1La procédure d’introduction des traités dans l’ordre juridique national n’a que peu évolué. L’article 8 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 disposait déjà :
« Le président de la République négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’État le permettent. Les traités de paix, de commerce, les traités qui engagent les finances de l’État, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes et au droit de propriété des Français à l’étranger, ne sont définitifs qu’après avoir été votés par les deux chambres. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu’en vertu d’une loi ».
Cette disposition n’est pas sans faire écho à l’actuel article 53 de la Constitution de 1958. Cependant, si la lettre des textes relatifs à la ratification des traités internationaux est restée proche, les variations dans l’équilibre des pouvoirs et l’émancipation du juge ont bouleversé cette procédure, ce qu’annonçait probablement la décision commentée.
2L’affaire Dame Caraco puise ses origines dans le régime des contributions sur les bénéfices de guerre que la France imposait aussi bien sur son territoire (loi du 1er juill. 1916) qu’à ses anciennes colonies. Des décrets beylicaux organisaient les taxations en Tunisie et soumettaient le règlement des différends à une commission de premier degré siégeant à Tunis (décrets beylicaux des 20 sept. 1917, 20 déc. 1919 et 20 mars 1922). Néanmoins, les difficultés d’organisation du régime ont abouti à une réforme administrative du système, qui donnait finalement compétence à la commission supérieure des bénéfices de guerre, siégeant à Paris, pour régler l’ensemble du contentieux pouvant s’élever dans le cadre de l’application de ce régime.
3Cette réforme a été entérinée par une convention internationale, aux termes de laquelle la France et la Tunisie s’engageaient à soumettre les recours formés contre les décisions de la commission de taxation du premier degré, siégeant à Tunis, à la commission supérieure des bénéfices de guerre (art. 1er de la Convention franco-tunisienne du 22 janv. 1924). Son article 3 prévoyait que la Convention devait être ratifiée par la France – par décret du président de la République – et par la Tunisie par décret du Bey, intervenu le 5 février 1924. La dame Caraco a formé un recours en excès de pouvoir, tendant à obtenir l’annulation du décret du 28 janvier 1924, portant ratification de la Convention.
4Les apports de la décision Dame Caraco sont nombreux. Outre qu’elle précise le régime de taxation des bénéfices de guerre, elle constitue un exemple d’application de l’article 8 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 relatif aux pouvoirs conférés au président de la République en matière d’actes diplomatiques. Cependant, ces clarifications, aujourd’hui purement historiques, peuvent être écartées du champ de ce commentaire, l’apport essentiel de cet arrêt se concentrant sur la doctrine de l’acte de gouvernement. Selon cette théorie, tant la convention internationale que le décret de ratification échappent au contrôle du Conseil d’État, du fait de leur nature d’acte diplomatique (I) ; mais la plus Haute Juridiction administrative admet, toutefois, que la légalité de certains actes, s’ils sont détachables des relations internationales, peut être contrôlée (II).
I. – Des actes de gouvernement échappant à tout contrôle juridictionnel
5La décision Dame Caraco permet autant de définir que de limiter le régime des actes de gouvernement. Si elle se situe dans la lignée de la décision Prince Napoléon (A), en reconnaissant que certains actes échappent au contrôle du Conseil d’État, elle vient également en déterminer le champ, notamment au regard des relations diplomatiques de la France (B).
A. – L’influence déterminante de la jurisprudence Prince Napoléon
6Situés à la frontière de la justice et du politique, les actes du gouvernement sont des mesures qui, par leur nature, sont insusceptibles d’être discutées par la voie contentieuse. La décision Prince Napoléon (CE 19 févr. 1875, no 46707, Lebon 155) reconnaît pour la première fois cette doctrine, qui vient remplacer la théorie selon laquelle les actes pris sur le fondement d’un mobile politique échappent à tout contrôle juridictionnel (v. not. CE 1er mai 1822, Laffitte, no 5363, Lebon 371 ; CE 9 mai 1867, Duc d’Aumale et Michel Levy, no 39621, 39693, Lebon 472).
7Dans cette affaire, le Prince Napoléon-Joseph Bonaparte, cousin de Napoléon III, contestait le fait que son nom ait disparu de la liste des généraux de l’annuaire militaire, suite à la chute du Second Empire. Le Conseil d’État se reconnut compétent pour statuer sur la question, malgré le mobile politique invoqué par l’administration et qui empêchait jusque-là tout contrôle juridictionnel.
Ainsi, cette décision, si elle laisse subsister en partie l’immunité juridictionnelle, en limite également le champ, conformément aux conclusions du commissaire du gouvernement David :
« Il est, en effet, de principe, d’après la jurisprudence du Conseil, que, de même que les actes législatifs, les actes de gouvernement ne peuvent donner lieu à aucun recours contentieux, alors même qu’ils statuent sur des droits individuels. Mais si les actes qualifiés, dans la langue du droit, actes de gouvernement, sont discrétionnaires de leur nature, la sphère à laquelle appartient cette qualification ne saurait s’étendre arbitrairement au gré des gouvernants ; elle est naturellement limitée aux objets pour lesquels la loi a jugé nécessaire de confier au gouvernement les pouvoirs généraux auxquels elle a virtuellement subordonné le droit particulier des citoyens dans l’intérêt supérieur de l’État. Tels sont les pouvoirs discrétionnaires que le gouvernement tient en France, soit des lois constitutionnelles, quand elles existent, pour le règlement et l’exécution des conventions diplomatiques, soit des lois de police… Il suit de là que, pour présenter le caractère exceptionnel qui le mette en dehors et au-dessus de tout contrôle juridictionnel, il ne suffit pas qu’un acte, émané du gouvernement ou de l’un de ses représentants, ait été délibéré en Conseil des ministres ou qu’il ait été dicté par un intérêt politique » (concl. du commissaire du gouvernement David sur CE 19 févr. 1875, Prince Napoléon, préc.).
8Désormais, le critère du mobile politique est abandonné et seule une catégorie d’actes résiduels est considérée comme des actes de gouvernement, échappant au contrôle juridictionnel. Pour reprendre la définition du Professeur Chapus, il s’agit d’actes qui ne sont pas en réalité des actes administratifs, mais qui concrétisent fondamentalement l’activité gouvernementale, qu’il n’appartient dès lors pas au juge administratif de connaître (R. Chapus, Droit administratif général, Paris, Montchrestien, 15e éd., 2001, t. 1, 1427 p., p. 947 s.).
9Une liste ressort de la jurisprudence du Conseil d’État, dans laquelle figurent les actes relevant des rapports constitutionnels entre les pouvoirs exécutif et législatif ou ceux liés aux relations internationales de la France. Si le mobile politique n’a pas totalement disparu, ce refus de contrôler la légalité de certains actes s’explique principalement par l’intérêt supérieur de l’État et la volonté de respecter la séparation des pouvoirs. À ce titre, on considère traditionnellement que « l’ensemble de l’activité diplomatique de la France échappe aux tribunaux français » (comm. sous CE 19 févr. 1875, Prince Napoléon, préc., in M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Paris, Dalloz, 19e éd., 2013, no 3, p. 22).
B. – Les actes se rattachant aux relations internationales
10Les actes se rattachant directement aux rapports internationaux de la France sont considérés comme des actes de gouvernement. Par exemple, ni le refus de soumettre un litige à la Cour internationale de Justice (CE 9 juin 1952, Gény, no 92255, Lebon 19), ni la décision de reprise des essais nucléaires dans un contexte lié à la discussion d’un engagement international qui interdirait de tels essais (CE, ass., 29 sept. 1995, Association Greenpeace France, no 159855, Lebon 412) ne sont susceptibles d’être soumis au juge administratif.
11En particulier, les actes touchant aux traités internationaux échappent au contrôle des juridictions nationales. Dans la décision Dame Caraco, la juridiction administrative suprême a refusé de contrôler la ratification d’un traité, du fait de sa qualification d’acte de gouvernement, qui la soustrait à tout contrôle au fond :
« le décret attaqué, en tant qu’il ratifie la convention, n’est pas susceptible, à raison de sa nature, d’être déféré au Conseil d’État ».
L’immunité juridictionnelle attachée aux traités internationaux empêche le Conseil d’État de contrôler de nombreux actes. Il se refuse, par exemple, à vérifier la légalité des conditions de signature des accords internationaux (CE, sect., 1er juin 1951, Sté des étains et Wolfram du Tonkin, no 98750, Lebon 312), ainsi que de la décision de ne pas procéder à la publication d’un traité (CE 4 nov. 1970, de Malglaive, no 68866, Lebon 635). De même, il ne se considère pas compétent, selon une jurisprudence constante, pour « apprécier la régularité de la procédure suivie pour la ratification des traités internationaux » (CE 3 mars 1961, Sieur André et Sté des tissages Nicolas Gaimant, no 44244, Lebon 154). Ainsi, dans la décision Villa, la Haute Assemblée a rappelé que si elle pouvait vérifier l’existence matérielle d’un acte de ratification d’une convention internationale, la régularité de la ratification était insusceptible d’être contestée devant elle ; dès lors, elle refuse d’exercer un contrôle sur le respect des dispositions constitutionnelles relatives à l’introduction d’un accord international en droit interne (CE 16 nov. 1956, Villa, no 25627, Lebon 433). Il en est de même des actes d’exécution des traités, qui sont indissociables des rapports internationaux (v. not. CE, ass., 23 nov. 1984, Association « Les Verts », no 54359, Lebon 382, au sujet du sens du vote du ministre français au Conseil des communautés européennes : « les actes attaqués, par lesquels le ministre français au conseil des Communautés européennes du 22 juillet 1983 a émis un vote favorable à l’approbation par ce conseil, du projet de budget supplémentaire des Communautés européennes pour l’exercice 1983 et du budget général des communautés pour l’exercice 1984, se rattachent directement à l’exercice par le gouvernement français de ses compétences diplomatiques dans ses rapports avec une organisation internationale ; qu’en raison de leur nature, ces décisions échappent à la compétence du Conseil d’État statuant au contentieux » ; CE, ass., 18 déc. 1992, Préfet de la Gironde c/ Mahmedi* ; CE 23 sept. 1992, GISTI, no 120437, Lebon 346 relatif à la décision du ministre de l’éducation nationale de suspendre toute coopération scientifique et technique avec l’Irak).
12Le juge judiciaire partage la même position. La Cour de cassation a ainsi affirmé clairement qu’il ne lui « appartient pas (…) d’apprécier la régularité de la ratification d’une convention internationale » (Civ. 1re, 25 janv. 1977, Reyrol, no 74-13.437, Bull. no 43, p. 32). Dans l’affaire Gambino c/ Arcens, l’Assemblée plénière a d’ailleurs reconnu implicitement la validité d’un accord ratifié par le président de la République sans l’autorisation préalable du Parlement (Ass., 11 mars 1953, no 39.084, Bull. no 1, p. 1).
13Cette position des juridictions ordinaires s’explique probablement par le fait que les actes touchant aux relations internationales de la France sont considérés comme des « actes mixtes », qui n’émanent pas exclusivement des autorités françaises. Ce sont essentiellement des actes relevant de la fonction gouvernementale plus que de la fonction administrative, qui se rattachent en quelque sorte davantage au droit international. Ainsi, la déférence du juge tient à la volonté de ne pas s’immiscer dans l’action diplomatique de l’État, qui demeure une prérogative exclusive et traditionnelle de l’exécutif. Surtout, elle « assure au maximum l’applicabilité des accords internationaux dans l’ordre interne dès lors qu’ils sont valables au regard de l’ordre international » (L. Dubouis, p. 17).
14Ce contexte peut expliquer le recours par les juridictions nationales à la théorie de l’acte de gouvernement. Cette tendance est d’ailleurs suivie dans de nombreux pays, comme aux États-Unis d’Amérique, où la Cour suprême fait preuve d’une grande retenue à l’égard des décisions touchant aux relations internationales, du fait de leur caractère éminemment politique par nature. Ainsi, par exemple, a-t-elle refusé, en 1979, de connaître de la décision du président Carter de dénoncer le Traité de défense liant les États-Unis et Taïwan (États-Unis d’Amérique, Cour suprême, 13 déc. 1979, Goldwater v. Carter, 444 U.S. 996 ; v. également T. Franck, Political Questions / Judicial Answers : Does the Rule of Law apply to Foreign Affairs ?, Princeton, Princeton University Press, 1992, 198 p.).
15Cette immunité juridictionnelle contraste, cependant, avec le développement de l’État de droit, ce qui explique probablement que le champ de la doctrine de l’acte de gouvernement n’ait cessé de se restreindre depuis la décision Dame Caraco.
II. – Des actes détachables susceptibles d’une action contentieuse
16Le contrôle du juge administratif s’est, au fur et à mesure, étendu à de plus en plus d’actes liés aux relations extérieures de la France. La décision Dame Caraco avait, en effet, ouvert une première brèche dans la doctrine des actes de gouvernement, qui a conduit à contrôler davantage les actes liés aux conventions internationales (B), en particulier au moyen de la notion d’acte détachable (A).
A. – L’admission d’un contrôle sur les actes détachables
17L’immunité juridictionnelle des actes de gouvernement a, grâce surtout à la notion d’« acte détachable », subi de nombreuses atténuations, qui se sont affirmées depuis la décision Dame Caraco. Cette notion d’acte détachable des rapports internationaux a une origine prétorienne ; la jurisprudence en a posé aussi bien le principe que les contours. On en fait traditionnellement remonter l’origine à la décision du 27 juin 1924, Goldschmidt et Strauss (no 76205, Lebon 607), dans laquelle le Conseil d’État admet sa compétence pour connaître de la légalité d’une décision d’une autorité française prise pour l’application d’un traité international, au motif qu’elle est « absolument indépendante du traité lui-même ».
18L’arrêt du 5 février 1926 a confirmé cette limite à l’incompétence du juge administratif, celui-ci acceptant alors de connaître des mesures qu’il considère comme détachables des relations diplomatiques ou des conventions internationales, c’est-à-dire des mesures qui peuvent être appréciées indépendamment de leurs origines ou de leurs incidences internationales.
Dans cette décision, le Conseil d’État a bien fait la distinction entre les actes détachables des relations internationales et ceux qui ne le sont pas :
« Considérant que si le décret attaqué, en tant qu’il ratifie la convention, n’est pas susceptible, à raison de sa nature, d’être déféré au Conseil d’État, le décret ne se borne pas à cette ratification ; qu’il a également pour objet d’attribuer compétence à la commission supérieure instituée par l’article 11 de la loi du 1er juillet 1916 pour statuer sur les recours contre les décisions rendues par la commission du premier degré existant en Tunisie et de fixer les règles applicables à ces recours ; que les dispositions qu’il édicte ainsi ne se confondent pas avec la convention elle-même, et peuvent, dès lors, faire l’objet d’un recours contentieux ».
19La Haute Assemblée distingue les deux objets du décret : alors que la partie qui ratifie la convention, conformément à l’article 8 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, est inattaquable « en raison de sa nature », les dispositions mettant en place le régime et la compétence de la commission peuvent « faire l’objet d’un recours contentieux », du fait qu’elles « ne se confondent pas avec la convention elle-même ». Le Conseil d’État établit donc une distinction nette entre les actes dérivés se détachant de la convention, pour lesquels un recours est possible, et les actes faisant corps avec l’acte diplomatique et en constituant un élément inséparable, pour lesquels tout recours est impossible. C’est ici une application claire de la théorie de l’acte de gouvernement même si l’acceptation d’un contrôle sur les actes détachables vient nécessairement en restreindre le champ.
20Le juge administratif dispose d’un grand pouvoir sur la délimitation de sa compétence, celui-ci pouvant apprécier souverainement le caractère détachable ou non d’un acte (concl. de B. Genevois sur CE, sect., 22 déc. 1978, sieur Vo Thanh Nghia, no 02348, Lebon 523). L’absence de critère précis aboutit d’ailleurs parfois à des solutions incohérentes. En effet, le décret de ratification dans l’affaire Dame Caraco ne faisait que reprendre les termes de la convention. Le Conseil d’État a, cependant, conclu que si la décision de ratification de la convention était inattaquable en tant qu’acte diplomatique, les dispositions du décret, même si elles n’étaient qu’une pure répétition de la convention, étaient attaquables du fait qu’elles transformaient les stipulations de la convention en un acte administratif ordinaire. Jean Devaux remarquait l’artificialité de la distinction, notant que « le décret (…), dans sa lettre et dans son esprit, se confond parfaitement avec les termes de la convention ». Dès lors, la distinction pourrait aboutir à des résultats absurdes, car
« en supposant même prononcée l’annulation des dispositions de nature administrative du décret (…), comme le Conseil d’État ne pouvait juridiquement faire tomber la disposition de nature gouvernementale, à savoir la ratification, et que le décret ne faisait, pour le surplus, que reproduire les termes de la convention, elle-même devenue parfaite par la ratification, le résultat eût été le même et la convention régulièrement ratifiée eût dû juridiquement être appliquée en France ».
21Face à cette difficulté, M. Odent a, dans ses conclusions sur la décision Radiodiffusion télévision française c/ sté de gérance et de publicité du poste de Radiodiffusion Radio Andorre (T. confl., 2 févr. 1950, no 01243, Lebon 652), esquissé une grille d’analyse, en considérant :
« qu’une activité ou une décision administrative française qui n’est pas la conséquence directe, nécessaire, inéluctable d’une convention diplomatique, qui ne se confond pas avec une telle convention, est un acte détachable soumis au contrôle juridictionnel.
Il y a acte détachable et non pas acte de gouvernement dès l’instant que les autorités françaises jouissent d’une certaine indépendance dans le choix des procédés par lesquels elles exécutent leurs obligations internationales, qu’elles ont l’initiative des moyens grâce auxquels elles se conforment auxdites obligations ».
22Dans ses conclusions sur la décision sieur Vo Thanh Nghia (préc., § 20), M. Genevois a quant à lui considéré qu’il fallait distinguer « les mesures d’exécution des traités qui sont « tournées vers l’ordre international », qui échappent à la compétence de la juridiction administrative, et celles qui sont « tournées vers l’ordre interne », qui ressortissent au contraire à sa compétence » (v. également C. Heumann, « Le contrôle juridictionnel du Conseil d’État sur l’application des traités diplomatiques », EDCE 1953. 71).
23Ainsi, par cette notion d’acte détachable, la décision Dame Caraco apporte une nouvelle limitation à la théorie de l’acte de gouvernement en matière diplomatique, même si son raisonnement apparaît parfois quelque peu artificiel. Cette jurisprudence a, en tout état de cause, connu un grand succès, le Conseil d’État recherchant régulièrement si l’acte contesté est détachable de l’exécution d’une convention internationale (CE 11 juin 1937, Sté Alkan, no 50291, Lebon 581 ; CE 28 févr. 1951, Sté Commentry, Fourchambault et Decazeville, no 83618, Lebon 122 ; CE 21 juin 1972, Conseil des parents d’élèves des écoles publiques de la Mission universitaire et culturelle française au Maroc et sieur Schulz, no 77480, Lebon 459).
24Nonobstant ses possibles imperfections, ce début de contrôle juridictionnel est un progrès pour l’État de droit (J. Devaux, 1927). La reconnaissance que le décret constitue « un acte administratif procurant l’exécution de la convention » (concl. de M. Berget sur la décision commentée) permet au moins de contrôler la conformité de l’acte dérivé que constitue le décret avec l’acte primaire qu’est la convention. Il est ainsi admis qu’un recours contentieux est possible contre les actes administratifs dérivés et d’exécution des conventions internationales.
25Cette décision a d’ailleurs eu une influence considérable, la jurisprudence tendant à admettre de plus en plus que certains actes sont détachables des relations internationales. Cette évolution conduit à se demander si la théorie de l’acte de gouvernement correspond aujourd’hui encore pleinement au droit positif, d’autant plus que les arrêts pertinents, sauf rares exceptions (T. confl., 24 juin 1954, Barbaran, Lebon 712 ; CE, ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, no 55049, Lebon 143), n’emploient pas l’expression « acte de gouvernement ». Surtout, le contrôle sur les actes relevant des relations extérieures de la France n’a cessé de s’étendre.
B. – L’extension du contrôle sur les actes liés aux conventions internationales
26La faille ouverte dans la théorie des actes de gouvernement par la décision Dame Caraco n’a cessé de croître. Dans le sillage des jurisprudences Société des cafés Jacques Vabre* et Nicolo*, les juridictions nationales ont étendu leur contrôle au point de devenir les juges de la régularité de l’introduction des traités en droit français, contrôlant la procédure de ratification ou d’approbation, conformément aux conditions posées par la Constitution.
27Dès la décision Villa (préc.), la Haute Juridiction a accepté de vérifier l’existence d’un acte de ratification et d’approbation. Et, si elle refusait initialement de contrôler la régularité de cet acte, son contrôle s’est progressivement étendu. Par exemple, dans l’affaire Société Navigator*, le Conseil d’État s’est reconnu compétent pour contrôler la compétence de l’autorité procédant à la ratification et a jugé que, pour les accords en forme simplifiée, la signature du décret de publication par le président de la République valait en même temps ratification (CE, ass., 13 juill. 1965).
28Par la suite, le Conseil d’État a accepté de contrôler le respect des articles 53 et 55 de la Constitution, vérifiant si l’accord figure parmi ceux qui ne peuvent être ratifiés qu’en vertu d’une loi et, le cas échéant, si l’autorisation législative est intervenue (CE, ass., 18 déc. 1998, SARL Parc d’activités de Blotzheim*). La Cour de cassation a suivi le même mouvement, vérifiant également les conditions constitutionnelles d’introduction du traité dans le droit français (Civ. 1re, 29 mai 2001, Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar (ASECNA), no 99-16.673, Bull. no 149, p. 97). La Cour de cassation s’est, en l’espèce, reconnue compétente pour vérifier la régularité de la ratification d’un accord franco-sénégalais du 16 février 1994, relatif aux mesures d’exécution de décisions exéquaturées.
29Par ailleurs, alors que les actes de gouvernement ne peuvent d’ordinaire donner lieu à une mise en jeu de la responsabilité pour faute de l’État, le Conseil d’État a admis qu’une action en responsabilité sans faute puisse être menée dans le cas d’une rupture d’égalité devant les charges publiques à raison d’un traité international (CE, ass., 30 mars 1966, Compagnie générale d’énergie radioélectrique, no 50515, Lebon 257) dans la lignée de la décision Société anonyme des produits laitiers « La Fleurette » (CE, ass., 14 janv. 1938, no 51704, Lebon 25). L’admission de la responsabilité implique, dès lors, la possibilité d’un recours, même concernant les actes de gouvernement.
30Enfin, les traités constituent depuis longtemps, en application des Constitutions de 1946 et 1958, une source de la légalité nationale : les requérants sont donc recevables à invoquer leur violation par un acte administratif au même titre que la violation de la loi, ouvrant dès lors encore davantage le champ de la compétence du juge administratif (CE, ass., 30 mai 1952, Dame Kirkwood, no 16690, Lebon 291).
31Les juridictions judiciaires et administratives exercent un contrôle sur les conventions internationales et leur respect, qui n’a cessé de s’accroître. Elles font aujourd’hui pratiquement figure de juge de droit commun de ces normes, au même titre que pour les dispositions d’origine nationale. Cette évolution est conforme au développement de l’État de droit et à l’extension du principe de légalité. Elle ne peut qu’être saluée, la théorie des actes de gouvernement étant difficilement conciliable avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, en particulier, avec le droit à un recours effectif.