souvent invoqué en ce sens, qui prévoit que lorsqu’un engagement comporte une clause contraire à la Constitution, sa ratification ne peut intervenir qu’après la révision de celle-ci. Cherchant seulement à empêcher le conflit de normes qui résulterait de ce que la France s’engage internationalement à respecter un traité qu’elle ne pourrait appliquer qu’au mépris de sa Constitution, il n’établit pas une relation hiérarchique entre les deux (J. Combacau, Le droit des traités, 1991, p. 50; D. Alland, art. préc., RFDA 1998. 1098). En revanche, le nouvel article 53-1 de la Constitution issu de la loi constitutionnelle du 25 novembre 1993 est plus significatif sur la valeur respective de la Constitution et des traités. Tout en habilitant le gouvernement à conclure avec les États européens des accords délimitant leur compétence respective pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées, cette disposition ouvre à la France la possibilité d’exercer sa prérogative d’asile, nonobstant tout engagement international en la matière. En d’autres termes, le droit constitutionnel y est perçu comme un « rempart efficace » contre le droit international, ce qui implique qu’il ne saurait lui être subordonné (D. Alland, art. préc., RFDA 1998. 1096). On voit mal, au reste, comment il pourrait en aller autrement. À raisonner en termes de logique formelle, on ne saurait affirmer dans la Constitution la primauté de l’ordre international sur les dispositions constitutionnelles sans commettre un « paralogisme ». Comment, en effet, « le principe de supériorité d’une norme » pourrait-il « dépendre de l’énoncé d’une norme de rang inférieure » ? Il y faudrait un exercice de « lévitation » juridique qui paraît hors de portée (D. Alland, art. préc., RFDA 1998. 1102; rappr. R. Libchaber, RTD civ. 2000. 674; B. Beignier et S. Mouton, D. 2001, chron. 1636). Plus généralement, comme le relève fort justement M. Rémy Libchaber, « quelque effort que fasse la France pour favoriser une hiérarchie des normes fidèle à la primauté des règles internationales, elle ne pourra consacrer la suprématie de l’ordre international qu’à la condition de cesser d’être un État souverain » (RTD civ. 2000. 674; rappr. L. Lemasson, « La Constitution française face au droit international : pour une défense du principe de souveraineté », RRJ 2003, no 2, p. 1165 s.).
5On a néanmoins critiqué cette décision, car elle nierait radicalement la primauté de l’ordre international. À cela il a été répondu qu’en précisant que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas « dans l’ordre interne » aux dispositions de valeur constitutionnelle, Cour de cassation et Conseil d’État laissent à la primauté du droit international tout le loisir de se déployer dans l’ordre international. En revanche, dans l’ordre interne, les traités ne font sentir leur supériorité que dans la mesure où ils sont conformes aux textes de valeur constitutionnelle. La solution trouve une explication dans le constat déjà relevé de l’antériorité de l’ordre interne par rapport à l’ordre international. Au cas où existerait une contrariété entre l’ordre international et la Constitution, c’est-à-dire l’essence même de l’ordre interne, dont l’adoption et la modification sont soumises à des procédures contraignantes qui ne se retrouvent en aucune façon pour celle des traités, le juge interne, dont on a vu qu’il a pour première mission la mise en œuvre de l’ordre interne, serait tout naturellement porté à faire prévaloir les considérations qui permettent de sauvegarder la cohérence de l’ordre dont il est l’émanation. La contradiction irréductible entre ordre international et ordre interne se résout alors non par l’appel à un hypothétique troisième ordre juridique chargé de régler les relations entre les deux premiers, mais par la mise en cause éventuelle de la responsabilité internationale de l’État. S’il apparaît au juge international que le juge interne n’a pas correctement réglé le litige au regard des règles du droit international, la contradiction entre l’interprétation interne et l’interprétation internationale de la légalité est « résolue par le droit international qui permet en quelque sorte à l’État d’“acheter” dans l’ordre juridique international la possibilité de respecter son droit interne en substituant à ses obligations internationales incompatibles une obligation nouvelle, celle de réparer la violation de la loi » (Combacau et Sur, Droit international public. 3e éd., 1997, p. 544; rappr. S. Sur, « Quelques observations sur les normes juridiques internationales », RGDIP 1985. 901). Cette responsabilité peut être considérée, conformément à l’article 30 § 5 de la Convention de Vienne sur les traités, comme un phénomène normal du droit international. Le commissaire du gouvernement, Mme Maugüe, l’envisage d’ailleurs dans ses conclusions sur l’arrêt Sarran comme une conséquence naturelle de la solution finalement consacrée par la haute juridiction administrative (RFDA 1998. 1081 s., spéc. 1086).
On perçoit ainsi qu’à raisonner dans l’ordre interne, juge administratif et juge judiciaire ne pouvaient que refuser d’entrer dans la voie d’un contrôle de conventionnalité de la Constitution.
6Fondée en droit, celle solution l’est aussi en opportunité. En premier lieu, décider que le juge pourrait écarter la volonté clairement exprimée du constituant au profit de l’application de normes internationales antérieures conduirait directement à la consécration du gouvernement des juges sous sa forme la plus exacerbée. Il leur permettrait, en effet, de paralyser la volonté du peuple souverain clairement et solennellement exprimée en prenant appui sur les axiomes passe-partout de n’importe quelle convention internationale. À cet égard, on ne peut mieux faire que de citer la formule du doyen Vedel : « si les juges ne gouvernent pas, c’est parce qu’à tout moment le souverain à la condition de paraître en majesté comme constituant peut dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts » (G. Vedel, « Schengen et Maastricht », RFDA 1992. 173). À supposer que cette dernière borne vienne un jour à céder, le changement de régime serait patent, la souveraineté glissant des mains du peuple dans celle du juge.
En second lieu, admettre le contrôle de conventionnalité de la Constitution, ce serait placer une « folle confiance » dans le droit international (D. Alland, art. préc., RFDA 1998. 1102; rappr. L. Lemasson, art. préc., RRJ 2003, no 2, p. 1165 s.). Certes, l’idéologie internationaliste et européiste pèse aujourd’hui de tout son poids dans la vie juridique, au point qu’on a pu qualifier de « malencontreuse » la décision ci-dessus reproduite car elle priverait les justiciables du bénéfice des normes internationales (Rép. dr. intern. Synthèse annuelle 2000-1 et 2001-1). Le propos apparaît pour le moins excessif.
Tout d’abord, il convient de noter que les hypothèses de contrariété entre l’ordre international et la Constitution sont, semble-t-il, assez rares. Comme le relève M. Jean Combacau « les traités ont rarement pour objet la réglementation de questions qui ressortissent à l’organisation des pouvoirs publics » (Le droit des traités, p. 50). Et lorsqu’il y a superposition, c’est-à-dire essentiellement en matière de droits fondamentaux, « la plupart des instruments internationaux protecteurs des droits de l’homme (…) adoptés ces dernières années, non seulement ne révolutionnent pas le droit français, mais encore offrent à l’individu un standard de protection moins élevé » (D. Gutmann, « Les droits de l’homme sont-ils l’avenir du droit ? », Mélanges F. Terré, 1999, p. 338).
7En prévoyant qu’une juridiction doit se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité, lorsqu’elle est saisie de moyens contestant la conformité d’une disposition législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution, d’autre part, aux engagements internationaux de la France, la loi organique du 10 décembre 2009 « a entendu garantir le respect de la Constitution et rappeler sa place au sommet de l’ordre juridique interne » (Cons. const. 3 déc. 2009, déc. no 2009-595 DC, Loi organique relative à l’application de l’art. 61-1 de la Constitution, consid. no 14, GDCC, 17e éd., no 48).
II. — Droit constitutionnel et ordre communautaire
8Deux lectures des rapports de l’ordre communautaire et du droit constitutionnel des États ont longtemps coexisté.
Très tôt, la Cour de justice des communautés européennes a affirmé, dans son célèbre arrêt Costa, la primauté du droit communautaire sur toute norme de droit interne, même constitutionnelle (CJCE 15 juill. 1964, Rec. CJCE, p. 1141; 9 mars 1978, Simmenthal, Rec. CJCE, p. 629). La motivation de l’arrêt rendu par la Cour de justice le 17 décembre 1970 est, à cet égard, particulièrement claire : « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la Constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle, ne saurait affecter la validité d’un acte communautaire ou son effet sur le territoire d’un État » (CJCE 17 déc. 1970, Internationale Handelgesellschaft, Rec. CJCE, p. 1125) car « elle aurait pour effet de porter atteinte à l’unité et à l’efficacité du droit communautaire » (CJCE 17 déc. 1980, Commission c. Belgique, Rec. CJCE, p. 3881). Pour la Cour de Luxembourg, l’ordre communautaire constitue « un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres » et qui l’emporte sur les textes internes quels qu’ils soient. À pousser jusqu’au bout cette conception, on pourrait être porté à considérer qu’en raison de l’intrication des ordres juridiques interne et communautaire, le juge national tient son office, au moins pour partie, directement de l’ordre juridique communautaire, en sorte qu’il pourrait vérifier la conformité de la Constitution à l’ordre juridique communautaire sans se heurter à l’objection de l’usurpation de pouvoir (rappr. supra, § 3).
Pour les juridictions françaises, les traités communautaires et les dispositions prises sur leur fondement ont longtemps été considérés comme des traités internationaux comme les autres. En fondant sur l’article 55 de la Constitution la supériorité des textes communautaires sur la loi interne, ces juridictions ont, en effet, marqué qu’elles n’entendaient faire aucune part à la spécificité du droit communautaire. Le Conseil d’État a d’ailleurs précisé que la suprématie du droit communautaire ne saurait prévaloir dans l’ordre interne sur la Constitution (CE 3 déc. 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique, Lebon 624; voir déjà CE 3 déc. 1999, RTD civ. 2000. 194, obs. Libchaber; rappr. concl. Frydman sur l’arrêt Nicolo, Rev. crit. DIP 1990. 125; voir aussi l’arrêt Jacques Vabre, infra, no 4, dans lequel la Cour de cassation prend appui sur l’article 55 de la Constitution, contrairement aux conclusions du procureur général Touffait qui l’invitait à ne pas user de ce détour et à consacrer directement la primauté du droit communautaire, D. 1975. 497, spéc., p. 503). Certains ont cependant décelé, dans le fait que la Cour de cassation a relevé dans l’arrêt ci-dessus reproduit que le droit d’être inscrit sur les listes électorales « n’entre pas dans le champ d’application du droit communautaire », une « avancée significative » en ce que, entendue a contrario, cette incidente impliquerait que la solution posée ne vaudrait pas en cas de conflit entre la norme à valeur constitutionnelle et le droit communautaire (A. Rigaux et D. Simon, « Droit communautaire et Constitution française : une avancée significative de la Cour de cassation », Europe août-sept. 2000, chron. no 8). C’est là prêter à cette incidente une signification qu’elle n’a probablement pas. Rappelons en effet que, pour que la pyramide des normes ait vocation à être sollicitée, il faut qu’il y ait un conflit de normes à résoudre, c’est-à-dire une antinomie. Or celle-ci n’existe que si l’on est en présence de dispositions qui, pour un même champ d’application, édictent des solutions incompatibles entre elles (L. Gannagé, La hiérarchie des normes et les méthodes du droit international privé, thèse Paris II, éd. 2001, p. 81 s., nos 123 s.). En relevant que la question litigieuse ne rentrait pas dans le champ d’application du droit communautaire, la Cour de cassation s’est probablement contentée de constater l’absence d’antinomie. Ainsi, pour les juridictions françaises, pas plus que les traités ne s’imposent à la Constitution dans l’ordre interne, pas plus l’ordre communautaire ne s’impose à celle-ci.
9Mais l’évolution ultérieure de la jurisprudence du Conseil constitutionnel a entraîné un infléchissement de la position des juridictions françaises qui, sans faire perdre à la Constitution sa position de clef de voûte de notre édifice institutionnel, n’en conduit pas moins à un certain effacement de celle-ci au bénéfice des principes généraux du droit communautaire. Et de fait, par une série de décisions en date des 10 juin 2004, 19 novembre 2004 (GDCC, no 25) et 27 juillet 2006, le juge constitutionnel français a profondément renouvelé le cadre dans lequel s’inscrivent les rapports entre droit communautaire et droit constitutionnel. Prenant appui sur l’article 88-1 de la Constitution qui est issu de la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, le Conseil constitutionnel a affirmé qu’en adoptant cette disposition, « le constituant a (…) consacré l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre international ». Il en résulte que le droit communautaire dérivé est désormais placé « sous la couverture constitutionnelle de l’article 88-1 de la Constitution » (X. Magnon, « Le chemin communautaire du Conseil constitutionnel : entre ombre et lumière, principe et conséquence de la spécificité constitutionnelle du droit communautaire », J.-Cl. Europe août-sept 2004, p. 6). Aussi bien, alors qu’auparavant le Conseil constitutionnel, saisi sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, vérifiait que la loi de transposition d’une directive respectait les règles constitutionnelles, il se déclare dans ses décisions du 10 juin 2004 et du 27 juillet 2006 incompétent pour contrôler la constitutionnalité d’une loi de transposition qui se contente de tirer les conséquences nécessaires d’une directive communautaire (loi-miroir), sauf si cette directive heurte de front le noyau dur des règles constitutionnelles françaises, c’est-à-dire méconnaît « une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ». En d’autres termes, le Conseil constitutionnel ne peut plus contrôler la constitutionnalité d’une loi de transposition qu’au regard des règles du bloc de constitutionnalité national qui sont sans équivalent en droit communautaire (par exemple, le principe de laïcité; rappr. art. 4 § 2, TUE prévoyant que l’UE respecte l’identité nationale des États membres « inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles »). Au regard du droit constitutionnel français, le droit communautaire dérivé se voit ainsi reconnaître une sorte d’« immunité », sous réserve qu’il ne soit pas contraire aux prescriptions constitutionnelles qui forment le cœur de l’identité française. Corrélativement, il s’ensuit que le juge constitutionnel français reconnaît, lorsque l’identité constitutionnelle de la France n’est pas en cause, la primauté du juge communautaire, seul chargé de faire appliquer et respecter les principes communs aux États membres.
10Ultérieurement, la haute juridiction administrative, s’inspirant de la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel, a décidé que, s’agissant de contrôler la légalité d’un acte réglementaire transposant une directive, le juge français laisse le juge communautaire en assurer le respect à l’échelle de l’Union européenne, dès lors que les droits et libertés à valeur constitutionnelle dont la violation est alléguée sont également protégés par les textes communautaires et les principes généraux du droit communautaire. En revanche, lorsque sont en cause des droits et libertés spécifiques à la Constitution française, le juge français en assure lui-même le respect (CE 26 janv. 2007, Soc. Arcelor Atlantique et Lorraine, GAJA, 19e éd., no 112). On assiste ainsi à une « communautarisation partielle » du droit constitutionnel français, puisqu’une partie du bloc de constitutionnalité est transportée vers l’ordre juridique communautaire. Non sans un certain optimisme, on a pu écrire que « le processus d’intégration communautaire débouche (ainsi) sur un « pluralisme ordonné », (…) les valeurs nationales propres à chaque État membre marqu(a)nt les limites de cette intégration. (…) La primauté du droit communautaire, et partant celle de la Cour de justice, gardienne naturelle des traités, ne remet pas en cause, dans l’ordre interne, la suprématie de la Constitution » (M. Guyomar, concl., citant O. Dutheillet de Lamothe et M. Delmas-Marty).
11Divers facteurs ont, au demeurant, contribué ces derniers temps à accroître encore la complexité de la question. Ainsi en va-t-il tout d’abord de l’introduction dans notre droit de la question prioritaire de constitutionnalité, qui soulève le problème de l’articulation d’une question prioritaire de constitutionnalité, portée devant le Conseil constitutionnel et invoquant une violation de la Constitution, et d’une question préjudicielle, renvoyée devant la CJUE et invoquant une violation du droit de l’Union. Qui des deux est prioritaire ? On a pu parler à ce propos de « tragédie en cinq actes », la question ayant fait l’objet de cinq arrêts en sept mois (M. Gautier, « QPC et droit communautaire. Retour sur une tragédie en cinq actes », Dr. adm. 2010. Étude 19). Le résultat en est que la question prioritaire de constitutionnalité doit, en dépit de son nom, céder la priorité au recours préjudiciel devant la CJUE dans le cas d’une loi nationale qui se borne à transposer une directive de l’Union, ce qu’on appelle parfois une loi-miroir, car la CJUE a seule compétence pour constater l’invalidité d’une loi de l’Union (supra, § 9). Dans les autres cas, la QPC est prioritaire, mais il faut que le juge national puisse adopter des mesures provisoires ou conservatoires de protection des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (CJUE 22 juin 2010, RTD civ. 2010. 499, obs. P. Deumier).
12La complexité accrue de la question vient aussi du fait que la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne s’est vu attribuer par le Traité de Lisbonne, dix ans après son adoption, une valeur juridique égale à celle des traités institutifs (art. 6 § 1 TUE). Contribuant à accroître l’empilement des textes relatifs aux droits fondamentaux, cette mesure rend un peu plus difficile encore l’organisation de la coexistence des normes au sommet de la pyramide. À cet égard, il convient de noter que l’article 51 § 1 de la Charte en limite le champ d’application en prévoyant qu’elle s’applique aux États membres « uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union », ce qui implique que la Charte a vocation à s’appliquer à l’activité normative des États membres, non dans sa généralité, mais seulement dans la mesure où cette activité participe du droit de l’Union (J.‑S. Bergé et S. Robin-Olivier, Droit européen, 2e éd., no 322). Selon la CJUE, lorsqu’un acte de droit de l’Union appelle une mise en œuvre nationale, « il reste loisible aux autorités et aux juridictions nationales d’appliquer les standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte, telle qu’interprétée par la Cour, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union » (CJUE 26 févr. 2013, Åklagaren, JCP 2013, no 11, p. 550, obs. F. Picod, RTD civ. 2014. 312, obs. L. Usunier; 26 févr. 2013, Melloni, Constitutions 2013. 184, obs. A. Levade). La CJUE admet donc l’application d’une norme constitutionnelle nationale plus protectrice que la Charte, sous réserve de la primauté du droit de l’Union. Cette dernière réserve est directement contraire à l’article 53 de la Charte qui prévoit que celle-ci ne saurait porter atteinte aux droits de l’homme reconnus par le droit de l’Union, le droit international, les conventions liant l’Union ou les États membres et les constitutions des États membres, en sorte qu’en cas de conflits entre normes protectrices des droits fondamentaux, c’est la plus favorable qui devrait l’emporter (J.‑S. Bergé et S. Robin-Olivier, op. cit., no 328).
13Pour ajouter encore à la complexité, il faut relever que le droit constitutionnel et le droit communautaire ne sont pas les seuls à se disputer le sommet de la pyramide. La Convention européenne des droits de l’homme prétend également à celui-ci, multipliant ainsi les occasions de conflit. C’est ainsi que la Cour EDH siégeant à Strasbourg n’hésite pas à exercer son contrôle sur le droit communautaire, lorsque le respect des droits fondamentaux est en cause (CEDH 18 févr. 1999, Matthews, JCP 2000. I. 203, no 5, obs. Sudre, JDI 2000. 97, obs. P. Tavernier; A. Berramdane, « La Cour européenne des droits de l’homme, juge du droit de l’Union européenne », RDUE 2006. 243). Certes, la Cour de Strasbourg, a posé que le droit communautaire est présumé conforme à la Convention EDH « en ce que l’organisation dont il émane accorde aux droits fondamentaux une protection équivalente à celle que garantit la convention », mais il s’agit d’une présomption simple et la Cour réserve la possibilité d’une preuve contraire (CEDH 30 juin 2005, Bosphorus c. Irlande, JDI 2006. 1073, obs. P. Tavernier). Certaines affaires montrent, au demeurant, que la Cour de Luxembourg et la Cour de Strasbourg n’hésitent pas à interpréter de manière différente les mêmes principes (CJUE 26 févr. 2013, Åklagaren, préc., à propos de la règle non bis in idem), en sorte que les États membres peuvent être confrontés à des « injonctions contradictoires » qui les exposeront à être condamnés soit par l’une soit par l’autre ! (L. Usunier, obs. RTD civ. 2014. 316).
Quant au conflit entre Conseil constitutionnel et Cour de Strasbourg, il peut surgir beaucoup plus aisément encore puisque la Cour de Strasbourg considère qu’une décision du Conseil constitutionnel déclarant une loi conforme à la Constitution « ne suffit pas à établir la conformité de (celle-ci) avec les dispositions de la Convention européenne » (CEDH 28 oct. 1998, Zielenski, D. 2000. 629, obs. Perrot, RTD civ. 2000. 437, obs. Marguénaud, Grands arrêts CEDH, no 28, à propos d’une loi de validation, v. infra, no 9, § 9). Aussi bien, outre une divergence d’analyse au fond, le conflit pourrait naître du fait que le Conseil constitutionnel est porté, dans un souci de respect du pouvoir politique, à s’en remettre assez facilement au législateur (infra, no 3, § 5), alors que la Cour de Strasbourg, « juge sans législateur », ne se sent nullement tenue par les exigences de la démocratie représentative, ce qui n’est qu’une des manifestations de son caractère « tyrannique » (B. Edelman, « La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction tyrannique ? », D. 2008. 1946; Y. Lequette, « Des juges littéralement irresponsables… », Mélanges J. Héron, 2008, p. 309 s.).
On voit ainsi que les hiérarchies s’enchevêtrent, donnant naissance à une « hétérarchie juridique » (F. Terré, « L’hétérarchie juridique », Mélanges J. Boré, 2006, p. 447).
2
CONSTITUTION. LOI. CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ. DROIT DE PROPRIÉTÉ
Conseil constitutionnel, 16 janvier 1982
(D. 1983. 169, note L. Hamon, JCP 1982. II. 19788, note Nguyen Vinh et Franck, Gaz. Pal. 1982. 1. 67, note Piédelièvre et Dupichot, Rev. crit. DIP 1982. 349, note Bischoff, GDCC, no 30)
Les principes énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique.
L’article 34 de la Constitution qui place dans le domaine de la loi les nationalisations d’entreprises et qui confie à la loi la détermination des principes fondamentaux du régime de la propriété, ne saurait dispenser le législateur, dans l’exercice de sa compétence, du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s’imposent à tous les organes de l’État.
L’appréciation portée par le législateur sur la nécessité de nationalisation ne saurait, en l’absence d’erreur manifeste, être récusée par le Conseil constitutionnel dès lors qu’il n’est pas établi que les transferts de biens et d’entreprises présentement opérés restreindraient le champ de la propriété privée et de la liberté d’entreprendre au point de méconnaître les dispositions de la Déclaration de 1789.
En vertu des dispositions de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme, la privation du droit de propriété pour cause de nécessité publique requiert une juste et préalable indemnité.
DÉCISION
Le Conseil constitutionnel; — Saisi le 18 décembre 1981, d’une part, par MM. Charles Pasqua et autres, sénateurs, et, d’autre part, le 19 décembre 1981, par MM. Claude Labbé et autres, députés, dans les conditions prévues à l’article 61, alinéa 2, de la Constitution, du texte de la loi de nationalisation, telle qu’elle a été adoptée par le Parlement le 18 décembre 1981; — Vu la Constitution; — Vu l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment les articles figurant au chapitre II du titre II de ladite ordonnance; — Ouï le rapporteur en son rapport;
I. — Sur la procédure législative : […]; — En ce qui concerne l’ensemble des moyens relatifs à la procédure législative : — Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la loi de nationalisation a été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution;
II. — Au fond : — Sur le principe des nationalisations : — Considérant que l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression »; que l’article 17 de la même Déclaration proclame également : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité »; — Considérant que le peuple français, par le référendum du 5 mai 1946, a rejeté un projet de Constitution qui faisait précéder les dispositions relatives aux institutions de la République d’une nouvelle Déclaration des droits de l’homme comportant notamment l’énoncé de principes différant de ceux proclamés en 1789 par les articles 2 et 17 précités; — Considérant qu’au contraire, par les référendums du 13 octobre 1946 et du 28 septembre 1958, le peuple français a approuvé des textes conférant valeur constitutionnelle aux principes et aux droits proclamés en 1789; qu’en effet, le Préambule de la Constitution de 1946 « réaffirme solennellement les droits et les libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 » et tend seulement à compléter ceux-ci par la formulation des « principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps »; que, aux termes du Préambule de la Constitution de 1958, « le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le Préambule de la Constitution de 1946 »; — Considérant que si, postérieurement à 1789 et jusqu’à nos jours, les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d’application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l’intérêt général, les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique; que la liberté qui, aux termes de l’article 4 de la Déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d’entreprendre; — Considérant que l’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946 dispose : « Tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité »; que cette disposition n’a ni pour objet ni pour effet de rendre inapplicables aux opérations de nationalisation les principes sus-rappelés de la Déclaration de 1789; — Considérant que, si l’article 34 de la Constitution place dans le domaine de la loi « les nationalisations d’entreprises et les transferts d’entreprises du secteur public au secteur privé », cette disposition, tout comme celle qui confie à la loi la détermination des principes fondamentaux du régime de la propriété, ne saurait dispenser le législateur, dans l’exercice de sa compétence, du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s’imposent à tous les organes de l’État; — Considérant qu’il ressort des travaux préparatoires de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel que le législateur a entendu fonder les nationalisations opérées par ladite loi sur le fait que ces nationalisations seraient nécessaires pour donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage et procéderaient donc de la nécessité publique au sens de l’article 17 de la Déclaration de 1789; — Considérant que l’appréciation portée par le législateur sur la nécessité des nationalisations décidées par la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel ne saurait, en l’absence d’erreur manifeste, être récusée par celui-ci dès lors qu’il n’est pas établi que les transferts de biens et d’entreprises présentement opérés restreindraient le champ de la propriété privée et de la liberté d’entreprendre au point de méconnaître les dispositions précitées de la Déclaration de 1789;
Sur la désignation des sociétés faisant l’objet des nationalisations et sur le respect du principe d’égalité : […]; — Considérant que le principe d’égalité n’est pas moins applicable entre les personnes morales qu’entre les personnes physiques, car, les personnes morales étant des groupements de personnes physiques, la méconnaissance du principe d’égalité entre celles-là équivaudrait nécessairement à une méconnaissance de l’égalité entre celles-ci; — Considérant que le principe d’égalité ne fait pas obstacle à ce qu’une loi établisse des règles non identiques à l’égard de catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes, mais qu’il ne peut en être ainsi que lorsque cette non-identité est justifiée par la différence de situation et n’est pas incompatible avec la finalité de la loi; — Considérant que la dérogation visant les banques ayant le statut de sociétés immobilières pour le commerce et l’industrie ou le statut de maison de réescompte n’est pas contraire au principe d’égalité, certains des éléments des statuts de ces établissements leur étant spécifiques; — Considérant que, si les banques dont la majorité du capital social appartient directement ou indirectement à des personnes physiques ne résidant pas en France ou à des personnes morales n’ayant pas leur siège social en France ont le même statut juridique que les autres banques, le législateur a pu, sans méconnaître le principe d’égalité, les exclure de la nationalisation en prenant motif des risques de difficultés que la nationalisation de ces banques aurait pu entraîner sur le plan international et dont la réalisation aurait, à ses yeux, compromis l’intérêt général qui s’attache aux objectifs poursuivis par la loi de nationalisation; — Considérant au contraire que la dérogation portée au profit des banques dont la majorité du capital social appartient directement ou indirectement à des sociétés de caractère mutualiste ou coopératif méconnaît le principe d’égalité; qu’en effet, elle ne se justifie ni par des caractères spécifiques de leur statut ni par la nature de leur activité ni par des difficultés éventuelles dans l’application de la loi propres à contrarier les buts d’intérêt général que le législateur a entendu poursuivre; — Considérant, dès lors, qu’il y a lieu de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de l’article 13-I de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel ainsi conçues : « Les banques dont la majorité du capital social appartient directement ou indirectement à des sociétés de caractère mutualiste ou coopératif »;
Sur les transferts éventuels du secteur public au secteur privé :
En ce qui concerne les articles 4, 16 et 30 de la loi : […]; — Considérant que si, aux termes de l’article 34 de la Constitution, la loi fixe « les règles concernant les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé », ces dispositions n’imposent pas que toute opération impliquant un transfert du secteur public au secteur privé soit directement décidée par le législateur; qu’il appartient à celui-ci de poser pour de telles opérations des règles dont l’application incombera aux autorités ou organes désignés par lui; — Considérant que, si les articles 4, 16 et 30 de la loi ont pour objet de fixer, dans le cas particulier qu’ils visent, les règles selon lesquelles peuvent intervenir certains transferts, leurs dispositions attribuent aux seuls organes des sociétés nationales un pouvoir discrétionnaire d’appréciation et de décision soustrait à tout contrôle et d’une telle étendue que les dispositions critiquées ne sauraient être regardées comme satisfaisant aux exigences de l’article 34 de la Constitution; — Considérant, dès lors, que les articles 4, 16 et 30 de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel ne sont pas conformes à la Constitution;
En ce qui concerne les règles relatives à la cession éventuelle d’éléments d’actif des entreprises nationalisées au secteur privé : […]; — Considérant que, s’il résulte des travaux préparatoires que le législateur a envisagé que les sociétés nationalisées puissent ne pas conserver certains actifs, notamment dans des filiales, ne correspondant pas aux objectifs des nationalisations et puissent les céder au secteur privé, ces aliénations, à l’inverse de celles mentionnées aux articles 4, 16 et 30, ne sont pas prévues par la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel; que, dès lors, le législateur a pu, sans méconnaître l’article 34 de la Constitution, ne pas édicter dans la présente loi les règles applicables à ces éventuelles cessions et qui pourront faire l’objet, en tant que de besoin, de dispositions législatives ultérieures; qu’ainsi le grief sus-énoncé n’est pas fondé;
Sur l’indemnisation : — Considérant qu’en vertu des dispositions de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la privation du droit de propriété pour cause de nécessité publique requiert une juste et préalable indemnité; […];
En ce qui concerne le caractère juste de l’indemnisation : — Considérant que les actionnaires des sociétés visées par la loi de nationalisation ont droit à la compensation du préjudice subi par eux, évalué au jour du transfert de propriété, abstraction faite de l’influence que la perspective de la nationalisation a pu exercer sur la valeur de leurs titres; […];
Quant à la valeur d’échange des actions inscrites à la cote officielle des agents de change : […]; — Considérant au total qu’en ce qui concerne les actions des sociétés cotées en bourse, la méthode de calcul de leur valeur d’échange conduit à des inégalités de traitement dont l’ampleur ne saurait être justifiée par les seules considérations pratiques de rapidité et de simplicité; que ces inégalités de traitement se doublent, dans nombre de cas, d’une sous-estimation substantielle de ladite valeur d’échange; qu’enfin, le refus de reconnaître aux anciens actionnaires le bénéfice des dividendes attachés à l’exercice 1981 ou de leur accorder, sous une forme appropriée, un avantage équivalent, ampute sans justification les indemnités auxquelles ont droit les anciens actionnaires;
Quant à la valeur d’échange des actions des sociétés de banque non cotées en bourse; — Considérant que l’article 18-2 de la loi détermine la valeur d’échange des actions des sociétés de banque autres que celles dont les actions inscrites le 1er janvier 1978 à la cote officielle des agents de change; que cette valeur d’échange est déterminée par référence, pour parts égales, à la situation nette comptable au 31 décembre 1980 et au produit par 10 du bénéfice net moyen des exercices 1978, 1979, 1980, définis l’une et l’autre dans des termes identiques à ceux retenus par l’article 18-1 pour la détermination de la valeur d’échange des actions cotées en bourse; — Considérant que ces dispositions appellent une appréciation analogue à celle formulée plus haut concernant le recours, pour apprécier la valeur d’échange des actions cotées en bourse, à la situation nette comptable et au produit par 10 du bénéfice net moyen; que cette appréciation est aggravée par le fait que le cours en bourse ne pouvant être pris en compte, les inégalités de traitement et les insuffisances d’évaluation pouvant résulter de ce mode de calcul produisent un plein effet; qu’en outre, les observations relatives aux dividendes attachés à l’exercice 1981 s’appliquent également au cas présentement examiné;
Quant à l’ensemble des dispositions relatives à la valeur d’échange des actions : — Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les articles 6, 18 et 32 de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel ne sont pas, en ce qui concerne le caractère juste de l’indemnité, conformes aux exigences de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen;
En ce qui concerne le caractère préalable de l’indemnisation : — Considérant au contraire que, sous réserve de ce qui vient d’être dit concernant l’exigence, à laquelle il n’est pas satisfait, du caractère juste de l’indemnisation, les modalités de règlement prévues pour celle-ci doivent être regardées comme en assurant suffisamment le caractère préalable […]; — Considérant ainsi qu’en eux-mêmes, les articles 5, 17 et 31 de la loi prévoient un mode d’indemnisation suffisamment équivalent à un paiement en numéraire, ne sont pas contraires à la Constitution;
Sur divers moyens soulevés par la saisine des sénateurs :
En ce qui concerne les articles 2, 14 et 28 de la loi : […]; — Considérant que ni l’article 34 ni aucune autre disposition ou principe de valeur constitutionnelle ne s’oppose à ce que, aux côtés de l’État, d’autres personnes morales de droit public soient actionnaires des sociétés nationalisées; qu’ainsi les articles 2, 14 et 28 de la loi ne sont pas contraires à la Constitution;
En ce qui concerne les articles 3, 15 et 29 de la loi : […]; — Considérant que, même si, dans certains cas, l’application des articles 3, 15 et 29 de la loi peut donner lieu, comme celle de toute loi, à des difficultés dont le règlement reviendrait, le cas échéant, aux juridictions compétentes, les dispositions critiquées sont suffisamment claires et précises et ne contreviennent en rien aux prescriptions de l’article 34 de la Constitution; qu’elles doivent donc être regardées comme non contraires à la Constitution;
En ce qui concerne la situation des actionnaires minoritaires des filiales des sociétés nationalisées : […]; — Considérant que, dans le cas visé par les auteurs de la saisine, la situation juridique des actionnaires minoritaires ne se trouverait pas modifiée en ce qui concerne leurs droits au regard du ou des actionnaires majoritaires; que, d’ailleurs, le préjudice allégué est purement éventuel; qu’ainsi le fait que la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel ne prévoit aucune indemnisation au profit desdits actionnaires n’est en rien contraire au principe d’égalité;
Sur l’ensemble de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel : — Considérant que, pour les motifs ci-dessus énoncés, ne sont pas conformes à la Constitution :
Les articles 4, 16 et 30 relatifs à certains pouvoirs des administrateurs généraux et des conseils d’administration;
Le membre de phrase de l’article 13-I ainsi conçu : « Les banques dont la majorité du capital social appartient directement ou indirectement à des sociétés de caractère mutualiste ou coopératif »;
Les articles 6, 18 et 32 relatifs à la détermination de la valeur d’échange des actions;
Considérant que les autres articles de la loi ne sont pas contraires à la Constitution;
Considérant, toutefois, que les dispositions des articles 6, 18 et 32 sont inséparables de l’ensemble de la loi.
Décide :
Art. 1er. — Sont déclarées non conformes à la Constitution les dispositions des articles 4, 6, 16, 18, 30 et 32 de la loi de nationalisation, ainsi que celles énoncées, à l’article 13-I, par les mots : « Les banques dont la majorité du capital social appartient directement ou indirectement à des sociétés de caractère mutualiste ou coopératif ».
Art. 2. — Les dispositions des articles 6, 18 et 32 de la loi de nationalisation ne sont pas séparables de l’ensemble de cette loi.
OBSERVATIONS
1Certains s’étonneront sans doute de la reproduction de cette décision au sein de cet ouvrage. De fait, il est difficile de voir dans le Conseil constitutionnel une source naturelle de la « jurisprudence civile ».
Malgré cela, il a paru impossible aux auteurs d’ignorer plus longtemps une réalité qui, si elle échappe formellement au cadre de cet ouvrage, n’en a pas moins matériellement une importance de plus en plus grande pour l’ensemble du droit français, y compris du droit civil. Aussi bien, sans pour autant modifier un titre rendu familier à la communauté des juristes par plus de quatre-vingt années d’existence, ont-ils reproduit cette décision, afin que les étudiants prennent plus nettement conscience de l’influence qu’exercent désormais sur notre discipline, par le relais de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les droits et principes fondamentaux proclamés par notre Constitution et par les documents auxquels elle renvoie.
2En théorie, la Constitution a toujours occupé, en France, le sommet de la pyramide des normes juridiques (sur les rapports avec les traités, v. supra, no 1). Mais, dans la pratique, ce principe a longtemps été relégué au rang des abstractions en raison de l’absence d’un véritable contrôle de la constitutionnalité des lois. Plusieurs facteurs ont concouru à cette situation : l’adhésion au mythe rousseauiste de la loi infaillible et nécessairement bienfaisante parce qu’elle est l’expression de la volonté générale; la condition très inférieure faite par les révolutionnaires aux juges en raison de la méfiance que ceux-ci leur inspiraient; une instabilité constitutionnelle chronique qui n’a guère contribué à rehausser le prestige de la norme suprême et qui ne fut probablement tolérée que grâce à la pérennité de règles, telles celles issues du Code civil dont on a pu dire qu’elles étaient la « véritable Constitution de la France » (Carbonnier, Introduction, no 113; v. déjà A. Colin, in Le Code civil, Livre du centenaire, 1904, p. 297, rééd. Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2004).
3En abaissant le Parlement et en limitant la toute-puissance de la loi, la Constitution de 1958 a rompu avec cette tradition et créé les conditions politiques qui rendaient possible l’existence d’un véritable contrôle de la constitutionnalité des lois. Celui-ci fut, au demeurant, probablement plus le fruit d’un accident que le résultat d’un dessein clairement poursuivi (sur la petite histoire de cet accident, v. Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général, Fayard, 2006, p. 370). Le Conseil constitutionnel a, en effet, d’abord été institué pour veiller au respect des frontières dans lesquelles l’article 34 enserre le pouvoir législatif. C’est dire que le contrôle de la constitutionnalité des lois a été, à l’origine, conçu plus comme un moyen de préserver le nouvel équilibre des pouvoirs et notamment de maintenir le Parlement dans le cadre étroit de ses attributions, que comme un instrument de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales contre les atteintes que pouvait leur porter le législateur. Aussi bien, nombreux furent ceux qui ne virent dans le Conseil constitutionnel ainsi créé que l’instrument docile de l’exécutif. Mais les institutions n’évoluent pas toujours selon la pente attendue. De même que le Tribunal de cassation, initialement conçu comme un accessoire du corps législatif destiné à le protéger contre les empiétements du pouvoir judiciaire, est devenu l’instrument le plus efficace de la promotion de celui-ci (v. infra, no 11 § 5, sur la jurisprudence source de droit), de même le Conseil constitutionnel a pris ses distances avec les conceptions qui avaient présidé à sa naissance et est devenu un véritable juge de la constitutionnalité des lois.
Cette mutation s’est réalisée sous forme d’une pièce en deux actes. Par sa célèbre décision du 16 juillet 1971 relative à la liberté d’association (GDCC, 17e éd., no 27; Rivero, D. 1972. chron. 265), le Conseil constitutionnel a intégré au bloc de constitutionnalité, par rapport auquel il apprécie la conformité des lois, le Préambule de la Constitution de 1958 et par une cascade de renvois, la Déclaration des droits de l’homme de 1789, le Préambule de la Constitution de 1946, ainsi que les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. D’où une transformation qualitative de la nature de son contrôle. Les normes de référence incluant désormais toute une série de règles et de principes intéressant les droits et libertés, leur influence est susceptible de se manifester en de nombreux domaines et notamment en droit privé. Encore fallait-il pour que le Conseil constitutionnel exerçât son contrôle qu’il fût saisi ! Or l’article 61 de la Constitution réservait cette saisine au président de la République, au Premier ministre ou au président de l’une ou l’autre assemblée, lesquels ont longtemps eu, et ont le plus souvent, sous la Ve République une couleur politique uniforme… Le changement vint ici de la réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974 qui accorda la saisine à soixante parlementaires. Bien que qualifiée de « dérisoire » par le porte-parole du groupe socialiste, cette réforme s’est révélée d’une très grande portée. Elle permet, en effet, à l’opposition de soumettre à l’examen du Conseil les lois issues de la majorité du moment. De là désormais, dans notre pays, un véritable contrôle de la constitutionnalité des lois. Mais il s’agissait là uniquement d’un contrôle a priori, qui s’exerçait avant la promulgation de la loi, sur saisine des autorités précédemment indiquées. Une fois la loi promulguée, sans que le Conseil ait été saisi, aucun contrôle de constitutionnalité n’était plus possible. Même inconstitutionnelle, une loi promulguée était à l’abri de la critique.
Le changement vint ici, et c’est le deuxième acte, de la « petite révolution » opérée par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a introduit un contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois, sous forme d’une question prioritaire de constitutionnalité, communément appelée « QPC », adressée au Conseil constitutionnel, à l’occasion d’une instance en cours, sur renvoi de la Cour de cassation ou du Conseil d’État. Entrée en vigueur le 1er mars 2010, en vertu de la loi organique no 2009-1823 du 10 décembre 2009, cette loi permet de contrôler la constitutionnalité de tout texte à valeur législative à la condition qu’il soit applicable au litige, qu’il n’ait pas été déclaré conforme à la Constitution par une décision antérieure du Conseil constitutionnel et que la question posée revête un caractère sérieux (infra, no 3).
4S’agissant du droit privé et plus particulièrement du droit civil, les manifestations de ce contrôle ont été diverses et se sont multipliées avec l’avènement de la QPC (v. F. Luchaire, « Les fondements constitutionnels du droit civil », RTD civ. 1982. 245; N. Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, thèse Paris II, éd. 1997; G. Rouhette, « Le droit privé dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel » in La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, 1999, p. 39; C. Pérès, RDC 2010. 539; v. notamment, Cons. const. 22 oct. 1982, Gaz. Pal. 1983. 1. 60, note Chabas, en ce qui concerne la responsabilité civile; 13 juin 2013, RDC 2013 (no 3), obs. C. Pérès, en ce qui concerne la liberté contractuelle; 9 nov. 1999, LPA 1er déc. 1999, p. 6 s., comm. Schoettl et chron. N. Molfessis, JCP 2000. I. 210, en ce qui concerne le Pacs). Mais aucune n’a eu autant de retentissement que celle qui est résultée de l’examen des lois de nationalisation adoptées par le Parlement au début de l’année 1982, sur l’initiative du Gouvernement Mauroy. Saisi à deux reprises par les parlementaires de l’opposition, le Conseil constitutionnel a affirmé la valeur constitutionnelle du droit de propriété (I) et précisé les conditions auxquelles la puissance publique pouvait procéder à des nationalisations (II). L’essentiel de la doctrine du Conseil constitutionnel étant exprimé dans sa première décision, celle-ci est ici seule reproduite. Son analyse sera conduite en faisant également référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. On sait, en effet, que depuis la ratification par la France, en 1974, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’acceptation, en 1981, du recours individuel, le droit français doit respecter deux sortes de normes fondamentales : les principes à valeur constitutionnelle découverts par le Conseil constitutionnel dans la Constitution et les documents auxquels renvoie son Préambule, mais aussi les droits de l’homme et libertés fondamentales définis par la Convention élaborée sous l’égide du Conseil de l’Europe dont la violation est sanctionnée par la Cour de Strasbourg, laquelle peut à certaines conditions connaître de recours émanant des particuliers (infra, nos 26-27, § 8, et no 100). À quoi il convient d’ajouter la Charte des droits fondamentaux lorsque les États membres mettent en œuvre le droit de l’Union (supra, no 1, § 12).
I. — La constitutionnalité du droit de propriété
5Le droit de propriété a-t-il valeur constitutionnelle ? Le rappel des débats qui avaient agité, sur ce point, les constituants aurait pu incliner vers une réponse négative. L’avant-projet gouvernemental avait, en effet, relégué la propriété au rang des matières réglementaires au sens de l’article 37 de la Constitution. Il fallut l’intervention de Marcel Waline s’insurgeant contre le fait que « l’article 544 du Code civil sur le droit de propriété puisse être supprimé par un règlement » pour que la matière soit réintégrée dans le domaine de la loi.
Aussi bien l’article 34 de la Constitution réserve-t-il à celle-ci le soin de déterminer « les principes fondamentaux du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales ». C’est précisément en s’appuyant sur ce texte que certains prétendaient dénier au Conseil constitutionnel le droit de contrôler les lois de nationalisation. L’article 34 de la Constitution conférant au législateur le soin de fixer les règles concernant les nationalisations d’entreprises et les principes fondamentaux du régime de la propriété, le législateur aurait, selon eux, disposé en la matière d’un véritable pouvoir souverain. C’était commettre un singulier contresens. L’article 34 n’est qu’une règle de répartition des compétences. Aussi bien, le Conseil constitutionnel rappelle-t-il que « cette disposition (…) ne saurait dispenser le législateur, dans l’exercice de sa compétence, du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s’imposent à tous les organes de l’État ». Se trouve ainsi réaffirmée avec force l’existence d’une justice constitutionnelle garante d’un véritable État de droit et par là même le caractère irréversible de l’évolution qu’a connue notre système juridique depuis le début des années 1970. Encore faut-il savoir, une fois le principe du contrôle rappelé, quelle est la place du droit de propriété au regard de la hiérarchie des normes ? À cet effet, on envisagera le droit de propriété en lui-même (A), puis par rapport aux autres libertés fondamentales (B).
A. — La propriété est un droit inviolable et sacré
6La Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946 auxquels renvoie le Préambule de 1958 obéissent à des sources d’inspiration très différentes : la première, de conception essentiellement individualiste, exalte la liberté et magnifie le droit de propriété; aux termes de l’article 2, « le but de toute association est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Et l’article 17 ajoute : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». La seconde, de conception sociale, pour ne pas dire socialiste, n’en traite que pour rappeler que dans certaines conditions (service public national, monopole de fait) la propriété privée doit faire place à la propriété collective. On discerne dès lors aisément à quels textes allaient les préférences de chacun des protagonistes. Pour les partisans des nationalisations, la propriété était dépourvue de toute valeur constitutionnelle, car le renvoi opéré par le Préambule de 1958 à la Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946 n’aurait valu que pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Or le droit de propriété, droit économique et social, n’aurait à proprement parler, relevé d’aucune de ces catégories. Et, à supposer même qu’il y ait eu renvoi, les dispositions de la Déclaration de 1789 n’auraient dû être lues qu’à travers le prisme du Préambule de 1946 qui déclare que la République est sociale, conférant ainsi à la propriété un caractère fonctionnel. Pouvait-on, au demeurant, apporter encore quelque crédit aux dispositions de l’article 17 proclamant que le droit de propriété est « inviolable et sacré » alors que la liste des limites que celui-ci connaît n’a cessé de s’allonger ? À l’opposé, on soutenait que la Déclaration de 1789 conservait, ici comme ailleurs, toute sa valeur. Elle restait le principe que le Préambule de 1946 se contentait de préciser en définissant ce qu’il fallait entendre par « nécessité publique » : service public national, monopole de fait. Dès lors, les nationalisations de 1982 ne répondant à aucune de ces exigences étaient contraires à la Constitution.
7Entre ces positions extrêmes, le Conseil constitutionnel a choisi une voie intermédiaire qui pourrait, à la seule lecture de sa décision, apparaître plus proche de celle des adversaires de la nationalisation que de celle de ses partisans. Affirmant pour la première fois la valeur constitutionnelle du droit de propriété, la décision du 16 janvier 1982 le fait en termes particulièrement vigoureux : paraphrasant l’article 2 de la Déclaration de 1789, elle place le droit de propriété au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression et rappelle que « sa conservation constitue l’un des buts de la société politique ». Visant les articles 2 et 17, le Conseil affirme que « les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété (…) qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit ». Cette solution résulte tout à la fois, selon lui, de ce que les Français ont par référendum rejeté un projet de Constitution précédé d’une déclaration des droits qui rompait avec celle de 1789 et approuvé à deux reprises des textes conférant valeur constitutionnelle aux principes proclamés en 1789 et 1946. Mais, apparemment très favorable à la conception classique du droit de propriété, cette décision renferme également des considérations qui portent en germe la remise en cause de celle-ci. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel reconnaît que le droit de propriété a évolué dans ses « finalités et ses conditions d’exercice », son champ d’application s’étendant en même temps que se multipliaient les « limitations exigées par l’intérêt général ». Par la première notation, il incline dans le sens d’une conception sociale du droit de propriété, conception en rupture avec la philosophie exprimée par la Déclaration des droits de l’homme. Par la deuxième notation, il marque la précellence de l’intérêt général sur le droit de propriété (rappr. CJCE 22 oct. 1991, aff. C. 44/89, Rec. CJCE no 18-91, p. 2)pan>. Ultérieurement, il a précisé que la loi peut limiter les attributs du droit de propriété, lorsque l’intérêt général le justifie, « à la condition que ces limitations n’aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée du droit de propriété en soient dénaturés » (Cons. const. 29 juill. 1998, JO 31 juill. 1998, p. 11710, RTD civ. 1998. 799, obs. Molfessis et 1999. 132, obs. Zénati). Marchant sur les traces du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation a posé que le droit de propriété est un droit fondamental de valeur constitutionnelle (Civ. 1re, 4 janv. 1995, Bull. civ. I, no 3, D. 1995. Somm. 328, obs. Grimaldi, JCP 1996. I. 3921, obs. Périnet-Marquet, RTD civ. 1996. 932, obs. Zénati; 30 sept. 2011, déc. no 2011-169 QPC, D. 2012. 2131, obs. Mallet-Bricout, Dr. et patr. déc. 2011. 100, note J.‑B. Seube). Une telle motivation témoigne de l’autorité croissante dont jouit auprès des juridictions de l’ordre judiciaire, le juge de la Constitution (N. Molfessis, op. cit., no 688).
B. — La propriété et les autres libertés fondamentales
8Malgré les affirmations très fortes de la décision ci-dessus reproduite le droit de propriété apparaît comme un droit de « second rang » par rapport aux droits et libertés de « premier rang » que constituent la liberté individuelle, la liberté d’association, la liberté de la presse ou la liberté de l’enseignement. Et de fait, alors que les libertés jugées particulièrement fondamentales ne sauraient être soumises au régime de l’autorisation préalable (Cons. const. 16 juill. 1971, Liberté d’association, préc.; 10-11 oct. 1984, Entreprise de presse, GDCC, no 31), il en va différemment pour le droit de propriété (Cons. const. 26 juill. 1984, Contrôle des structures des exploitations agricoles) dès lors que la délivrance de ces autorisations ne revêt pas un caractère discrétionnaire (Cons. const. 17 juill. 1985, Principes d’aménagement). De même, alors que s’agissant d’une liberté fondamentale « la loi ne peut en réglementer l’exercice qu’en vue de le rendre plus effectif » (Cons. const. 10-11 oct. 1984, préc.) et ne peut abroger un régime de garantie d’une liberté que pour le remplacer par un autre au moins aussi protecteur (Cons. const. 20 janv. 1984, Libertés universitaires, GDCC, 14e éd., no 33), le législateur peut porter certaines atteintes au droit de propriété sous réserve de ne pas le dénaturer (Cons. const. 26 juill. 1984, préc. 13 déc. 1985, Amendement Tour Eiffel). Enfin, alors que le Conseil refuse que « les conditions essentielles d’application d’une loi organisant une liberté publique dépendent de collectivités territoriales et ainsi puissent ne pas être les mêmes sur l’ensemble du territoire » (Cons. const. 18 janv. 1985, Loi Chevénement), il admet que l’application du droit de propriété varie d’un point à l’autre du pays, les autorités locales pouvant assurer la mise en œuvre des lois le concernant (Cons. const. 17 juill. 1985, préc.).
En réalité, l’article 17 ne paraît plus protéger aujourd’hui le droit de propriété que dans son existence, c’est-à-dire en cas de « privation », de « dépossession ». Il ne joue en cas de « limitation » que si celle-ci est d’une gravité telle que son sens et sa portée en sont dénaturés. Reste à savoir où se situe ce seuil. Le Conseil constitutionnel a jugé acceptable qu’un bail rural soit imposé à un propriétaire inapte à exploiter son fonds (Cons. const. 26 juill. 1984, JO 26 juill. 1984; comp. plus sévère Civ. 1re, 4 janv. 1995, préc.) ou encore qu’une location soit imposée au propriétaire d’un logement inoccupé, mais à la condition qu’elle ne dégénère pas en une location perpétuelle (Cons. const. 29 juill. 1998, préc.). Il a pareillement admis que l’autorité publique reçoive le pouvoir de s’opposer dans certains cas à l’aliénation ou à l’acquisition d’un bien (Cons. const. 4 juill. 1989, D. 1990. 209, note Luchaire), mais non que le créancier adjudicataire puisse se retrouver propriétaire d’un bien dont la valeur est inférieure à son prix d’acquisition (Cons. const. 29 juill. 1998, préc.) ou encore que le droit au logement de l’occupant sans titre l’emporte sur le droit de propriété (Cons. const. 30 sept. 2011, préc.). De même, les limitations imposées au droit de propriété par la loi ALUR du 24 mars 2014 (procédure d’encadrement des loyers, autorisation préalable de mise en location…) ont été jugées, pour l’essentiel, conformes à la Constitution (Cons. const. 20 mars 2014, D. 2014. 1847, obs. B. Mallet-Bricout, JCP 2014. 467, obs. H. Périnet-Marquet). Au reste, alors même que s’applique l’article 17 de la Déclaration des droits de 1789, la privation de la propriété n’est pas prohibée. Simplement, elle ne peut se produire que s’il y a nécessité publique et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. C’est dire qu’on ne considère plus dans la propriété que « la valeur » qu’elle représente (N. Molfessis, op. cit., no 103, p. 110).
II. — Les conditions des nationalisations
9S’en remettant au législateur pour ce qui est de l’appréciation de la nécessité publique (A), le Conseil constitutionnel contrôle, au contraire, strictement l’existence d’une indemnisation juste et préalable (B).
A. — La nécessité publique
10Tout en affirmant que le Préambule de 1946 complète la Déclaration de 1789, le Conseil constitutionnel se garde de suivre les analyses de ceux qui identifient la nécessité publique à l’existence d’un service public national ou d’un monopole de fait. Selon lui, c’est au législateur qu’il revient d’apprécier la nécessité de la nationalisation. Le Conseil se refuse à exercer un contrôle de nature politique. Tout au plus rappelle-t-il que la propriété privée et la liberté d’entreprendre ne sauraient supporter une restriction de leur champ d’application qui leur ôterait toute portée pratique. La référence à la liberté d’entreprendre ne va pas sans ambiguïté : elle dynamise mais aussi finalise le droit de propriété. Il n’en reste pas moins que si, pour le Conseil, l’équilibre entre la propriété privée et la propriété publique, entre l’entreprise privée et l’entreprise publique peut varier, il ne saurait être rompu sans que soit remis en cause l’héritage de 1789. Il est vrai que le Conseil place ici fort loin le point de rupture : que reste-t-il, en effet, de la liberté d’entreprendre lorsqu’on admet la nationalisation des banques représentant près de 90 % des dépôts ? (v. cep. Zénati, « Sur la constitution de la propriété », D. 1985. 171.)
Quelques années plus tard, le Conseil constitutionnel fera preuve de la même retenue à l’occasion des privatisations, estimant que le législateur conserve « l’appréciation de l’opportunité des transferts du secteur public au secteur privé et la détermination des biens ou des entreprises sur lesquels ces transferts doivent porter », sous réserve du maintien dans le secteur public des services publics dont la nécessité découle des principes ou des règles de valeur constitutionnelle et des monopoles de fait (Cons. const. 25-26 juin 1986, GDCC, 14e éd., no 37). En concluant, à quatre ans de distance, à la constitutionnalité de lois mettant en œuvre des politiques exactement contraires, le Conseil constitutionnel marquait clairement qu’il entendait, en la matière, se garder de tout gouvernement des juges. Bien loin de vouloir imposer une politique qui lui serait propre, il se cantonnait à son rôle de juge de la constitutionnalité. Tout au plus, le Conseil a-t-il simplement réservé, s’inspirant en cela de la jurisprudence du Conseil d’État, l’hypothèse de l’erreur manifeste. On a pu douter que ce contrôle puisse s’exercer effectivement car, concevable de la part d’un fonctionnaire agissant seul, l’erreur manifeste ne le serait pas émanant d’une majorité parlementaire (Rivero, chron. AJDA oct. 1982, p. 209 s.; Savy, « La constitution des juges », D. 1993. 109). C’est là probablement montrer une foi excessive dans les vertus de la représentation nationale. Aussi bien, le Conseil constitutionnel a-t-il eu, ultérieurement, l’occasion de faire application de cette notion à propos d’une loi électorale adoptée à l’initiative du Gouvernement Fabius qui, s’agissant de la Nouvelle-Calédonie, méconnaissait par trop ouvertement le principe de la proportionnalité démographique (Cons. const. 8 août 1985, GDCC, 14e éd., no 36).
11Ultérieurement, le glissement a été certain. Usant de plus en plus souvent de la technique des réserves d’interprétation, le Conseil constitutionnel n’admet la constitutionnalité d’une disposition que sous la condition que soit respectée l’interprétation qu’il en prône (Th. di Marino, Le juge constitutionnel et la technique des décisions interprétatives en France et en Italie, 1997, p. 127 s.; du même auteur, « L’influence des réserves d’interprétation », in La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, 1999, p. 189). La réécriture du texte qui en résulte conduit le Conseil constitutionnel à usurper le pouvoir législatif ainsi que le pouvoir d’interprétation de la loi qui appartient aux juges ordinaires. La décision rendue le 9 novembre 1999 en examen de la loi relative au Pacs en fournit une excellente illustration (infra, no 28, § 12 s.; N. Molfessis, « La réécriture de la loi relative au Pacs par le Conseil constitutionnel », JCP 2000. I. 210).
B. — Une indemnité juste et préalable
12Réservé quant à l’appréciation de la nécessité publique, le Conseil constitutionnel contrôle au contraire minutieusement l’existence d’une « indemnisation juste et préalable ». Celle-ci suppose, selon lui, « la compensation du préjudice subi (…), évalué au jour du transfert de propriété, abstraction faite de l’influence que la perspective de la nationalisation a pu exercer sur la valeur de leurs titres ». Il ne saurait être question de reprendre ici le détail de l’argumentation du Conseil constitutionnel. Rappelons simplement que celui-ci a estimé que les lois de nationalisation, dans leur première version, ne satisfaisaient pas à l’exigence d’une indemnisation juste et préalable et ce alors même que le législateur s’était conformé aux recommandations du Conseil d’État. En définitive, les modalités de fixation de l’indemnité ont été infléchies de la façon suivante : pour les actions cotées en bourse, utilisation d’une période de référence des cours de bourse plus courte et plus proche, la somme ainsi obtenue étant majorée de 14 % afin de tenir compte de la dépréciation monétaire; pour les actions non cotées en bourse, fixation de leur valeur d’échange par une commission administrative nationale d’évaluation présidée par le Premier président de la Cour des comptes laquelle doit prendre en considération un certain nombre de directives posées par le Conseil constitutionnel. Quant au caractère préalable de l’indemnisation, le Conseil a considéré qu’il était satisfait par l’attribution d’obligations immédiatement négociables.
Rappelons également que le Conseil a vérifié la conformité des lois de nationalisation par rapport au principe d’égalité. Entendu d’abord dans un sens étroit comme visant les seules discriminations expressément interdites par des textes à valeur constitutionnelle (égal accès à la justice, égal accès à l’éligibilité), ce principe est aujourd’hui compris beaucoup plus largement, le Conseil sanctionnant toute discrimination qui lui paraît injustifiée. Tel fut le cas, en la circonstance, pour les dispositions qui soustrayaient les banques mutualistes à la nationalisation des banques ayant plus d’un milliard de dépôts.
S’agissant non de nationalisation mais d’expropriation, le Conseil constitutionnel considère « qu’aucune exigence constitutionnelle n’impose que la collectivité expropriante (…) soit tenue de réparer la douleur morale éprouvée par le propriétaire à cause de la perte des biens expropriés » (Cons. const. 20 janv. 2011, déc. no 2010-87 QPC, D. 2011. 2127, note G. Forest, 2999, obs. Mallet-Bricout), sans que cela prive pour autant l’indemnité de son caractère « juste ».
13Les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne paraissent pas de nature à assurer une protection plus complète du droit de propriété. S’appuyant sur l’article 1er du Premier protocole qui dispose « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international », la Cour européenne a posé, à l’occasion de recours visant certaines lois anglaises habilitant des locataires à racheter leur logement (21 févr. 1986, James, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, par V. Berger, 13e éd., no 278) ou procédant à des nationalisations (8 juill. 1986, Lithgow, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, par V. Berger, 13e éd., no 280, JCP 1987. II. 20733, note Jeantet), que si le versement d’une somme raisonnable en rapport avec la valeur du bien est requis pour que la privation de propriété ne constitue pas une atteinte excessive tombant sous le coup de l’article 1er, ce texte ne garantit pas néanmoins dans tous les cas le droit à une compensation intégrale, car des objectifs légitimes d’« utilité publique » tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (sur cette question, v. Sudre, « La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme », D. 1988. chron. 71). On perçoit ainsi la spécificité de la démarche du juge européen qui procède à un contrôle de proportionnalité pour rechercher si, eu égard à la légitimité du but poursuivi, il existe un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde du droit de propriété (CEDH 28 nov. 2002, D. 2002. 2279, obs. Birsan; 20 févr. 2003, D. 2003. Somm. 2276, obs. C. Birsan; v. aussi H. Pauliat, « Le droit de propriété devant le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme », RD publ. 1995. 1445). La Cour de Strasbourg a ultérieurement précisé qu’en cas de privation de la propriété une indemnisation ne pourrait constituer une réparation adéquate qu’à la condition qu’elle intervienne dans un délai raisonnable (CEDH 21 févr. 1997, Rec. CEDH 1997. I. 164 § 54; rappr. 14 nov. 2000, JCP 2001. I. 305, no 5, obs. Périnet-Marquet).
Terminons en rappelant que la jurisprudence de la Cour de cassation définissant les exigences de l’ordre public international, en la matière, est également en sensible retrait par rapport aux positions du Conseil constitutionnel. Alors qu’elle a longtemps subordonné la reconnaissance en France d’une mesure de nationalisation étrangère à l’existence d’une indemnité juste et préalablement versée (Req. 5 mars 1928, La Ropit, GADIP, no 13), elle se contente aujourd’hui d’une indemnité équitable préalablement fixée (Civ. 1re, 23 avr. 1969, Nationalisations algériennes, D. 1969. 341, concl. Blondeau, Rev. crit. DIP 1969. 717, note Schaeffer) et va même selon certaines décisions jusqu’à se satisfaire du seul fait que le principe d’une indemnité a été prévu (Civ. 1re, 1er juill. 1981, Total Afrique, Rev. crit. DIP 1983. 336, note P. Lagarde, Clunet 1983. 148, note Bourel, Rev. sociétés 1982. 878, note J. L. Bismuth).
3
CONSTITUTION. QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ. CONTRÔLE DE L’INTERPRÉTATION JURISPRUDENTIELLE
Conseil constitutionnel, 6 octobre 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B.
(D. 2010. 2744, note F. Chénedé, JCP 2010. 1145, note A. Gouttenoire et C. Radé, RTD civ. 2011. 90, obs. P. Deumier)
L’article 61-1 de la Constitution reconnaît à tout justiciable le droit de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu’une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit. En posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition.