Le droit talmudique
1re édition
2015
François-Xavier Licari
Maître de conférences à l'Université de Lorraine
Membre de l'Institut François Gény
© Éditions Dalloz 2015
Ber. Berakhot
BB Bava Batra
BM Bava Metsia
BK Bava Kama
Ca. circa
Chev. Chevouot
Corinth. Épître aux Corinthiens
Deut. Deutéronome
è. c. ère commune
Er. Erouvin
Ex. Exode
Ez. Ezra
Héb. Hébreu
Hor. Horayot
Gen. Genèse
Guide Le Guide des égarés
Guit. Guittin
HM H'oshen Mishpat
Ket. Ketouvot
Kid. Kiddoushin
Lév. Lévitique
Litt. Littéralement
Mak. Makkot
M Mishnah
Meg. Meguillah
Men. Menah'ot
MT Mishné Torah
Ned Nedarim
Nid. Niddah
Nom. Nombres
Pes. Pesah'im
Prov. Proverbes
Ps. Psaumes
Resp. Responsa
RH Rosh Ha-shanah
San. Sanhédrin
SA Shulh'an Arukh
Tem. Temurah
TJ Talmud de Jérusalem
Yév. Yevamot
Je tiens à remercier vivement Isidore Hochner pour ses précieux conseils de lecture, Stefan Goltzberg pour la relecture critique du manuscrit et Charles Leben pour ses encouragements constants.
Dans un mémoire présenté lors du premier Congrès international de droit comparé (1900), on pouvait lire : « Le droit du peuple juif apparaît être connu de chacun, mais si l'on voulait interroger là-dessus l'un ou l'autre, on lui ferait avouer qu'il en sait bien peu, presque rien ».
Plus d'un siècle plus tard, rien n'a changé ou presque. Un étudiant en droit achève généralement son cursus académique sans avoir rencontré une seule fois le droit du peuple juif, sauf s'il a croisé le trop fameux guet ou s'il a dû affronter quelque épineuse question de droit international privé. Quant à l'honnête homme, il l'ignore le plus souvent ou n'en a qu'une conception confuse, déformée par deux mille ans de polémique chrétienne.
Celui qui voudrait s'introduire à la matière, se heurtera au silence des ouvrages de droit comparé et à l'inexistence de manuels similaires à ceux qui existent pour d'autres droits religieux, tels le droit canonique ou le droit musulman.
Pourquoi une telle absence ? La plupart des auteurs ne s'expliquent pas sur la mise à l'écart du droit talmudique. René David, dont l'ouvrage fondateur, Les grands systèmes de droit contemporains, a laissé une empreinte remarquable sur la doctrine comparatiste du monde entier, est plus disert, mais le moins que l'on puisse écrire, c'est que ses propos laissent songeurs ! D'après l'auteur, trois familles principales se dégagent : la famille romano-germanique – grosso modo, l'Europe continentale et les pays qui ont adopté soit le Code civil soit le BGB ; la famille de common law – Angleterre, États-Unis et les pays qui ont reçu ce modèle ; enfin, une famille résiduelle, nommée « autres conceptions de l'ordre social et du droit ». Par « autres », il faut entendre « qui ne sont pas occidentales ». Cette famille se définit donc négativement, ce qui n'est pas très heureux. Ceci d'autant moins que René David divise cette famille résiduelle en deux groupes que tout oppose : « Tantôt une valeur éminente est reconnue au droit, mais celui-ci est conçu autrement qu'en Occident ; tantôt, au contraire la notion de droit elle-même est rejetée, et c'est en dehors du droit que l'on entend régler les rapports sociaux. La première manière de voir prévaut avec le droit musulman, le droit hindou et le droit juif ; la seconde est celle de l'Extrême-Orient et celle aussi de l'Afrique et de Madagascar ». Droit musulman, hindou et juif, continue l'auteur, sont intimement liés à la religion. Toutefois, le lecteur ne trouvera pas d'autres développements sur le droit talmudique ou « juif ». L'auteur s'explique sur cette exclusion : « Le droit juif a été laissé de côté malgré son intérêt, en considération du fait que son domaine d'influence est incomparablement plus restreint ». Question de nombre ? Évidemment, 17 millions de Juifs dans le monde ce n'est pas beaucoup ; cependant, il ne semble pas que l'intérêt d'un système juridique se mesure à l'aune des personnes qui y sont soumises. Sinon, pourquoi s'intéresserait-on au droit de la Principauté de Monaco ou du Grand-Duché du Luxembourg ? La seconde justification de l'exclusion du droit talmudique laisse encore plus songeur : « La solidarité internationale entre Juifs, pour autant qu'elle existe, ne s'est jamais manifestée par le désir de faire prévaloir un droit religieux hébraïque sur les droits qui sont en vigueur dans les divers pays où elle pouvait avoir une influence. Le droit juif n'a pas eu de ce fait la même importance que par exemple, le droit musulman ». En effet, nulle communauté juive n'a jamais eu la prétention de faire prévaloir le droit talmudique sur le droit de la nation sur le sol de laquelle elle réside. Un tel désir hégémonique n'est nullement dans l'esprit du droit talmudique : celui-ci s'applique au peuple juif, lequel ne prétend pas imposer son système aux autres nations, mais, au contraire, reconnaît dans une large mesure la supériorité du droit de celles-ci (v. chap. 6). Faut-il donc faire montre d'impérialisme juridique pour compter parmi les grands systèmes de droit contemporains ?
À ce stade, il est peut-être encore nécessaire de convaincre de l'intérêt d'entreprendre la lecture de ce livre. Autant le dire, la matière n'est au programme d'aucun cursus ni d'aucun concours… Mais il est bon de mentionner qu'il s'agit du droit le plus ancien toujours en vigueur, et que celui-ci a laissé son empreinte sur de nombreuses institutions juridiques. La conception de la valeur de la personne humaine, fondée sur la distinction des personnes et des biens, prévalente dans l'Occident moderne, dérive du droit talmudique. Ce dernier a aussi influencé des auteurs comme Grotius ou Kelsen, pour ne citer que ces deux exemples. On ajoutera volontiers que l'étude du droit talmudique contribue à une connaissance plus fine du pluralisme juridique dans la mesure où il s'agit d'un droit personnel qui coexiste avec les droits nationaux. De plus, le droit talmudique présente des caractéristiques remarquables : il est non étatique, religieux (v. chap. 2), dispose de tribunaux dénués d'impérium, lequel, de toute façon, ne servirait à rien, puisque l'absence d'un État implique l'absence de force publique, et, plus généralement, il est dénué de toute autorité centrale chargée d'assurer son unité. Et pourtant, il fonctionne !
Fidèle à la ligne éditoriale de la collection, le présent ouvrage est un essai et non un petit manuel qui donnerait un aperçu sur l'ensemble du droit talmudique. L'accent est mis sur la genèse, les sources et la structure du droit talmudique.
Ouvrages sur le droit talmudique
– M. Elon, Jewish Law – History, Sources, Principles (Ha-Mishpat Ha-Ivri), 4 volumes, The Jewish Publication Society, 1994.
– S. H. Resnicoff, Understanding Jewish Law, LexisNexis, 2012.
– E. E. Urbach, The Halakhahh – Its Sources and Development, Yad la-Talmud, 1986.
Recueils d'articles fondamentaux sur le droit talmudique
– H. Ben-Menahem & N. S. Hecht (éds.), Authority, Process and Method – Studies in Jewish Law, Harwood Academic Pub., 1998.
– A. Drey & N. S. Hecht (eds.), Windows Onto Jewish Legal Culture – Fourteen Exploratory Essays, 2 volumes, Routledge, 2011.
G. Hansel, Explorations talmudiques, Odile Jacob, 1998.
L'influence du droit talmudique sur le droit occidental
– J. A. Berman, Created Equal – How the Bible Broke with Ancient Political Thought, Oxford University Press, 2008.
– J. J. Finkelstein, The Ox That Gored, American Philosophical Society, 1981.
– C. Leben, « La référence aux sources hébraïques dans la doctrine du droit de la nature et des gens au xviiie siècle », Droits 56 (2012), p. 179.
– J. A. Jacobs (éd.), Judaic Sources & Western Thought – Jerusalem's Enduring Presence, Oxford University Press, 2011.
– A. M. Sólon, « Judaism – Jewish Law in Kelsen », 239 Revista Brasileira de Filosofia (2012), p. 97.
Ouvrage bibliographique
– N. Rakover, The Multi-Language Bibliography of Jewish Law, Jewish Legal Heritage Society, 1990.
Revues et Annuaires
– The Jewish Law Annual.
– Shenaton Hamishpat Ha'ivri (Université hébraïque de Jérusalem).
– Tsafon
– Yod
Le droit talmudique comme objet d'étude
La terminologie usitée est variée lorsqu'il s'agit de désigner le corpus normatif applicable au peuple juif : « droit biblique », « droit mosaïque », « droit hébraïque », « droit juif », « droit judaïque », « droit talmudique » ou encore « droit rabbinique ». Dès lors, il est nécessaire de préciser ce qu'est le droit talmudique et ce qu'il n'est pas.
En premier lieu, l'expression « droit juif » est à éviter, dans la mesure où celui-ci est composé, d'après la tradition juive elle-même, de deux corps de règles distincts : d'une part, le droit sinaïtique, révélé par Dieu à Moïse, contenu dans la Torah écrite et la Torah orale (v. chap. 3) et qui s'applique au peuple juif ; d'autre part, les sept lois noahides, qui furent données antérieurement par Dieu à toute l'humanité et dans lesquelles d'aucuns voient les racines du droit naturel. Il s'agit d'un exemple remarquable de pluralisme juridique au sein d'un système de droit. C'est naturellement le premier corpus qui va nous intéresser tout au long de cet ouvrage.
L'expression « droit mosaïque » laisse à désirer elle aussi, car elle met l'accent sur Moïse comme législateur. Or si Moïse a eu un rôle dans la Révélation (v. chap. 3), il n'est pas considéré comme l'auteur de la Torah, mais essentiellement comme la « bouche » par laquelle Dieu a donné sa Torah.
Quant à l'adjectif « hébraïque », il se réfère à ce « qui concerne les Hébreux, qui leur appartient ». Pour s'en tenir à la présentation classique, l'histoire des Hébreux est celle d'une existence politique qui s'étend sur une période de deux millénaires, dans les limites de la terre d'Israël. Son histoire commence avec une famille conduite par Abraham quittant Sumer et venant s'installer en Canaan, entre le Jourdain et le littoral méditerranéen (ca. –1760). Elle s'achève en 135 è.c., à l'issue d'une guerre sanglante contre l'Empire romain : l'État juif antique disparaît et le deuxième exil commence. Or, le système juridique talmudique, s'il puise assurément ses racines dans cette période, possède des traits caractéristiques qui apparaissent progressivement après la destruction du second Temple de Jérusalem (70 è.c.), lorsque les dirigeants spirituels du moment, les Sages ou Rabbins, héritiers des Pharisiens, sauvent le judaïsme en le refondant. La fixation progressive de la loi orale par écrit dans deux compilations, la Mishnah et le Talmud, constitue une entreprise majeure, puisque celles-ci deviendront à la fois objet de dévotion, objet d'étude et point de départ de tout raisonnement juridique. C'est pourquoi pour désigner le droit du peuple juif, les expressions droit « talmudique » ou encore droit « rabbinique » apparaissent préférables : elles expriment bien que ce droit est le produit dynamique de l'interprétation et de la création des Sages du Talmud et de leurs successeurs (v. chap. 4). Bien que nous utilisions l'expression « droit talmudique », nous ne négligeons pas les sources post-talmudiques, c'est-à-dire les nombreux commentaires du Talmud qui ont fleuri jusqu'à nos jours, ainsi que les responsa (v. chap. 3).
L'expression « droit talmudique » entend rendre le mot hébreu halakhah, dont l'étymologie est riche de sens. Au xie siècle, Nathan de Rome en donna deux explications demeurées célèbres. Elles prennent toutes deux pour point de départ la racine hébraïque H.L.KH, qui signifie « marcher ». D'où deux explications possibles : 1) La halakhah gouverne la marche d'une personne ou d'une société donnée, elle est sa boussole normative ; 2) La halakhah est un régime qui « marche » ou « bouge », en d'autres termes, qui se développe ou évolue dans le temps (sur ce point, v. le chap. 4). C'est une entité dynamique. Il y a un dénominateur commun à ces deux éclaircissements : la halakhah est une règle contraignante imposée à ceux qui se tiennent sous son joug.
On pourrait douter que la halakhah méritât vraiment l'appellation de « droit ». En effet, sauf exception (Maroc, Liban, Israël, et encore, dans ces trois pays, seulement pour les lois relatives au statut personnel), la halakhah ne dispose ni de juges, ni de policiers, ni d'huissiers pour assurer son respect. Autrement dit, elle ne dispose pas de ce que l'on considère généralement comme étant la marque cardinale du droit, la sanction étatique. Néanmoins, plusieurs arguments militent en faveur de la juridicité de la halakhah. Tout d'abord celle-ci délivre un impératif ; elle commande à son destinataire toute une série d'actions et d'abstentions de son réveil à son coucher, de sa naissance à sa mort, qu'il se trouve chez lui, à la synagogue, à son travail ou sur son lieu de vacances. Ensuite, le législateur est divin, ce qui donne un poids incomparable aux commandements édictés. Enfin, la halakhah comporte des sanctions, de nature mondaine ou divine. Les sanctions mondaines aujourd'hui sont essentiellement d'ordre social : la mise au ban plus ou moins radicale de sa communauté de celui qui ne se conforme pas à une règle jugée essentielle par ses pairs ou de celui qui refuse d'exécuter une sentence rabbinique alors qu'il s'y était engagé. Mais la sanction peut devenir étatique lorsque les parties ont soumis leur différend à un arbitre et que la sentence rendue a été exéquaturée (v. chap. 6). De plus, comme l'a justement écrit G. J. Blidstein, l'un des arguments majeurs en faveur de la juridicité de la halakhah est le caractère juridique de son discours. La halakhah raisonne à partir de textes et de précédents ; elle cite des autorités ; elle confronte des opinions et des interprétations, puis tranche en faveur de l'une ou de l'autre. La halakhah n'est donc ni de la théologie, ni de la philosophie, ni de la morale ou de l'éthique. Néanmoins, le droit talmudique n'est pas seulement du droit. La loyauté envers celui-ci est le cœur même de la religiosité juive. La piété passe par l'obéissance à la halakhah, ce qui renforce son caractère obligatoire en retour, du moins chez les personnes observantes.
Quel est le domaine de la halakhah ? Elle est loin de se limiter au cultuel (prière, abattage rituel, conversion, etc.) ; elle embrasse la totalité de la vie, y compris la vie économique. Il existe un droit talmudique des obligations, où chaque type de contrat, vente, bail, prêt, etc., est réglé avec autant de détail que ce que nous connaissons en droit français. Sont aussi concernés les relations entre voisins, les délits, le droit pénal, etc.
Enfin, il convient d'insister sur le fait que le droit talmudique n'est pas seulement un objet d'étude et de spéculation intellectuelle. Le droit talmudique n'est pas le droit romain ou le droit babylonien. Bien au contraire, la halakhah est un droit vivant, appliqué quotidiennement, du moins par les Juifs observants. Marqué du sceau de la personnalité et non de la territorialité, le droit talmudique forme un véritable ordre juridique à la fois national et transnational. National, en ce qu'il régit la nation juive, transnational en ce qu'il régit des personnes dispersées sur la surface du globe. On se rappellera que diaspora signifie justement « dispersion » en grec.
Il est la boussole des communautés juives. Untel a-t-il trouvé un objet dans l'escalier de son immeuble ? Il s'enquerra de ce que la halakhah lui impose de faire pour retrouver le propriétaire de l'objet. Un ami lui a confié un bien, mais ce bien lui a été volé en son absence ? C'est dans la halakhah qu'il cherchera la mesure de sa responsabilité.