Les grandes décisions de la jurisprudence française de droit international public
Table des matières
À la mémoire de Guy Carcassonne.
PRÉFACE
Ce recueil des « grandes décisions de la jurisprudence française de droit international public » arrive à point nommé. Le moment était venu, en effet, de faire le bilan – certes provisoire – de l’abondante jurisprudence développée par nos juridictions nationales en ce qui concerne la mise en œuvre des normes d’origine internationale dans l’ordre juridique interne. Il y a dix ou quinze ans, c’eût été prématuré. Quelques années de plus, et le lecteur se fût impatienté. C’est donc au moment opportun que le Centre de droit international de l’Université de Nanterre a conçu l’idée, sous la direction éclairée du Professeur Alain Pellet et de Mme Alina Miron, de réaliser ce recueil de décisions commentées et de convaincre l’éditeur de la prestigieuse série des « Grands Arrêts » de lui faire une place au sein de la collection.
Le développement spectaculairement rapide de la jurisprudence dans la matière considérée ressort dès le premier coup d’œil donné à la table des matières du présent ouvrage. Sur les 58 décisions choisies – avec une part inévitable de subjectivité, mais un grand discernement – pour y figurer, 24 ont été rendues au cours de ces 10 dernières années, 12 au cours de la décennie précédente, 15 autres au cours des vingt années qui ont suivi la fameuse décision du Conseil constitutionnel relative à la loi sur l’interruption volontaire de grossesse en 1975, qui marque le début d’un processus dont le rythme n’a fait, dès lors, que s’accélérer.
Les raisons de cette place croissante occupée par les normes d’origine internationale dans l’ordre juridique interne, et du développement corrélatif de la jurisprudence interne relative aux conditions dans lesquelles ces normes déploient leurs effets dans cet ordre juridique, sont connues et il n’est guère besoin d’y insister : le droit international connaît une expansion considérable, notamment sous sa forme conventionnelle et sous celle du droit dérivé des organisations internationales ; son contenu a connu une mutation significative, en ce que les obligations qu’il crée intéressent de plus en plus la situation des individus au sein des États – et par suite se rapportent à l’office du juge interne – et non plus exclusivement les rapports inter-étatiques ; des juridictions internationales, et notamment européennes, développent leurs jurisprudences relativement à la portée et au contenu des obligations internationales, dont le juge interne doit tenir compte, même s’il peut lui arriver de prendre quelques distances avec elles.
Cependant, le titre de l’ouvrage pourrait prêter à discussion, et on ne doute pas que les auteurs ont longuement hésité avant d’arrêter leur choix. Existe-t-il une « jurisprudence française de droit international public » ? Une jurisprudence ? Le singulier est-il mieux approprié que le pluriel, pour un pays dont le système juridictionnel se caractérise par la coexistence de trois cours suprêmes dont aucune ne peut imposer sa volonté aux deux autres ? Le droit international public ? Mais englobe-t-il, comme le sommaire de l’ouvrage le laisse supposer, le droit de l’Union européenne, et n’aurait-il pas fallu soit exclure ce dernier du champ de l’étude, soit modifier le titre pour y faire apparaître un droit de l’Union distinct du droit international ? Et enfin, en quel sens cette jurisprudence est-elle « française » ? Veut-on dire seulement par là que l’on étudie les décisions rendues par les juridictions françaises au sujet du droit international, ou bien, plus fondamentalement, que la jurisprudence dont il est question ici appartient au droit interne et obéit d’abord aux prescriptions constitutionnelles ?
À la réflexion, il nous semble que le titre de l’ouvrage a été bien choisi et que les partis pris qui transparaissent dans l’ensemble de ce travail – quoique son caractère collectif conduise parfois à des approches un peu différentes, d’un auteur à l’autre, sur certains points – doivent être approuvés.
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On ne saurait trop féliciter les auteurs d’avoir préféré le singulier au pluriel pour se référer à la jurisprudence française. S’il est inévitable qu’il y ait quelques nuances séparant les positions adoptées respectivement par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation, et que des divergences soient apparues qu’il a fallu un certain temps pour résoudre, il est clair que ce qui frappe l’observateur qui examine aujourd’hui le tableau d’ensemble, c’est l’unité et la cohérence de la jurisprudence bien plus que la diversité et l’originalité des approches.
La décision du Conseil constitutionnel de 1975 relative à la loi sur l’interruption volontaire de grossesse a connu une postérité que ses auteurs, sans doute, n’avaient ni prévue ni désirée. Il n’empêche qu’elle a été (combinée à d’autres facteurs) à l’origine du contrôle de conformité des lois aux traités exercé par les juridictions ordinaires. Et le Conseil constitutionnel s’est bien gardé, depuis les arrêts Jacques Vabre de la Cour de cassation et Nicolo du Conseil d’État, de renverser sa jurisprudence en vue de se réapproprier un terrain occupé par d’autres après qu’il l’eut délaissé. Ce faisant, il a sagement œuvré à l’harmonie jurisprudentielle.
De même, par son arrêt Nicolo, le Conseil d’État a rejoint la position adoptée quatorze ans plus tôt par la Cour de cassation, et n’en a pas varié depuis. Il est vrai que le pas du contrôle de conventionnalité des lois était plus difficile à franchir pour le juge administratif, juge de la légalité des actes du gouvernement et de l’administration, lesquels sont constitutionnellement chargés de l’exécution des lois.
Enfin, le lien est évident entre la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 10 juin 2004 sur la loi pour la confiance dans l’économie numérique et l’arrêt rendu trois ans plus tard par l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État dans l’affaire Arcelor. Les questions soulevées étaient substantiellement les mêmes (comment assurer la prééminence des règles de valeur constitutionnelle à l’égard des actes législatifs et réglementaires, lorsque ceux-ci sont pris en vue de transposer des directives communautaires ?) et les réponses apportées par les deux Hautes juridictions frappent par leur similitude – volontaire – qui n’exclut pas certaines nuances d’approche.
On pourrait multiplier les exemples (que l’on songe aux rapprochements des positions de la Cour de cassation et du Conseil d’État en matière d’interprétation juridictionnelle des traités ou d’effet direct), qui démontrent la ferme volonté de nos trois cours suprêmes d’harmoniser les solutions qu’elles adoptent. Si bien qu’aujourd’hui, le tableau d’ensemble donne une impression d’harmonie et que les divergences qui subsistent – et qu’il n’est certes pas inutile de relever et de commenter – apparaissent mineures.
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Une présentation de la jurisprudence française de droit international public n’aurait pas pu laisser en dehors d’elle le droit de l’Union européenne, pour deux raisons majeures.
La première et la plus fondamentale, c’est que le droit de l’Union européenne est une composante du droit international public. Cela n’est pas vrai seulement lorsque l’on considère les accords conclus par l’Union européenne, personne juridique de droit international, avec les États tiers. C’est aussi vrai du droit dit « interne » de l’Union européenne. Les traités qui composent le droit primaire, quoiqu’on leur applique parfois une terminologie d’inspiration constitutionnaliste, sont et restent des traités au sens le plus classique du droit international, et les règlements, directives et décisions qui composent le droit dérivé relèvent aussi de catégories que le droit international n’ignore pas. Le droit de l’Union européenne est donc une composante du droit international dotée d’un haut degré d’originalité, certes, mais du droit international tout de même.
La seconde raison pour laquelle le présent ouvrage devait faire une place, comme il l’a fait, au droit de l’Union européenne, est que celui-ci, tel qu’il a été interprété par la Cour de justice de Luxembourg, a exercé une puissante influence sur la manière dont les juridictions françaises ont appliqué le droit international en général, c’est-à-dire bien au-delà des limites du droit de l’Union lui-même.
On ne saurait trop insister sur l’effet d’« entraînement » ou de « contagion » que le droit communautaire a produit sur la manière dont les juridictions internes des États membres – et notamment les juridictions françaises – ont conçu les effets juridiques des normes d’origine externe dans les ordres juridiques internes. D’un côté, ces juridictions ont admis que le droit de l’Union européenne (ex-communautaire) comportait des caractères spécifiques qui le distinguaient – tout particulièrement dans ses rapports avec le droit d’origine nationale – du droit international général. Mais en même temps, elles n’ont pas voulu que le régime juridique applicable au droit de l’Union soit radicalement différent, dans ses rapports avec le droit interne, de celui applicable au reste du droit international, l’un et l’autre procédant en dernière analyse, selon elles, des prescriptions constitutionnelles. De telle sorte que, sauf lorsqu’il existait de puissants motifs pour qu’il en aille autrement, la jurisprudence interne a eu tendance à étendre au-delà de leur domaine propre les solutions applicables au droit communautaire – c’est-à-dire rendues obligatoires, pour celui-ci, par la jurisprudence de la Cour de justice de Luxembourg.
Le meilleur exemple de ce qui précède – et le plus important par ses conséquences – peut être tiré de la jurisprudence sur la primauté. On a dit plus haut que la décision du Conseil constitutionnel de 1975 avait été l’un des facteurs expliquant les arrêts Jacques Vabre de la Cour de Cassation et Nicolo du Conseil d’État. Mais on peut être sûr que la position adoptée par le Conseil constitutionnel n’aurait pas suffi à convaincre le juge judiciaire et le juge administratif de la nécessité de remettre en cause leurs jurisprudences classiques, ancrées dans une culture séculaire de soumission au pouvoir législatif, même avec l’appui de l’article 55 de la Constitution dont la rédaction n’est pas exempte d’ambiguïté, s’il n’y avait eu en même temps l’obligation de s’incliner, bon gré mal gré, devant l’injonction du juge communautaire. Dès lors que le juge français était invité à écarter l’application des lois contraires au droit communautaire, et qu’il ne pouvait plus longtemps résister à cette invitation pressante, il ne lui était guère possible de maintenir l’immunité juridictionnelle de la loi contraire à un traité « ordinaire » mais postérieure à celui-ci, au nom de la séparation des pouvoirs.
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Il est cependant un point sur lequel les juridictions françaises n’ont pas accepté de suivre la Cour de justice, même dans le domaine régi par le droit de l’Union européenne : c’est l’affirmation d’une prétendue primauté du droit de l’Union sur les normes internes de rang constitutionnel, et l’obligation corrélative qu’aurait le juge interne d’écarter celles-ci en cas de contrariété avec celui-là.
Nos trois cours suprêmes, en effet, affirment la prééminence de la Constitution dans l’ordre juridique interne, ce qui signifie que la Constitution l’emporte – en théorie tout au moins – sur toute autre norme ou règle applicable dans cet ordre juridique, et cette affirmation n’exclut ni le droit international « ordinaire » ni – même – le droit de l’Union européenne. La prééminence de la Constitution est affirmée en des termes presque identiques par l’arrêt Sarran du Conseil d’État (1998), l’arrêt Fraisse de la Cour de cassation (2000), et la décision du Conseil constitutionnel relative au traité établissant une Constitution pour l’Europe (2004).
Cette affirmation procède de l’idée selon laquelle l’autorité de toute règle de droit déployant ses effets dans l’ordre juridique interne procède, directement ou indirectement, de la Constitution. Il n’y a donc de réception d’un droit d’origine externe au sein de l’ordre juridique national que si, et pour autant que, le constituant l’a voulu. En d’autres termes, le droit international ne tire pas ses effets internes de sa propre autorité, mais du droit interne lui-même tel que l’organise sa norme suprême.
En ce sens, la jurisprudence dont il est rendu compte dans les pages qui suivent est bien une jurisprudence « française », c’est-à-dire qu’elle relève du droit national et qu’elle ne vise pas, essentiellement, à traduire des exigences qui seraient dictées par le droit international.
On rencontre ici la fameuse querelle du « monisme » et du « dualisme », sur laquelle on peut disputer à l’infini, pour la raison principale que ces termes – et le couple qu’ils constituent – peuvent être employés dans des sens très différents.
En un premier sens, le monisme et le dualisme désignent deux conceptions théoriques des rapports entre le droit international et les droits nationaux, la première postulant l’existence d’un ordre juridique unique englobant les normes d’origine internationale et les normes d’origine interne, la seconde fondée sur la distinction des ordres juridiques, chacun étant souverain pour décider quelles normes s’appliquent en son sein, et selon quelle hiérarchie. Ainsi entendus, le monisme et le dualisme appellent un simple constat : si une partie de la doctrine adhère à la théorie moniste – pour autant qu’elle soit indifférente à la réalité – le droit positif est dualiste, non seulement en France mais dans la quasi-totalité des systèmes juridiques du monde.
Cependant, dans un second sens, on sait que le monisme et le dualisme désignent couramment des modalités d’articulation des normes d’origine externe avec les normes d’origine interne au sein de l’ordre juridique national, modalités qui sont définies par des règles ayant rang constitutionnel (donc des règles du droit national). On qualifiera alors de moniste le système juridique dans lequel la Constitution décide d’incorporer en principe les normes d’origine internationale, ou certaines d’entre elles, dans l’ordonnancement interne, en leur conférant des effets sans même que soit nécessaire l’adoption, à cette fin, de dispositions nationales de transposition.
C’est en ce sens, mais en ce sens seulement, que la Constitution française, et la jurisprudence fondée sur elle, peuvent être dites monistes. Mais on voit bien que le « monisme constitutionnel » ainsi défini ne peut attribuer aux normes internationales ni les effets complets qu’elles produisent en droit international – la théorie de l’effet direct et l’amputation qui en découle, en l’état actuel de la jurisprudence, quant à l’efficacité de l’obligation internationale dans l’ordre interne en fournissent une bonne illustration – ni la primauté absolue que prônent les tenants du monisme pur (et les juges de Luxembourg), puisqu’en tout cas le juge interne n’acceptera pas d’écarter une prescription constitutionnelle au motif de la prévalence d’une obligation internationale. On sait toutefois, quant à ce dernier aspect, que dans la pratique la délicate question des rapports entre obligations internationales et règles constitutionnelles est habilement résolue, dans la jurisprudence française, d’une part par l’interprétation neutralisante qui permet de concilier au mieux celles-ci avec celles-là, d’autre part par la présomption (quasi-irréfragable) de conformité à la Constitution des traités internationaux entrés en vigueur.
Les réflexions qui précèdent sont loin d’épuiser la complexité des questions abordées par les décisions qui figurent dans le présent recueil et éclairées par les commentaires qui s’y rapportent. Et comme il n’y a pas, en droit, de vérité éternelle, il ne faut pas douter que la jurisprudence française en la matière continuera à se développer dans des directions partiellement imprévisibles, et dont les futures éditions de cet ouvrage auront à rendre compte.
Ronny Abraham
Conseiller d’État,
Juge à la Cour internationale de Justice
AVERTISSEMENT
Longtemps les juges français, qu’ils soient constitutionnels, administratifs ou judiciaires ont été très largement imperméables au droit international public et l’inspiration moniste des Constitutions de 1946 et 1958 n’y a pas changé grand-chose – jusqu’au « déclic » qu’a été la décision du Conseil constitutionnel dans l’affaire IVG et à l’onde de choc qui s’en est suivie, qu’ont illustrée les arrêts Cafés Jacques Vabre de la Cour de cassation et Nicolo du Conseil d’État. Depuis le mouvement s’est accéléré et les juridictions françaises des trois ordres se sont montrées de plus en plus réceptives aux normes d’origine internationale, conventionnelles et, dans une moindre mesure, coutumières ou institutionnelles. Elles y ont été largement incitées par les exigences du droit européen.
Du coup, les « grandes décisions de la jurisprudence française de droit international public » se sont succédé à un rythme de plus en plus rapide depuis le début du siècle. C’est ce qui nous a donné l’idée de cet ouvrage, qui, conformément à la formule éprouvée des « Grands Arrêts », réunit les commentaires de celles de ces décisions qui nous ont semblé soit les plus emblématiques, soit les plus à même d’illustrer les étapes de cet éveil des juges français à l’internationalisation du droit et, au-delà, aux exigences de la mondialisation. Au demeurant, quelques-unes de ces décisions se sont imposées « faute de mieux » : elles traitent d’aspects intéressant le droit international public, mais elles ne tranchent pas de manière définitive un point de droit ni même ne déterminent « un progrès, une évolution ou un revirement durable de la jurisprudence sur un point important ou au moins notable »pan>. La « grandeur » de ces décisions est ainsi suspendue à l’apparition de solutions plus affirmées qui viendront à être données aux problèmes juridiques qu’elles abordent.
Comme le disait Guy Braibant dans la célèbre conférence dans laquelle il tentait de répondre à la question « Qu’est-ce qu’un grand arrêt ? », « [c]hacun peut choisir ses grands arrêts ; il n’y a pas de définition certaine et juridique du "grand arrêt" »pan>. Ceci laisse place à une large subjectivité – limitée cependant en partie en l’espèce du fait que la liste des décisions retenues a été discutée au sein du Centre de Droit international de Nanterre (CEDIN), sous les auspices duquel le présent ouvrage est publié.
Ce caractère collégial est sans doute la marque distinctive de cet ouvrage qui, contrairement aux grands arrêts classiques – et d’abord à l’irremplaçable « GAJA » – n’est pas le fait de quelques auteurs (parfois d’un seul), mais d’un centre de recherche universitaire, particulièrement actif et dynamique, auquel la très grande majorité des 48 auteurs, épaulés par quelques « grandes plumes » de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, appartient ou a appartenu. L’une, cependant, manque à l’appel : celle de Guy Carcassonne, qui avait accepté de commenter la décision IVG du Conseil constitutionnel. Nous dédions cette première édition à sa mémoire.
La multiplicité des auteurs a entraîné une autre caractéristique des présentes « grandes décisions » : alors que les ouvrages similaires s’efforcent en général à l’unité de ton et à la « neutralité » (existe-t-elle ?), nous avons laissé les auteurs libres d’exprimer des opinions (éventuellement contradictoires) sur les jurisprudences commentées, notre rôle se bornant à éviter, autant que faire se peut, d’excessives répétitions et, surtout d’importantes lacunes. Nous remercions vivement les contributeurs d’avoir – presque tous – accepté nos suggestions de très bonne grâce.
Sur un plan plus pratique, le présent ouvrage se distingue aussi de ses illustres prédécesseurs par le rejet dans l’index de la jurisprudence, préparé avec minutie par Jean-Rémi de Maistre, de l’ensemble des commentaires et notes relatifs à la jurisprudence citée. Dans le texte même des observations nous nous sommes bornés à mentionner le numéro de pourvoi ou de requête des décisions commentées pour en faciliter l’identification sur le site Légifrance et la référence de leur publication officielle qu’il s’agisse de la jurisprudence française (Recueil des décisions du Conseil constitutionnel, Lebon ou Bulletin des arrêts de la Cour de cassation), européenne ou internationale.
Si une décision citée dans les observations fait par ailleurs l’objet d’un commentaire dans le présent ouvrage, elle est indiquée par un astérisque. Chaque commentaire est suivi d’une bibliographie succincte portant sur les questions essentielles abordées dans la décision (ou, dans de rares cas, les décisions commentées).
La présente édition est à jour au 31 août 2014.
A.P./A.M.
LISTE DES AUTEURS
Bénédicte Beauchesne
Maître de conférences en droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Affef Ben Mansour
Avocate au Barreau de Paris,
docteur en droit
Myriam Benlolo Carabot
Professeure de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Jean-Sylvestre Bergé
Professeur de droit public à l’Université Jean Moulin – Lyon 3
Régis Bismuth
Professeur de droit public à l’Université de Poitiers
Pierre Bodeau-Livinec
Professeur de droit public, Université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis
Julien Boissise
Doctorant à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Clémentine Bories
Maître de conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Caroline Breton
Doctorante et ATER à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Véronique Champeil-Desplats
Professeure de droit public à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense (CTAD)
Anne-Laure Chaumette
Maître de conférences HDR à l’Université Paris Ouest Nanterre
La Défense (CEDIN)
Régis Chemain
Maître de conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Patrick Daillier
Professeur émérite de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Olivia Danic
Maître de conférences à l’Université de Nîmes,
membre du CHROME,
membre associée du CEDIN
Jean-Marie Denquin
Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CTAD)
Manuel Devers
Doctorant en droit public à l’École de droit de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Jeanne Dupendant
Doctorante à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Marina Eudes
Maître de conférences HDR à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CREDOF, membre associé du CEDIN)
Mathias Forteau
Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense,
membre de la CDI (CEDIN)
Adrien Foulatier
Doctorant contractuel de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Olivier de Frouville
Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris II),
membre de l’Institut universitaire de France
Victor Grandaubert
Doctorant contractuel de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Sophie Grosbon
Maître de conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Philippe Guttinger
Maître de conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Nabil Hajjami
Maître de conférences à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Laurent Heisten
Doctorant à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Erika Hennequet
ATER à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Élodie Husson
Doctorante à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Lucie Laithier
Doctorante à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Marianne Lamour
ATER à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Franck Latty
Professeur à l’Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité (CEDIN)
Ludovic Legrand
Doctorant à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Danièle Lochak
Professeur émérite de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CREDOF)
Stéphanie Millan
Docteure en droit,
secrétaire générale du CEDIN
Alina Miron
Docteure en droit,
chercheuse au CEDIN
Daniel Müller
Docteur en droit,
Consultant en droit international (CEDIN)
Camille Papinot
Doctorante à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Olivier Peiffert
Maître de conférences en droit public,
Université Sorbonne Nouvelle (Paris III),
Intégration et coopération dans l’espace européen
Alain Pellet
Professeur émérite de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense,
ancien membre et ancien président de la CDI,
ancien directeur du CEDIN
Romain Piéri
Avocat au Barreau de Paris (CEDIN)
Benjamin Samson
Doctorant à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN),
Consultant en droit international
Audrey Soussan
Docteure en droit,
avocate au Barreau de Paris (CEDIN)
Lisa Stefani
Doctorante à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (CEDIN)
Jean-Marc Thouvenin
Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense,
directeur du CEDIN
Arnaud Tournier
Docteur en droit (CEDIN)
Sébastien Touzé
Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II),
secrétaire général de l’Institut international des droits de l’homme
Muriel Ubéda-Saillard
Professeure à l’Université de Lille 2
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COUR DE CASSATION
Contrôle de conventionnalité – Dualisme/Monisme – Hiérarchie des normes – Invocabilité des normes internationales – Primauté des lois sur les traités
Civ., 15 juill. 1811, Dame Champeaux-Grammont
(S. 1811. 3. 377, no 66, Bull., p. 162 ; Recueil général des lois et des arrêts en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public, tome 11, 1re partie, 1811, comm. J. B. Sirey, p. 301-312)
ARRÊT
Attendu, sur les deuxième, et troisième moyens pris de la violation de la chose jugée en Russie, que si, d’après l’article 121 de l’ordonnance de 1629, les jugemenspan> étrangers sont sans autorité en France, et n’empêchent pas les Français qu’ils ont condamnés, de débattre leurs droits comme entiers par-devant leurs juges, la disposition de cet article cesse quand il existe quelque loi politique ou quelque traité qui accorde en France à ces jugemens l’autorité de la chose jugée ;
Que cette exception est consacrée par la disposition de l’article 2123 du Code Napoléon, qui déclare les jugemens susceptibles d’hypothèque en France, sans qu’il soit besoin de les faire déclarer exécutoires par un tribunal français, lorsqu’il existe des dispositions contraires dans les lois politiques ou dans les traités ;
Attendu que, dans l’espèce, il existait, sous la date du 31 décembre 1786 - 11 janvier 1787, un traité de commerce entre la France et la Russie, qui, notamment dans le cas où un Français décédé en Russie y a laissé des biens, attribue, par son article 16, aux tribunaux du pays, généralement et sans aucune sorte de distinction, le pouvoir de juger, selon leurs lois, tous les débats auxquels la propriété de ces biens peut donner lieu, soit entre Français et Russes, soit entre Français seulement, et même dans le cas où, dans le procès,- il s’agiterait incidemment à ce débat sur la propriété une question d’état civil, et leur confère par suite, le cas y échéant, autorité de chose jugée en France, comme si les jugemens avaient été rendus par des tribunaux français ;
Et que c’est en exécution de cet article 16, alors encore en vigueur, ainsi qu’il résulte d’une lettre officielle du ministre des Relations extérieures de France, du 26 juin dernier, que les tribunaux russes ont, par leurs jugemens des 11 septembre 1803, 18 janvier et 11 mai 1804, envoyé, conformément à leurs lois, la dame Champeaux-Grammont et Alexandrine Cardon, sa fille, en possession des biens que feu Cardon, décédé en Russie, y avait laissés ;
Attendu que ceux de ces jugemens rendus, en 1804, souverainement et en dernier ressort par l’influence, de ce traité, devaient avoir et avaient effectivement en France la même autorité de la chose jugée que s’ils étaient émanés des tribunaux français ;
Qu’en conséquence il n’était permis, ni aux frères Cardon de débattre en France, comme s’ils étaient entiers, leurs droits dans la succession de leur frère pour ce qui en avait été réglé par les tribunaux russes en 1803 et 1804, ni aux tribunaux français de les juger de nouveau ;
Que néanmoins ils ont débattu de nouveau leurs droits devant ces derniers tribunaux, et la cour d’appel de Paris a pris connaissance de ce nouveau débat ;
Et qu’en le faisant et en jugeant, sur-toutpan> dans un sens contraire à ce qui avait déjà été décidé souverainement et en dernier ressort, en 1804, par les tribunaux russes, cette cour a tout-à-la-fois* violé l’article 16 du Traité de commerce, et les articles 2123 et 1351 du Code Napoléon, ci-dessus cités ;
[Cassation].
OBSERVATIONS
1La place du droit international dans l’ordre juridique interne est une des questions les plus débattues par les théoriciens du droit. La réponse à cette question n’est pas anodine, puisqu’elle a des répercussions considérables non seulement sur la cohérence des normes au sein d’un ordre juridique, mais aussi sur le rôle du juge qui peut être amené à contrôler la norme internationale et/ou la compatibilité entre norme internationale et norme interne. Tous ces éléments ont évolué remarquablement au cours des deux derniers siècles, comme le démontre l’étude du premier arrêt rendu par la Cour de cassation qui reconnaissait au droit international une valeur législative.
2En l’espèce, après s’être installée avec le sieur Millet, son époux, de nationalité française, en Russie, la dame Champeaux-Grammont y a fait prononcer son divorce, avec le consentement de celui-ci, le 27 mars 1800. L’ambassadeur de Russie en a pris acte dans un certificat du 28 juin 1809. Ce même certificat constatait que la dame Champeaux-Grammont avait épousé son second époux, le sieur Cardon, citoyen français, en 1801, toujours en Russie. Ce mariage a été, tout comme le divorce qui le précédait, conforme aux usages locaux. En l’an X (1801-1802), les époux se sont installés à Paris où la dame Champeaux-Grammont a accouché d’une fille. Pendant la même période son époux a rédigé son testament, selon lequel il a légué les deux tiers de ses biens à son épouse. Un peu plus tard, il est retourné en Russie, où il est mort le 20 ventôse an XI et où il a laissé la majeure partie de sa fortune. Après avoir pris connaissance du décès de son époux, la veuve s’est fait nommer tutrice de sa fille et, en tant que légataire des deux tiers des biens de son époux, elle s’est fait envoyer en France les biens de son époux qui se trouvaient encore en Russie. En même temps, Hyacinthe Cardon, le frère du défunt, alors à Saint-Pétersbourg, a fait, comme héritier, apposer les scellés et procéder à l’inventaire par le consul de France. Cependant, le consul de France s’y est opposé en défendant les intérêts de la veuve et de la fille du défunt. C’est pourquoi le frère du défunt déclina, en son nom et probablement celui de ses frères, la compétence du consul et invoqua, en vertu du Traité de commerce de 1787, entre la France et la Russie, la compétence des tribunaux russes, auxquels il demanda, comme héritier, la reconnaissance de cette hérédité. Après être retournée en Russie, la veuve intervint dans la contestation et exigea que l’héritage lui fût délivré. Ceci fut contesté par le frère du défunt qui prétendit que la dame Champeaux-Grammont et sa fille n’étaient pas respectivement l’épouse ni l’enfant légitimes de son frère. En effet, il dénie l’existence et la validité du divorce et ainsi du testament en cause.
Le 11 septembre 1803, le tribunal aulique de Saint-Pétersbourg adjugea la succession à la veuve. Cette décision fut confirmée en appel par un jugement de la chambre de justice du 18 janvier 1804 et par une autre décision d’appel par le sénat dirigeant du 11 mai 1804. Cependant, ceci ne constituait pas la fin de la procédure. En effet, de nouveaux développements ont eu lieu en France.
3Avant son mariage avec la dame Champeaux-Grammont, le sieur Cardon était marié à la dame Pittenau, qui, en raison de ses droits contre son ex-époux, avait appelé les héritiers du défunt devant le tribunal de la Seine, pour faire valoir ses droits à l’égard de son ex-époux. À cet effet, les héritiers du sieur Cardon étaient cités devant le Tribunal de la Seine. Avant de pouvoir rendre un arrêt sur le litige portant sur les droits de la dame Pittenau à l’égard des héritiers, le tribunal devait contrôler les actes qui établissaient que la dame Champeaux-Grammont était l’épouse du sieur Cardon, alors que les héritiers du sieur Cardon contestaient la validité du mariage entre le défunt et la dame Champeaux-Grammont. Par un jugement du 10 mars 1807 du Tribunal de la Seine, ce mariage fut déclaré nul et la dame Champeaux-Grammont fut condamnée à délaisser tous les biens qui composaient l’héritage. Elle interjeta appel en se prévalant de la chose jugée en Russie. Selon elle, toutes les questions relatives à son divorce et son mariage ne pouvaient plus faire débat devant les juridictions françaises. De plus, elle soutint que son divorce du sieur Millet et son mariage avec le sieur Cardon ont été réalisés conformément aux formes admises en Russie et devaient ainsi, conformément à l’article 47 du Code Napoléon, avoir autorité en France. Les frères du défunt opposaient à cette argumentation l’article 121 d’une ordonnance de 1629, dite « code Michaut », adoptée sous le roi Louis XIII pour codifier et réformer le droit existant (v. J.-M. Carbasse, p. 202), aux termes duquel les Français condamnés par des jugements étrangers pouvaient débattre de nouveau leurs droits devant les tribunaux français. La chose jugée des jugements étrangers ne seraient pas opposable aux juridictions françaises. Ils maintenaient leur revendication que le mariage en cause était nul.
4La cour d’appel de Paris, par un arrêt du 11 février 1808 confirma le jugement de première instance et déclara nul le mariage en question. De même, la Cour constata la nullité du testament en cause. La dame Champeaux-Grammont forma un pourvoi en cassation en invoquant plusieurs moyens, dont l’un a été retenu par la Chambre civile de la Cour de cassation dans son arrêt du 15 juillet 1811. En effet, elle constata la violation de la chose jugée des jugements rendus en Russie. Ces jugements avaient autorité de chose jugée en France conformément à l’article 16 du Traité de 1787, entre la France et la Russie, selon lequel les jugements rendus en Russie ont la même autorité que les jugements rendus en dernière instance en France. Donc, en se fondant sur le Traité de 1787, la Cour de cassation écarta les dispositions de l’article 121 de l’ordonnance de 1629 et reconnut l’autorité de la chose jugée aux jugements rendus en Russie.
5Par son arrêt du 15 juillet 1811, la Cour de cassation estime que les normes de droit international public sont intégrées dans l’ordre juridique français et leur accorde la même valeur que celle reconnue aux lois (I). Elle formule également quelques considérations historiquement intéressantes sur le contrôle de conventionnalité des normes internes et, plus généralement, sur la compatibilité entre normes internes et normes internationales (II). Cette décision a ainsi une importance historique certaine, puisqu’elle constitue le point de départ d’un édifice jurisprudentiel remarquable.
I. – Réception du droit international dans l’ordre juridique interne
6L’arrêt du 15 juillet 1811 fonde la réception du droit international dans l’ordre juridique interne. À ce titre, deux aspects particuliers méritent une analyse plus approfondie, l’invocabilité des normes internationales (A) et la valeur de ces mêmes normes dans l’ordre juridique interne (B).
A. – L’invocabilité des normes internationales dans l’ordre juridique interne
7Dans l’affaire Champeaux-Grammont, le requérant a invoqué le Traité de commerce franco-russe conclu en janvier 1787 en tant que moyen de défense, dans l’objectif d’écarter les dispositions de l’ordonnance de 1629. En d’autres termes, une personne privée s’est prévalue des dispositions d’une norme internationale pour faire écarter les dispositions d’une norme interne. La Cour de cassation admet, pour la première fois, qu’une personne physique peut invoquer une norme internationale qui gère les relations interindividuelles. A priori les traités internationaux ne créent pas directement des droits dans le chef des particuliers, mais il se peut que des accords internationaux règlent les relations interindividuelles et soient ainsi invocables devant les juridictions nationales, comme l’a reconnu par la suite la Cour permanente de Justice internationale (CPJI) dans son avis consultatif du 3 mars 1928 relatif à la compétence des tribunaux de Dantzig : « On peut facilement admettre que, selon un principe de droit international bien établi, le Beamtenabkommen, accord international, ne peut, comme tel, créer directement des droits et des obligations pour des particuliers. Mais on ne saurait contester que l’objet même d’un accord international, dans l’intention des Parties contractantes, puisse être l’adoption, par les Parties, de règles déterminées, créant des droits et obligations pour des individus, et susceptibles d’être appliquées par les tribunaux nationaux. » (CPJI, avis consultatif, 3 mars 1928, Compétence des tribunaux de Dantzig, série B, no 15, p. 17-18).
8L’arrêt de la Cour de cassation anticipe ainsi l’avis consultatif de la CPJI sans d’ailleurs s’interroger sur la question de l’invocabilité ni sur ses fondements. Il faut en déduire que les traités internationaux qui visent à « créer directement des droits et des obligations pour des individus » peuvent être invoqués devant une juridiction de l’ordre juridique interne. Donc, au moins pour ce type de traités, il en résulte, pour le dire dans des termes plus modernes, que toute personne physique ou morale est habilitée à invoquer, le cas échéant, une norme de droit international public afin d’écarter une norme de l’ordre juridique interne. Cette invocabilité d’exclusion des normes internationales qui créent des droits et obligations pour les particuliers est donc ouverte aux individus, ce qui constitue un jalon dans l’intégration du droit international dans le droit interne (v. CE, ass., 11 avr. 2012, GISTI et FAPIL*).
9Sur quel fondement les particuliers sont-ils habilités à invoquer une norme du droit international ? Aux fins de l’arrêt commenté, la réponse à cette question repose dans les dispositions du Code Napoléon. En effet, ce code intègre le droit international dans le droit interne. Aujourd’hui de nombreuses constitutions disposent que le droit international fait partie intégrante du droit interne, de manière que la réception du droit international dans l’ordre juridique interne repose a priori sur une norme constitutionnelle. Sous le Premier Empire, donc à l’époque de l’arrêt en question, le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII, dit « Constitution de l’an XII », ne contenait aucune disposition relative à l’intégration du droit international dans l’ordre juridique interne. Cependant, cela ne signifie pas que le droit international n’était pas réceptionné dans le droit interne. En effet, cette réception du droit international passait indirectement par le Code Napoléon qui la consacrait dans son article 2123 qui dispose que « l’hypothèque ne peut pareillement résulter des jugemens rendus en pays étranger, qu’autant qu’ils ont été déclarés exécutoires par un tribunal français ; sans préjudice des dispositions contraires qui peuvent être dans les lois politiques ou dans les traités ». En citant les traités, l’article 2123 du Code Napoléon donnait une certaine valeur juridique interne aux normes conventionnelles, et habilitait les particuliers à s’en prévaloir pour écarter des normes de droit interne du moins dans le cas particulier visé par cette disposition. La Cour de cassation pouvait recevoir ce moyen fondé sur la contrariété de l’ordonnance de 1629 avec le Traité de commerce franco-russe, puisque le Code Napoléon prévoyait expressément que, dans ce cas au moins, les normes internes contraires aux traités devaient être écartées. Il pouvait donc être jugé en conséquence que toute personne privée pouvait invoquer une norme de droit international pour écarter une norme de droit interne.
10Au surplus, seule l’invocabilité d’exclusion, pour employer un concept un peu anachronique, est octroyée aux normes de droit international et consacrée par le présent arrêt. Les autres formes d’invocabilité du droit international public, dont, à titre d’exemple, l’invocabilité d’interprétation conforme, ne seront consacrées que plus d’un siècle plus tard (v. Civ. 22 déc. 1931, Sanchez*).
11La Cour de cassation appliqua donc l’article 16 du Traité de 1787 comme une norme de droit interne et écarta des dispositions législatives au profit de normes internationales réciproquement applicables au cas où la loi prévoit l’application d’un traité réglant la situation entre particuliers (v. dans ce sens, Civ. 6 avr. 1819, Comte de Vourey c/ Marquis de Sayve, Bull. no 24, p. 94). Mais se pose alors la question de savoir quelle est la place occupée par le droit international public dans l’ordre juridique interne.
B. – La valeur des normes internationales dans l’ordre juridique interne
12L’objectif des auteurs du Code civil était de réunir, de manière exhaustive, tout le droit applicable dans un seul code, de telle sorte que cette œuvre de codification aurait dû fournir une réponse à tout litige. Ainsi, pour les juristes de l’époque, il n’était pas anodin de conférer à une norme internationale la même valeur que celle qui était reconnue aux dispositions de cette œuvre majeure. En l’espèce, comme une disposition du Code Napoléon, donc une norme à valeur législative, introduit une norme du droit international public dans l’ordre juridique interne, ces normes ont forcément, tout au plus, la même valeur que la norme de réception, c’est-à-dire, en l’occurrence, une valeur législative au sein de l’ordre juridique interne. D’un point de vue purement logique, une norme inférieure ne peut fonder une norme de valeur supérieure ; l’inverse serait inconcevable et contraire à toute logique. C’est pourquoi le droit international public, ainsi que cela ressort de la décision en question, ne pouvait, à l’époque, avoir une valeur supra-législative. Mais disposer de la même valeur que le Code Napoléon n’était certainement pas rien à cette époque où s’était installé un véritable culte du Code civil.
13De plus, comme le Traité de commerce franco-russe de 1787 permit d’écarter les dispositions d’une ordonnance de 1629, le traité devait avoir au moins la même valeur que l’ordonnance en cause. Les ordonnances de l’Ancien Régime avaient une valeur législative (v. J.-M. Carbasse, p. 191), ce qui explique pourquoi la norme conventionnelle, selon l’arrêt en question, avait la même valeur que les lois. Ce faisant, la Cour de cassation faisait droit au raisonnement de la requérante qui avait soutenu qu’« un traité publié en France est une loi de l’État, qu’il oblige les tribunaux, qu’ils doivent l’appliquer d’office » (J. B. Sirey, p. 305).
14Quelques précisions doivent encore être apportées à ce qui précède. En effet, il faut souligner que, l’ordonnance de 1629 n’est pas écartée sur le fondement du principe lex posterior derogat priori, le traité ayant été conclu ultérieurement à celle-ci. On peut supposer que, même si le Traité de commerce avait été antérieur à l’ordonnance, il n’en aurait pas moins prévalu sur celle-ci. La date d’adoption d’une norme internationale était sans effet sur l’obligation d’écarter les normes internes contraires au droit international. Tel est du moins ce qui résulte de l’article 2123 du Code Napoléon, qui ne distingue pas entre les normes de droit international selon leur date d’adoption.
15Tous les éléments d’analyse qui précèdent peuvent être tirés de l’arrêt en question, mais il faut souligner que la Cour de cassation reste muette sur la motivation de la mise en œuvre des dispositions du Traité de commerce et la valeur législative qu’elle lui accorde. La Haute Juridiction ne se posait pas ces questions qui, à la lumière de l’évolution de la jurisprudence, semblent aujourd’hui si importantes. Toutes les questions que les juristes se posent actuellement sur les rapports de systèmes et la coexistence entre plusieurs ordres juridiques ne préoccupaient pas les juges de l’époque.
II. – La question de la compatibilité entre normes internes et internationales
16L’article 2123 du Code Napoléon donne donc une valeur législative aux normes internationales qu’il vise. Cependant, accorder une telle valeur à des dispositions normatives du droit international public signifie non seulement que ces normes sont intégrées en droit interne, mais aussi que les juges peuvent procéder, en quelque sorte, à un contrôle de compatibilité entre normes nationales et internationales. La Cour de cassation introduit un contrôle de conventionnalité indirect mais sans avoir procédé préalablement à un contrôle de la validité de la norme conventionnelle invoquée.
17Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation a écarté une norme interne qui n’était pas compatible avec une norme internationale car une autre norme de droit interne faisait sien le contenu d’une norme internationale. Cela signifie que la Haute Juridiction se reconnaissait compétente pour contrôler la compatibilité des normes internes aux normes écrites du droit international public à condition que la supériorité de celles-ci ait été expressément prévue par un texte juridique national. Cependant, il a fallu attendre l’arrêt Société « Cafés Jacques Vabre »* du 24 mai 1975 pour que la Cour de cassation admette le contrôle de conventionnalité direct, suite à l’adoption de la Constitution de 1958 et à la valeur supra-législative que son article 55 reconnaît aux traités.
18Selon la Cour de cassation, les arrêts rendus en Russie « avaient effectivement en France la même autorité de la chose jugée que s’ils étaient émanés des tribunaux français », de manière que ces arrêts eussent les mêmes effets en France que les arrêts rendus par une juridiction française. En principe, ceci n’a rien d’étonnant. Cependant, compte tenu de l’évolution du droit international privé, il y a une grande différence entre l’arrêt de 1811 et la pratique actuelle dans le domaine du droit international privé.
19En effet, aujourd’hui les juridictions françaises procèdent généralement à un contrôle minimal des arrêts rendus par des juridictions étrangères. Dans ce sens, elles contrôlent la compétence des juridictions étrangères et la conformité de l’arrêt à l’ordre public international (v. Civ. 1re, 20 févr. 2007, Cornelissen, no 05-14.082, Bull. no 68, p. 60 ; Civ. 1re, 8 juill. 2010, no 08-21.740, Bull. no 162, p. 153). Or, dans l’affaire Dame Champeaux-Grammont, aucun examen des arrêts rendus en Russie n’a été effectué par la Cour de cassation qui a considéré, qu’ils prenaient effet en France sans leur faire subir le moindre contrôle.
20Un tel contrôle n’a probablement pas été jugé utile par la Cour de cassation puisque, en vertu de l’article 2123 du Code Napoléon, les arrêts russes en cause sont intégrés directement dans l’ordre juridique français et y prennent effet sans qu’un contrôle de conformité à l’ordre public international ait été envisagé par le législateur.
21Une pénultième remarque peut être faite par rapport à l’arrêt du 15 juillet 1811 : la régularité et l’existence du Traité de commerce franco-russe ont été vérifiées par le ministre des Relations extérieures (v. J. B. Sirey, p. 305), conformément à une pratique qui a été maintenue jusqu’à l’arrêt du Conseil d’État du 29 juin 1990, GISTI* (v. aussi Civ. 1re, 19 déc. 1995, Banque africaine de développement, no 93-20.424, Bull. no 470, p. 327 ; Crim. 11 févr. 2004, no 02-84.472, Bull. crim. no 37, p. 150).
22Finalement, le présent arrêt met en œuvre les dispositions d’un traité bilatéral dont l’application avait été suspendue par un ukase de l’empereur de Russie, en date du 8 février 1793, et qui fut rétabli dans toutes ses dispositions par l’ukase du 8 octobre 1801, article 5, et l’ukase de Tilsitt du 7 juillet 1807, article 27. Ainsi toutes les relations de commerce furent rétablies comme avant la guerre (v. M. Walker, Collection complète, par ordre chronologique, des lois, édits, traités, ordonnances, déclarations et règlemens d’intérêt général, antérieurs à 1789, restés en vigueur…, t. 5, Paris, 1837, p. 442). En l’espèce, le divorce de la dame Champeaux-Grammont avait été prononcé par une juridiction russe en 1800, donc à un moment où le Traité de commerce franco-russe avait été suspendu. En principe, le traité n’était pas applicable à ce premier divorce, si bien que les juridictions françaises n’auraient pas dû donner effet à cette décision de justice. La dame Champeaux-Grammont aurait dû être considérée comme l’épouse du sieur Millet, de sorte qu’elle n’aurait pas dû être reconnue comme héritière du sieur Cardon. Mais, comme la Cour de cassation reconnaissait implicitement le jugement de divorce en accordant aux juridictions russes le droit de traiter les questions liées à l’état civil des parties, elle donna un effet rétroactif au traité en cause. L’effet suspensif de la guerre fut annihilé par la Cour de cassation, dans la mesure où la juridiction en question ne s’intéressait pas au jugement de divorce qui permettait le mariage avec le sieur Cardon et ainsi la procédure liée aux droits de succession qui donnait lieu à des arrêts de juridictions russes que la Cour de cassation a finalement validé en écartant les arguments du défendeur qui ne manquait cependant pas de poids d’après un commentateur autorisé de l’époque (v. J. B. Sirey, p. 305-311).
23D’un point de vue historique cet arrêt est fort intéressant : il marque les différences claires qui séparent la pratique jurisprudentielle actuelle et celle d’autrefois. Les énormes évolutions qui se sont produites dans la pratique jurisprudentielle en ce domaine, confirment, s’il en était besoin, que le droit n’est pas statique, mais évolue avec la société.
Laurent Heisten
Bibliographie
M. Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, tome 8e, 5e éd., Paris, 1827, § VII bis, p. 742-767, A. A. Ledru-Rollin, Journal du Palais, Jurisprudence française, Tome XI, F.-F. Patris, Paris, 1813, p. 412-414 ; M. Méjan, Recueil des causes célèbres et des arrêts qui les ont décidées, tome deuxième, seconde édition, Mame frères, Paris, 1808, p. 444-469 ; D. Dalloz (dir.), Jurisprudence du XIXe siècle, ou Recueil alphabétique des arrêts et décisions des cours de France et des Pays-Bas en matière civile, criminelle, commerciale et administrative, tome douzième, Bruxelles, 1830, p. 119-123 ; P. Challine, Le droit international public dans la jurisprudence française de 1789 à 1848, Domat-Montchrestien, 1934, 276 p. ; Ch. Rousseau, Principes généraux du droit international public, Volume 1, Pedone, 1944 (spéc. p. 410 et 570) ; J.-M. Carbasse, Manuel d’introduction historique au droit, 2e éd., PUF, Paris, 2002, 336 p.
Voir aussi dans cet ouvrage :
Civ. 22 déc. 1931, Sanchez, v. comm. no 4 ; Cass., ch. mixte, 24 mai 1975, Société « Cafés Jacques Vabre », v. comm. no 9 ; CE, ass., 29 juin 1990, GISTI, v. comm. no 17 ; CE, ass., 11 avr. 2012, GISTI et FAPIL, v. comm. no 55.
2
COUR DE CASSATION
Coutume internationale – Immunité de juridiction – Immunité d’exécution – Indépendance – Souveraineté (égalité)
Civ., 22 janv. 1849, Gouvernement espagnol c/ Lambège et Pujol
(Bull. no 7, p. 16 ; Recueil périodique et critique de jurisprudence, de législation et de doctrine en matière civile, commerciale, criminelle, administrative et de droit public, 1849, Paris, Dalloz, 1re partie, p. 5-10 ; Recueil général des lois et des arrêts : en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public, Paris, Sirey, 1849, 1re partie, p. 81-94, note L.M. Devilleneuve (versions numérisées disponibles sur Gallica))
ARRÊT
Attendu que l’indépendance réciproque des États est l’un des principes les plus universellement reconnus du droit des gens ; Que, de ce principe, il résulte qu’un gouvernement ne peut être soumis, pour les engagements qu’il contracte, à la juridiction d’un État étranger ; Qu’en effet, le droit de juridiction qui appartient à chaque gouvernement pour juger les différends nés à l’occasion des actes émanés de lui, est un droit inhérent à son autorité souveraine, qu’un autre gouvernement ne saurait s’attribuer, sans s’exposer à altérer leurs rapports respectifs ; Attendu que si l’art. 14 c. civ. autorise à citer devant les tribunaux français l’étranger qui a contracté des obligations envers un Français, cet article ne porte aucune atteinte au principe du droit des gens énoncé plus haut ; qu’il n’a trait qu’aux engagements privés contractés entre des citoyens appartenant à deux États différents et non aux engagements auxquels un État étranger a pu se soumettre envers un Français, ce qui s’induit très naturellement des termes mêmes de cet article et notamment de ce qu’il est placé dans un livre du Code civil qui traite exclusivement des personnes, et sous un chapitre dont les dispositions sont destinées à régler uniquement les droits civils de celles-ci ; Attendu, d’ailleurs, qu’avec quelque personne qu’un État traite, cette personne, par le seul fait de l’engagement qu’elle contracte, se soumet aux lois, au mode de comptabilité et à la juridiction administrative ou judiciaire de cet État ; Que les questions qui se rapportent au mode de vérification, à la liquidation ou à la saisie des créances d’un gouvernement sur des nationaux ou sur des étrangers, ne peuvent être résolues que par les règles du droit public de cet État, et, par conséquent, ne peuvent être jugées par des tribunaux étrangers ; Que, pour qu’une saisie faite en France de sommes appartenant à un État étranger, fût de nature à produire l’effet qui lui est propre, il faudrait que sa validité, une fois prononcée, pût libérer le tiers-saisi, mais qu’il ne saurait en être ainsi, puisque le gouvernement étranger n’étant pas tenu de reconnaître la décision de la juridiction qui aurait validé la saisie, pourrait toujours réclamer de son débiteur le payement de sa créance, réclamation qui exposerait le tiers saisi à payer deux fois ;
[Cassation].
OBSERVATIONS
1À l’origine de l’arrêt Gouvernement espagnol c/ Lambège et Pujol, une simple commande de souliers. Le gouvernement espagnol reçut en février 1837 les souliers commandés aux négociants français Lambège et Pujol et leur remit une lettre de change qu’ils endossèrent la même année afin de recevoir le paiement de cette commande auprès de l’intendant de la province d’Oviedo. Néanmoins, sur ordre du gouvernement espagnol, l’intendant refusa en mai 1839 le paiement et renvoya la lettre de change aux deux négociants. Les sieurs Lambège et Pujol formèrent alors en février 1844 une saisie-arrêt sur des sommes que devait un tiers, le sieur Balasque, au gouvernement espagnol. En effet, cet autre négociant français, résidant à Bayonne, avait été auparavant condamné par le juge français à verser des dédommagements au ministre des Finances d’Espagne.
2Ils notifièrent ensuite cette saisie au ministre des Finances espagnol et assignèrent le gouvernement espagnol devant le tribunal civil de Bayonne, dans l’objectif d’obtenir la déclaration de validité de cette saisie. En juillet 1844, le juge français donna raison, en première instance, aux deux négociants et ordonna au sieur Balasque de remettre ladite créance au sieur Casaux, liquidateur de la maison de commerce Lambège et Pujol. Le gouvernement espagnol interjeta appel mais contrairement aux vœux de l’appelant, la cour d’appel de Pau confirma le jugement en mai 1845 par les motifs suivants :
« Attendu que la souveraineté et l’indépendance respectives des gouvernements entre eux n’est d’aucune considération dans la cause ; qu’elle ne peut en rien gêner le droit de la partie de Touzet de se pourvoir conformément à la loi, pour parvenir au payement d’une dette légitime ; – Que les embarras supposés pour parvenir à l’exécution d’une décision portant condamnation ne sont d’aucun poids ; qu’ils n’ont rien de réel, si l’exécution a lieu en France ; que pour le cas où l’exécution devrait avoir lieu en Espagne, il n’y aurait sans doute aucune difficulté à se conformer aux règles admises dans chaque pays pour des cas analogues » (Pau, 6 mai 1845, S. 1849. 87).
3Débouté en appel, le gouvernement espagnol forma un pourvoi en cassation au motif que la cour d’appel aurait notamment violé le principe de l’indépendance réciproque des États dont découlent les immunités des États, ici, l’immunité de juridiction du gouvernement espagnol. La Cour de cassation appliqua pour la première fois la règle coutumière conférant l’immunité de juridiction au gouvernement étranger et donna raison au gouvernement espagnol en l’exemptant de la juridiction des tribunaux français et en reconnaissant la nullité de la saisie-arrêt. Le présent arrêt doit retenir l’attention à un double titre, quant à la prise en compte par le juge judiciaire de la coutume internationale (I) et quant à l’application de la règle coutumière de l’immunité de juridiction de l’État (II).
I. – La prise en compte par le juge judiciaire de la coutume internationale en droit interne
4Le juge judiciaire français se réfère à cette source du droit international public qu’est la coutume internationale (A). En revanche, il reste muet quant à l’identification du fondement lui permettant d’invoquer la coutume internationale devant lui (B).
A. – Un principe universellement reconnu du droit des gens : une référence à une règle coutumière internationale
5Le juge interne applique couramment le droit international conventionnel. Le juge judiciaire s’est également, plusieurs fois, référé, dès le XIXe siècle à des règles coutumières internationales anciennes pour trancher un litige (G. Teboul, « À propos du droit international non écrit : présence du passé devant le juge français aux XIXe et XXe siècles », Bibliothèques de l’école des chartes, 1998, t. 156, p. 155) ; et la doctrine de l’époque ne s’est jamais émue qu’un tribunal interne puisse appliquer l’« usage » ou le « droit coutumier » dans un litige à dimension internationale (G. F. Martens, Précis du droit des gens moderne de l’Europe, t. 1, Paris, J.-P. Aillaud, 1831, p. 225-226).
6Dans le présent arrêt, la Cour de cassation, certes, n’emploie ni le terme d’« usage » ni celui de « coutume » mais se réfère à ce qu’elle nomme « un principe le plus universellement reconnu du droit des gens ». Auparavant, dans un arrêt Viterbi c/ Totti (Cass., 6 avr. 1826, S. 1825-1827. 312), invoquant les « principes admis depuis des siècles par le suffrage unanime des nations, dans l’intérêt de l’ordre social », elle s’était déjà fondée, afin de résoudre un litige découlant d’une situation de conflit armée, sur une « coutume aussi ancienne qu’universelle, chez les peuples civilisés, et devenue une maxime incontestable du droit des gens », un « usage consacré par le droit public de l’Europe ». En vertu de cet usage, à moins qu’une dérogation conventionnelle existe, les faits, les actes, les contrats et les jugements intervenus entre les habitants avant ou pendant l’occupation d’un territoire par une puissance étrangère et revêtus du sceau de l’autorité publique demeurent obligatoires et exécutoires après le retrait de la puissance occupante (ibid., p. 314). Principes ou usages, la Cour, autant en 1826 qu’en 1849, se réfère véritablement à la coutume internationale.
B. – Le silence du juge quant au fondement employé pour se référer à la coutume internationale
7Dans l’ordre juridique interne, constate M. Abraham, tout procède de la norme constitutionnelle (R. Abraham, Droit international, droit communautaire et droit français, Paris, Hachette, 1989, p. 35.). Partant, la Constitution délimite le droit applicable du juge interne. Ainsi, le juge judiciaire français applique, désormais, la coutume internationale en vertu de la mention faite au respect du « droit public international » dans le 14e alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, préambule intégré au bloc de constitutionnalité. En revanche, en 1849, la Constitution du 4 novembre 1848, à l’instar des constitutions précédentes, ne mentionne ni la position ni la valeur de la coutume internationale dans la hiérarchie des normes de droit français. La Constitution instituant la IIe République se borne à donner compétence au président de la République pour négocier et ratifier les traités (art. 53). Et, pour sa part, la Cour de cassation reste muette quant à l’identification du fondement lui permettant de se référer à la coutume internationale. S’agissait-il exclusivement d’un fondement juridique ou le juge judiciaire s’est-il aussi fondé sur des considérations étrangères au droit ?
8Dans un premier temps, il semble que la Cour ait souhaité recourir directement à la règle de droit international en se fondant, tel son homologue anglais, sur la doctrine élaborée par le juriste anglais Blackstone en vertu de laquelle « the law of nations […] is held to be a part of the law of the land » (Sir W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England, livre IV, Oxford, Clarendon Press, 1765-1769, chap. 5). Dans l’arrêt Viterbi c/ Totti (préc.), le juge se référait déjà directement au « droit des gens » ou au « droit public de l’Europe ». En employant l’expression « universellement reconnu », le juge français renvoie à la fois à l’élément matériel et à l’élément psychologique de la coutume. En effet, d’une part, la Cour précise que le principe qu’elle invoque jouit d’une portée universelle, laissant penser qu’il vise une pratique suivie par l’ensemble des États soumis au droit des gens de l’époque. D’autre part, elle insiste sur cet acte de reconnaissance dont ce principe fait l’objet. Par conséquent, elle ne peut ignorer la coutume internationale, a fortiori, lorsqu’il s’agit d’un principe « incontestable de nation à nation » (L. M. Devilleneuve, S. 1849. 81).
9De plus, dans ses arrêts, la Cour n’indique pas que le droit français puisse renvoyer à la coutume ou organiser sa réception. Peut-on déceler ici les prémisses d’un monisme à la française ? Difficile de trancher ouvertement en ce sens même si d’autres indices peuvent venir soutenir cette interprétation. Par exemple, le paragraphe V du Préambule de la Constitution de 1848 disposait que la République française : « respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne ; n’entreprend aucune guerre dans des vues de conquête, et n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple ». Un État, exprimant vouloir respecter fidèlement les Nations étrangères et renoncer à la guerre et à l’emploi de la force s’engageait nécessairement à respecter l’indépendance de ses voisins, principe invoqué en l’état. Puisqu’un tel principe bénéficiait déjà d’une existence propre dans l’ordre international, le Préambule de la Constitution de 1848 s’en tenait à le reconnaître tel quel et, partant, s’abstenait de l’incorporer en droit interne.
10Cependant, ce qui peut s’interpréter au fond comme du monisme pourrait, au final, aussi bien s’interpréter comme du dualisme. À la lumière du même paragraphe, la Cour aurait pu s’inspirer d’un principe général de droit de nature constitutionnel gouvernant le cas d’espèce. D’ailleurs, le commissaire du gouvernement dans ses conclusions sous l’arrêt du CE, du 6 juin 1997, Aquarone*, note qu’il existerait un lien intime entre le préambule de la Constitution de 1848 et l’alinéa 14 du préambule de la Constitution de 1946 qui dispose « [l]a République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles de droit public international. Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquêtes et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple » (G. Bachelier, RFDA 1997. 1068). En outre, en distinguant clairement dans le visa le droit interne (l’art. 14 du Code civil) et le droit international public (la coutume), la Cour laisse l’impression qu’une séparation existait entre les deux ordres juridiques.
11Pour autant, adopter de telles lectures de l’arrêt demeure problématique et ce à plusieurs égards. Si un esprit de notre temps raisonnerait ouvertement en termes de monisme ou de dualisme, les juges de l’époque n’avaient certainement pas cette distinction à l’esprit. En effet, d’une part, l’ordre juridique international, contrairement aux ordres juridiques internes, était peu développé et d’autre part, les litiges internes à dimension internationale étaient encore rares. Le droit interne et le droit international public avaient alors peu de points de contact. S’agissant de la doctrine, les pères fondateurs de cette distinction (D. Anzilotti, H. Triepel, K. Strupp et H. Kelsen) n’avaient pas encore théorisé les rapports entre les ordres juridiques. En somme, il demeure difficile de discerner le fondement juridique exact qu’emploie la Cour de cassation.
12Dans un second temps, afin d’éclairer les motivations de la Cour, il s’avère utile de prendre en compte le contexte historique. En 1849, l’Europe, dont la France vient tout juste d’être traversée par une vague de révolution, le printemps des peuples de 1848. Cet évènement qui s’inscrit en accord avec la poussée des nationalismes en Europe (en Pologne, en Belgique, en Italie, en Allemagne, etc.) traduit une opposition ferme à l’ordre européen institué par le Congrès de Vienne qui, en 1815, avait rétabli les monarchies dans toute l’Europe et instaurait de facto un retour au droit d’ingérence. Dans ces circonstances, la France s’affirme définitivement comme État-nation. Guidée par le souci de ne pas froisser les nations étrangères, la Constitution de 1848 joint à ses principes directeurs, le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures qui, historiquement, s’est cristallisé au gré des révolutions du XIXe siècle (Ch. Calvo, Le droit international, théorique et pratique, t. 1, Paris, A. Durant et Pedone-Lauriel, 2e éd., 1870, p. 71) et dont le respect permet de sauvegarder l’indépendance et la souveraineté des États. Parallèlement, l’affirmation de ce principe d’indépendance aurait pour but de préserver la faculté du peuple français de déterminer librement son destin et de choisir sa Constitution. Par conséquent, au-delà même du strict respect du droit des gens, en honorant l’indépendance de l’Espagne, l’État français, à travers son organe judiciaire, cherche probablement à conforter sa propre indépendance. En ce sens, agissant dans une logique de réciprocité et se souciant de faire prévaloir une certaine courtoisie entre les Nations, la Cour se fonde également sur des considérations étrangères au droit.
II. – L’application par le juge judiciaire d’une coutume internationale en droit interne : la genèse de l’immunité de juridiction de l’État
13Tout en consacrant pour la première fois la règle de l’immunité de juridiction de l’État, la Cour de cassation tranche le cas d’espèce en l’appliquant au profit de l’Espagne (A) mais s’abstient d’en définir clairement le régime juridique (B).
A. – La consécration de la règle de l’immunité de juridiction de l’État
14Sans la nommer, la Cour de cassation applique, pour la première fois, la règle de l’immunité de juridiction de l’État étranger (L. M. Devilleneuve, S. 1849. 81). Elle fait, en effet, produire au principe d’indépendance réciproque un effet identique à celui de l’immunité de juridiction, c’est-à-dire exempter un gouvernement étranger du pouvoir de juridiction du juge du for. À l’instar de différents tribunaux français d’ordre inférieur s’étant déjà également prononcés sur les limites de l’exercice du pouvoir de « juger » (Paris, 7 janv. 1825, Ardoin et comp., c/ la maison Balguerie de Bordeaux, S. 1849. 82-83 ; T. civ. du Havre, 25 mai 1827 ; T. civ. de la Seine, 2 mai 1828, S. 1849. 83-86), la Cour l’affirme, expressément, dans le cas d’espèce, il s’agit de « juger » ou non un différend impliquant un gouvernement étranger. Si, à titre accessoire, le gouvernement espagnol avait soulevé dans son pourvoi, une autre atteinte à son indépendance celle « de déclarer saisissables par un créancier légitime ou illégitime, des sommes, des deniers appartenant à un État, et faisant partie par conséquent de ses finances » (L. M. Devilleneuve, S. 1849. 90), la Cour s’est abstenue de répondre à ce moyen tiré de la violation du principe d’indépendance réciproque des États lui conférant une immunité d’exécution. Par conséquent, l’arrêt ne vise vraisemblablement pas l’autre immunité reconnue dorénavant à l’État étranger qu’est l’immunité d’exécution et dont l’objet se résume à exempter certains biens appartenant à des États contre toutes voies d’exécution forcée ou mesures conservatoires (arts. 18 et 19 de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens de 2004 ; Civ. 1re, 28 mars 2013, Société NML Capital Ltd c/ République d’Argentine et Société Total Austral*).
15Certes, en l’espèce, il existe une frontière assez ténue entre les deux immunités, l’affaire portant sur l’autorisation d’une saisie-arrêt exercée sur une créance, autrement dit un bien incorporel, due au gouvernement espagnol. Mais, dans le cadre particulier de la saisie-arrêt, ce sont avant tout les conclusions de la Cour fondées sur la reconnaissance de l’immunité de juridiction qui conduisent indirectement à reconnaître ipso facto l’invalidité de cette mesure de contrainte. Si la Cour souligne qu’une telle décision était impossible à exécuter en France, il s’agit surtout ici d’un élément subsidiaire qu’elle apporte à son argumentation principale relative à l’application de l’immunité de juridiction. Mais cette question de savoir quelle immunité s’applique lorsque sont en cause des mesures d’exécution intervenues avant le prononcé du jugement fait toujours débat (S. El Sawah, p. 671-673 ; M. Cosnard, p. 145-149). S’agissant du juge français, il continue d’appliquer l’immunité de juridiction dans le cas particulier où l’État n’a pas renoncé à celle-ci et que sont en cause des mesures conservatoires (Civ. 1re, 4 févr. 1986, General National Maritime Transport Company (GNTMC) c/ Marseille Frêt, no 84-16.453, Bull civ., no 7, p. 6).
16Pour justifier l’existence de l’immunité de juridiction de l’État, la Cour de cassation renvoie au principe d’indépendance réciproque des États. Derrière ce principe, il faut discerner deux notions, héritées de la paix de Westphalie, celles de « souveraineté de l’État » et d’« égalité souveraine », ce qui fera dire à un commentateur de l’époque, à propos de cette exemption, que « par les règles du droit des gens et le respect dû à la souveraineté étrangère, on entend dire que chaque nation a une souveraineté égale, et que la juridiction étant un attribut essentiel de la souveraineté, les juges d’un pays ne peuvent juger que leurs nationaux » (D. 1849. 9). Dès lors, dans ce type de différend opposant un individu à un gouvernement étranger, la Cour précise que le for naturel est celui de l’État défendeur. Un siècle plus tard, le juge judiciaire constatera, d’ailleurs, que l’immunité de juridiction tire son origine de « l’idée admise par la coutume internationale suivant laquelle un État souverain ne peut être soumis à une juridiction exercée au nom d’une autre souveraineté » (TGI Seine, 24 mai 1961, Association des porteurs français de scripts lombards c/ État italien). La doctrine majoritaire de l’époque justifiait l’existence de l’immunité par le principe d’exterritorialité. En vertu d’une fiction juridique, pour sauvegarder son indépendance, le souverain étranger et ses biens étaient considérés comme n’ayant pas quitté son propre territoire (G. F. Martens, op. cit., t. 2, p. 12-14 ; Ch. Calvo, op. cit., p. 631). Il en était de même pour les agents diplomatiques ainsi que pour l’ambassade. De la même manière, la créance due au gouvernement espagnol représentait une somme d’argent lui appartenant et devant se localiser par nature sur le territoire espagnol.
17De surcroît, en consacrant l’immunité dont il est titulaire, la Cour met l’État à l’honneur et s’éloigne de la personnification de ce sujet à travers la personne de son souverain. En effet, d’une certaine manière, c’est à cette époque que l’on a commencé à raisonner plus souvent en termes d’immunité de l’État étranger qu’en termes d’immunité du souverain de l’État étranger. Peut-être le contexte historique et politique a-t-il influencé le juge français ? Premièrement, en 1849, le juge français est le juge d’un État républicain depuis 1848 et dans lequel la souveraineté a cessé d’être royale en 1830 (J. Gicquel, J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Montchrestien, 21e éd., 2007, p. 431) mais appartient désormais à la Nation. De ce fait, la souveraineté de l’État ne se confond plus avec la souveraineté du monarque. Deuxièmement, la créance en cause était celle du gouvernement espagnol et non celle du souverain espagnol. Ainsi, dans un arrêt ultérieur Dlle Masset, la cour d’appel de Paris jugea, le 23 août 1870, qu’en vertu du principe d’indépendance réciproque des États, la personne du souverain étranger bénéficiait d’une immunité de juridiction (S. 1871, partie 2, p. 6). Le souverain étranger est bien un représentant de l’État bénéficiant de son immunité.
18Enfin, la Cour n’hésite pas, en 1849, à rattacher l’immunité de juridiction de l’État au droit international public. Or, dans le futur, elle fera preuve de plus d’incertitude et rattachera cette institution soit au droit international public soit au droit international privé avant de trancher pour un rattachement aux principes de droit international (J.-F. Lachaume, « Droit international et juridiction judiciaire », Rép. internat. 2009, § 176). En l’espèce, aucun doute n’est permis car, outre le rattachement de l’immunité de juridiction à la coutume internationale, la Cour de cassation rejette l’application des règles internes de droit international privé, c’est-à-dire l’article 14 du Code civil qui dispose « l’étranger, même résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français pour l’exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français. Il pourra être traduit devant les tribunaux de France pour les obligations par lui contractées en pays étranger avec des Français ». Cet article « n’a trait qu’aux engagements privés contractés entre des citoyens appartenant à deux États différents et non aux engagements auxquels un État étranger a pu se soumettre envers un Français ». En statuant ainsi, la Cour ne fait que s’appuyer sur une jurisprudence constante selon laquelle une affaire « où il ne s’agit que d’intérêts privés, est régie non par les principes généraux du droit des gens, mais par les règles positives du droit civil français » (Cass., 13 déc. 1842, Compagnie du Britannia c/ Compagnie du Phénix, S. 1843. 19). L’examen des travaux préparatoires de la loi donnant vie à l’article 14 révélait justement que
« [l]es étrangers revêtus d’un caractère représentatif de leur nation, en qualité d’ambassadeurs, de ministres, ou sous telle dénomination que ce soit, ne sont pas assujettis aux lois civiles de la nation chez laquelle ils résident avec ce caractère. Ils ne peuvent être traduits, ni en matière civile ni en matière criminelle devant les tribunaux de France » (S. 1849. 87).
B. – Une absence de définition claire du régime de l’immunité de juridiction de l’État
19« Les principes les moins contestables en eux-mêmes ne sont pas toujours sans difficulté dans l’application », note un commentateur au Recueil Dalloz à propos du présent arrêt (D. 1849. 5). Effectivement, la Cour de cassation ne se prononce pas de manière expresse quant au contenu exact du régime de l’immunité de juridiction de l’État, notamment sur la question de savoir si cette immunité est absolue ou restreinte. La Cour s’en tient à souligner que l’immunité de juridiction de l’État couvre aussi bien les actes accomplis jure imperii (à titre souverain) que les actes jure gestionis (à titre privé) mais cela ne signifie en aucune manière que l’immunité ne souffrait d’aucunes autres exceptions à l’époque.
20Premièrement, contrairement à la cour d’appel qui avait considéré que l’immunité de juridiction ne s’appliquait pas car « la souveraineté et l’indépendance respectives des gouvernements entre eux [n’était] d’aucune considération dans la cause », la Cour de cassation refuse l’octroi de l’immunité aux seuls actes accomplis par l’État en sa qualité de souverain et l’étend aux actes privés, parmi lesquels les actes commerciaux. Selon la Cour, « un gouvernement ne peut être soumis, pour les engagements qu’il contracte, à la juridiction d’un État étranger » et « il importe peu que le titre dont [les demandeurs] étaient porteurs fût un effet de commerce ». La cristallisation de l’exception, que l’on considère aujourd’hui comme la principale, ne s’opéra qu’un demi-siècle plus tard. Néanmoins, au milieu du XIXe siècle, cette distinction commençait à germer dans l’esprit de certains auteurs (J.-L. Klüber, Droit des gens moderne de l’Europe, t. 1, Paris/Rio de Janeiro, Chez J.-P. Aillaud/ Chez Souza, Laemmert et Cie, 1831, p. 375-376 ; Ch. Calvo, op. cit., p. 631 et 653-654) et dans la jurisprudence française concernant les représentants de l’État. Au sujet des souverains, la Cour de Paris déclarait qu’« [i]l est de principe qu’à raison de l’indépendance réciproque des États, les Tribunaux français n’ont pas juridiction pour juger les engagements contractés par les souverains étrangers agissant comme chefs d’État au titre de puissance publique. » (Cour de Paris, ch. 1re, 15 mars 1872, S. M. l’Empereur d’Autriche et consorts, héritiers de l’Empereur du Mexique Maximilien c/ Lemaître). En revanche, « [l]es Tribunaux français sont […] compétents pour connaître d’une action intentée contre un souverain ayant agi à titre de personne privée » (Cour de Paris, ch. 1re, 3 juin 1872, Mellerio c/ Isabelle de Bourbon, ex-reine d’Espagne). À titre similaire, parce qu’il est redevenu une personne privée, l’ancien souverain ne bénéficie plus d’une immunité (E. Decaux, « Le statut du chef d’État déchu », AFDI 1980. 101). De même, à propos des agents diplomatiques et consulaires, en 1842, le tribunal civil de la Seine, dans l’affaire d’Abaunza, déclara que « les agents diplomatiques jouissent de certaines immunités […] parce qu’ils représentent leur gouvernement vis-à-vis d’un autre gouvernement » (Ch. Calvo, op. cit., p. 603). Dans une affaire Soller, la Cour royale d’Aix ajouta, en outre, en 1843 que « si les ambassadeurs sont indépendants de l’autorité souveraine du pays dans lequel ils exercent leur ministère, ce privilège n’est pas applicable aux consuls ; Que ceux-ci ne sont que des agents commerciaux » (Ch. Calvo, op. cit., p. 604). Dès lors, « ils sont soumis à la juridiction civile […] de l’État où ils résident » (Ch. Calvo, op. cit., p. 597). En effet, à l’origine les consuls n’agissaient pas en tant que fonctionnaires de l’État exerçant un service public à l’étranger.
21Deuxièmement, comme le rappelle la professeure I. Pingel dans sa thèse, la Cour de cassation ne sanctionne en aucun cas ici la théorie de l’immunité absolue (p. 37-38). En 1849, une exception unique, il est vrai, à l’époque était déjà reconnue à l’immunité de juridiction de l’État, celle relative aux litiges concernant les immeubles possédés par un État dans un État étranger.
« À raison de ces immeubles, la nation qui en est propriétaire peut se trouver, pour les actions réelles, justiciable des tribunaux du pays où ils sont situés. L’État qui possède ces immeubles, hors de son territoire, à titre privé, se soumet volontairement, pour ce qui les concerne, à la juridiction locale, et ne peut se plaindre qu’il soit porté atteinte à son indépendance, puisqu’il ne tient qu’à lui d’éviter cet inconvénient en aliénant des biens dont la conservation n’intéresse nullement sa souveraineté. » (S. 1849. 88 ; D. 1849. 8 ; J.-L. Klüber, op. cit., § 50-51 ; art. 13 de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens de 2004).
Ainsi, un tribunal de première instance, dans une affaire concernant le vice-roi d’Égypte jugea le 16 avril 1847 que « selon les principes du droit des gens, les tribunaux français n’ont pas juridiction sur les gouvernements étrangers, à moins qu’il ne s’agisse d’une action à l’occasion d’un immeuble possédé par eux en France comme particulier » (Ch. Calvo, op. cit., p. 637-638).
22Enfin, en tout état de cause, l’État reste en mesure de pouvoir renoncer à son immunité de juridiction (T. civ. de la Seine, 10 avr. 1888, Rochaid-Dabbah c/ gouvernement tunisien).
23Bien que le juge judiciaire français ait fini par trouver, en premier lieu, un fondement juridique de nature constitutionnelle stable pour prendre en compte la coutume internationale et, en second lieu, que le régime de l’immunité de juridiction de l’État ait profondément évolué, il reste que l’arrêt gouvernement espagnol c/ Lambège et Pujol a su saisir la raison d’être de l’immunité en droit international, à savoir celle de protéger l’indépendance des sujets qui en sont titulaires.
Victor Grandaubert
Bibliographie
M. Cosnard, La soumission des États aux tribunaux internes. Face à la théorie des immunités des États, Paris, Pedone, 1996, 478 p. ; S. El Sawah, Les immunités des États et des organisations internationales : Immunités et procès équitable, Bruxelles, Larcier, 2011, 878 p. ; H. Fox et Ph. Webb, The Law of State Immunity, Oxford, Oxford University Press, 3e éd., 2013, 704 p. ; R. O’Keefe & C. J. Tams (eds.), The United Convention on Jurisdictional Immunities of States and their Property – A commentary, Oxford, Oxford University Press, 2013, 465 p. ; I. Pingel, Les immunités des États en droit international, Bruxelles, Bruylant, 1998, 442 p. ; J. Verhoeven (dir.), Le droit international des immunités : contestation ou consolidation, Bruxelles/Paris, Larcier/LGDJ, 2004, 283 p. ; Sir A. Watts, « The Legal Position in International Law of Heads of States, Heads of Governments and Foreign Ministers », RCADI, vol. 247, 1994 (III), p. 10-130 ; X. Yang, State Immunity in International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, 761 p.
Voir aussi dans cet ouvrage :
Crim., sect. réun., 13 mars 2001, SOS Attentats et al., v. comm. no 29 ; Civ. 1re, 9 mars 2011, La Réunion aérienne c/ Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste, v. comm. no 51 ; Civ. 1re, 28 mars 2013, NML Capital Ltd c/ Argentine, v. comm. no 53.
3
CONSEIL D’ÉTAT
Absence de recours contentieux – Acte de gouvernement – Ratification (décret de –) – Traité international
CE, 5 févr. 1926, Dame Caraco
(Lebon 125 ; D. 1927. 3.1, note J. Devaux)
ARRÊT
Sur la recevabilité de la requête :
Considérant que, si la convention passée le 22 janvier 1924 entre la France et la Tunisie, ratifiée par le président de la République le 28 janvier 1924 et par le Bey de Tunis le 5 février 1924, se rattache aux pouvoirs du gouvernement en matière diplomatique, et ne peut, par suite, être discutée devant le Conseil d’État par la voie contentieuse, et si le décret attaqué, en tant qu’il ratifie ladite convention, n’est pas susceptible à raison de sa nature d’être déféré au Conseil d’État, le décret ne se borne pas à cette ratification ; qu’il a également pour objet d’attribuer compétence à la commission supérieure, instituée par l’article 11 de la loi du 1er juillet 1916, pour statuer sur les recours contre les décisions rendues par la commission du premier degré existant en Tunisie, et de fixer les règles applicables à ces recours ; que les dispositions qu’il édicte ainsi ne se confondent pas avec la convention elle-même, et peuvent dès lors faire l’objet d’un recours contentieux ;
[Rejet].
OBSERVATIONS
1La procédure d’introduction des traités dans l’ordre juridique national n’a que peu évolué. L’article 8 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 disposait déjà :
« Le président de la République négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance aux chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’État le permettent. Les traités de paix, de commerce, les traités qui engagent les finances de l’État, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes et au droit de propriété des Français à l’étranger, ne sont définitifs qu’après avoir été votés par les deux chambres. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu’en vertu d’une loi ».
Cette disposition n’est pas sans faire écho à l’actuel article 53 de la Constitution de 1958. Cependant, si la lettre des textes relatifs à la ratification des traités internationaux est restée proche, les variations dans l’équilibre des pouvoirs et l’émancipation du juge ont bouleversé cette procédure, ce qu’annonçait probablement la décision commentée.
2L’affaire Dame Caraco puise ses origines dans le régime des contributions sur les bénéfices de guerre que la France imposait aussi bien sur son territoire (loi du 1er juill. 1916) qu’à ses anciennes colonies. Des décrets beylicaux organisaient les taxations en Tunisie et soumettaient le règlement des différends à une commission de premier degré siégeant à Tunis (décrets beylicaux des 20 sept. 1917, 20 déc. 1919 et 20 mars 1922). Néanmoins, les difficultés d’organisation du régime ont abouti à une réforme administrative du système, qui donnait finalement compétence à la commission supérieure des bénéfices de guerre, siégeant à Paris, pour régler l’ensemble du contentieux pouvant s’élever dans le cadre de l’application de ce régime.
3Cette réforme a été entérinée par une convention internationale, aux termes de laquelle la France et la Tunisie s’engageaient à soumettre les recours formés contre les décisions de la commission de taxation du premier degré, siégeant à Tunis, à la commission supérieure des bénéfices de guerre (art. 1er de la Convention franco-tunisienne du 22 janv. 1924). Son article 3 prévoyait que la Convention devait être ratifiée par la France – par décret du président de la République – et par la Tunisie par décret du Bey, intervenu le 5 février 1924. La dame Caraco a formé un recours en excès de pouvoir, tendant à obtenir l’annulation du décret du 28 janvier 1924, portant ratification de la Convention.
4Les apports de la décision Dame Caraco sont nombreux. Outre qu’elle précise le régime de taxation des bénéfices de guerre, elle constitue un exemple d’application de l’article 8 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 relatif aux pouvoirs conférés au président de la République en matière d’actes diplomatiques. Cependant, ces clarifications, aujourd’hui purement historiques, peuvent être écartées du champ de ce commentaire, l’apport essentiel de cet arrêt se concentrant sur la doctrine de l’acte de gouvernement. Selon cette théorie, tant la convention internationale que le décret de ratification échappent au contrôle du Conseil d’État, du fait de leur nature d’acte diplomatique (I) ; mais la plus Haute Juridiction administrative admet, toutefois, que la légalité de certains actes, s’ils sont détachables des relations internationales, peut être contrôlée (II).
I. – Des actes de gouvernement échappant à tout contrôle juridictionnel
5La décision Dame Caraco permet autant de définir que de limiter le régime des actes de gouvernement. Si elle se situe dans la lignée de la décision Prince Napoléon (A), en reconnaissant que certains actes échappent au contrôle du Conseil d’État, elle vient également en déterminer le champ, notamment au regard des relations diplomatiques de la France (B).
A. – L’influence déterminante de la jurisprudence Prince Napoléon
6Situés à la frontière de la justice et du politique, les actes du gouvernement sont des mesures qui, par leur nature, sont insusceptibles d’être discutées par la voie contentieuse. La décision Prince Napoléon (CE 19 févr. 1875, no 46707, Lebon 155) reconnaît pour la première fois cette doctrine, qui vient remplacer la théorie selon laquelle les actes pris sur le fondement d’un mobile politique échappent à tout contrôle juridictionnel (v. not. CE 1er mai 1822, Laffitte, no 5363, Lebon 371 ; CE 9 mai 1867, Duc d’Aumale et Michel Levy, no 39621, 39693, Lebon 472).
7Dans cette affaire, le Prince Napoléon-Joseph Bonaparte, cousin de Napoléon III, contestait le fait que son nom ait disparu de la liste des généraux de l’annuaire militaire, suite à la chute du Second Empire. Le Conseil d’État se reconnut compétent pour statuer sur la question, malgré le mobile politique invoqué par l’administration et qui empêchait jusque-là tout contrôle juridictionnel.
Ainsi, cette décision, si elle laisse subsister en partie l’immunité juridictionnelle, en limite également le champ, conformément aux conclusions du commissaire du gouvernement David :
« Il est, en effet, de principe, d’après la jurisprudence du Conseil, que, de même que les actes législatifs, les actes de gouvernement ne peuvent donner lieu à aucun recours contentieux, alors même qu’ils statuent sur des droits individuels. Mais si les actes qualifiés, dans la langue du droit, actes de gouvernement, sont discrétionnaires de leur nature, la sphère à laquelle appartient cette qualification ne saurait s’étendre arbitrairement au gré des gouvernants ; elle est naturellement limitée aux objets pour lesquels la loi a jugé nécessaire de confier au gouvernement les pouvoirs généraux auxquels elle a virtuellement subordonné le droit particulier des citoyens dans l’intérêt supérieur de l’État. Tels sont les pouvoirs discrétionnaires que le gouvernement tient en France, soit des lois constitutionnelles, quand elles existent, pour le règlement et l’exécution des conventions diplomatiques, soit des lois de police… Il suit de là que, pour présenter le caractère exceptionnel qui le mette en dehors et au-dessus de tout contrôle juridictionnel, il ne suffit pas qu’un acte, émané du gouvernement ou de l’un de ses représentants, ait été délibéré en Conseil des ministres ou qu’il ait été dicté par un intérêt politique » (concl. du commissaire du gouvernement David sur CE 19 févr. 1875, Prince Napoléon, préc.).
8Désormais, le critère du mobile politique est abandonné et seule une catégorie d’actes résiduels est considérée comme des actes de gouvernement, échappant au contrôle juridictionnel. Pour reprendre la définition du Professeur Chapus, il s’agit d’actes qui ne sont pas en réalité des actes administratifs, mais qui concrétisent fondamentalement l’activité gouvernementale, qu’il n’appartient dès lors pas au juge administratif de connaître (R. Chapus, Droit administratif général, Paris, Montchrestien, 15e éd., 2001, t. 1, 1427 p., p. 947 s.).
9Une liste ressort de la jurisprudence du Conseil d’État, dans laquelle figurent les actes relevant des rapports constitutionnels entre les pouvoirs exécutif et législatif ou ceux liés aux relations internationales de la France. Si le mobile politique n’a pas totalement disparu, ce refus de contrôler la légalité de certains actes s’explique principalement par l’intérêt supérieur de l’État et la volonté de respecter la séparation des pouvoirs. À ce titre, on considère traditionnellement que « l’ensemble de l’activité diplomatique de la France échappe aux tribunaux français » (comm. sous CE 19 févr. 1875, Prince Napoléon, préc., in M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Paris, Dalloz, 19e éd., 2013, no 3, p. 22).
B. – Les actes se rattachant aux relations internationales
10Les actes se rattachant directement aux rapports internationaux de la France sont considérés comme des actes de gouvernement. Par exemple, ni le refus de soumettre un litige à la Cour internationale de Justice (CE 9 juin 1952, Gény, no 92255, Lebon 19), ni la décision de reprise des essais nucléaires dans un contexte lié à la discussion d’un engagement international qui interdirait de tels essais (CE, ass., 29 sept. 1995, Association Greenpeace France, no 159855, Lebon 412) ne sont susceptibles d’être soumis au juge administratif.
11En particulier, les actes touchant aux traités internationaux échappent au contrôle des juridictions nationales. Dans la décision Dame Caraco, la juridiction administrative suprême a refusé de contrôler la ratification d’un traité, du fait de sa qualification d’acte de gouvernement, qui la soustrait à tout contrôle au fond :
« le décret attaqué, en tant qu’il ratifie la convention, n’est pas susceptible, à raison de sa nature, d’être déféré au Conseil d’État ».
L’immunité juridictionnelle attachée aux traités internationaux empêche le Conseil d’État de contrôler de nombreux actes. Il se refuse, par exemple, à vérifier la légalité des conditions de signature des accords internationaux (CE, sect., 1er juin 1951, Sté des étains et Wolfram du Tonkin, no 98750, Lebon 312), ainsi que de la décision de ne pas procéder à la publication d’un traité (CE 4 nov. 1970, de Malglaive, no 68866, Lebon 635). De même, il ne se considère pas compétent, selon une jurisprudence constante, pour « apprécier la régularité de la procédure suivie pour la ratification des traités internationaux » (CE 3 mars 1961, Sieur André et Sté des tissages Nicolas Gaimant, no 44244, Lebon 154). Ainsi, dans la décision Villa, la Haute Assemblée a rappelé que si elle pouvait vérifier l’existence matérielle d’un acte de ratification d’une convention internationale, la régularité de la ratification était insusceptible d’être contestée devant elle ; dès lors, elle refuse d’exercer un contrôle sur le respect des dispositions constitutionnelles relatives à l’introduction d’un accord international en droit interne (CE 16 nov. 1956, Villa, no 25627, Lebon 433). Il en est de même des actes d’exécution des traités, qui sont indissociables des rapports internationaux (v. not. CE, ass., 23 nov. 1984, Association « Les Verts », no 54359, Lebon 382, au sujet du sens du vote du ministre français au Conseil des communautés européennes : « les actes attaqués, par lesquels le ministre français au conseil des Communautés européennes du 22 juillet 1983 a émis un vote favorable à l’approbation par ce conseil, du projet de budget supplémentaire des Communautés européennes pour l’exercice 1983 et du budget général des communautés pour l’exercice 1984, se rattachent directement à l’exercice par le gouvernement français de ses compétences diplomatiques dans ses rapports avec une organisation internationale ; qu’en raison de leur nature, ces décisions échappent à la compétence du Conseil d’État statuant au contentieux » ; CE, ass., 18 déc. 1992, Préfet de la Gironde c/ Mahmedi* ; CE 23 sept. 1992, GISTI, no 120437, Lebon 346 relatif à la décision du ministre de l’éducation nationale de suspendre toute coopération scientifique et technique avec l’Irak).
12Le juge judiciaire partage la même position. La Cour de cassation a ainsi affirmé clairement qu’il ne lui « appartient pas (…) d’apprécier la régularité de la ratification d’une convention internationale » (Civ. 1re, 25 janv. 1977, Reyrol, no 74-13.437, Bull. no 43, p. 32). Dans l’affaire Gambino c/ Arcens, l’Assemblée plénière a d’ailleurs reconnu implicitement la validité d’un accord ratifié par le président de la République sans l’autorisation préalable du Parlement (Ass., 11 mars 1953, no 39.084, Bull. no 1, p. 1).
13Cette position des juridictions ordinaires s’explique probablement par le fait que les actes touchant aux relations internationales de la France sont considérés comme des « actes mixtes », qui n’émanent pas exclusivement des autorités françaises. Ce sont essentiellement des actes relevant de la fonction gouvernementale plus que de la fonction administrative, qui se rattachent en quelque sorte davantage au droit international. Ainsi, la déférence du juge tient à la volonté de ne pas s’immiscer dans l’action diplomatique de l’État, qui demeure une prérogative exclusive et traditionnelle de l’exécutif. Surtout, elle « assure au maximum l’applicabilité des accords internationaux dans l’ordre interne dès lors qu’ils sont valables au regard de l’ordre international » (L. Dubouis, p. 17).
14Ce contexte peut expliquer le recours par les juridictions nationales à la théorie de l’acte de gouvernement. Cette tendance est d’ailleurs suivie dans de nombreux pays, comme aux États-Unis d’Amérique, où la Cour suprême fait preuve d’une grande retenue à l’égard des décisions touchant aux relations internationales, du fait de leur caractère éminemment politique par nature. Ainsi, par exemple, a-t-elle refusé, en 1979, de connaître de la décision du président Carter de dénoncer le Traité de défense liant les États-Unis et Taïwan (États-Unis d’Amérique, Cour suprême, 13 déc. 1979, Goldwater v. Carter, 444 U.S. 996 ; v. également T. Franck, Political Questions / Judicial Answers : Does the Rule of Law apply to Foreign Affairs ?, Princeton, Princeton University Press, 1992, 198 p.).
15Cette immunité juridictionnelle contraste, cependant, avec le développement de l’État de droit, ce qui explique probablement que le champ de la doctrine de l’acte de gouvernement n’ait cessé de se restreindre depuis la décision Dame Caraco.
II. – Des actes détachables susceptibles d’une action contentieuse
16Le contrôle du juge administratif s’est, au fur et à mesure, étendu à de plus en plus d’actes liés aux relations extérieures de la France. La décision Dame Caraco avait, en effet, ouvert une première brèche dans la doctrine des actes de gouvernement, qui a conduit à contrôler davantage les actes liés aux conventions internationales (B), en particulier au moyen de la notion d’acte détachable (A).
A. – L’admission d’un contrôle sur les actes détachables
17L’immunité juridictionnelle des actes de gouvernement a, grâce surtout à la notion d’« acte détachable », subi de nombreuses atténuations, qui se sont affirmées depuis la décision Dame Caraco. Cette notion d’acte détachable des rapports internationaux a une origine prétorienne ; la jurisprudence en a posé aussi bien le principe que les contours. On en fait traditionnellement remonter l’origine à la décision du 27 juin 1924, Goldschmidt et Strauss (no 76205, Lebon 607), dans laquelle le Conseil d’État admet sa compétence pour connaître de la légalité d’une décision d’une autorité française prise pour l’application d’un traité international, au motif qu’elle est « absolument indépendante du traité lui-même ».
18L’arrêt du 5 février 1926 a confirmé cette limite à l’incompétence du juge administratif, celui-ci acceptant alors de connaître des mesures qu’il considère comme détachables des relations diplomatiques ou des conventions internationales, c’est-à-dire des mesures qui peuvent être appréciées indépendamment de leurs origines ou de leurs incidences internationales.
Dans cette décision, le Conseil d’État a bien fait la distinction entre les actes détachables des relations internationales et ceux qui ne le sont pas :
« Considérant que si le décret attaqué, en tant qu’il ratifie la convention, n’est pas susceptible, à raison de sa nature, d’être déféré au Conseil d’État, le décret ne se borne pas à cette ratification ; qu’il a également pour objet d’attribuer compétence à la commission supérieure instituée par l’article 11 de la loi du 1er juillet 1916 pour statuer sur les recours contre les décisions rendues par la commission du premier degré existant en Tunisie et de fixer les règles applicables à ces recours ; que les dispositions qu’il édicte ainsi ne se confondent pas avec la convention elle-même, et peuvent, dès lors, faire l’objet d’un recours contentieux ».
19La Haute Assemblée distingue les deux objets du décret : alors que la partie qui ratifie la convention, conformément à l’article 8 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, est inattaquable « en raison de sa nature », les dispositions mettant en place le régime et la compétence de la commission peuvent « faire l’objet d’un recours contentieux », du fait qu’elles « ne se confondent pas avec la convention elle-même ». Le Conseil d’État établit donc une distinction nette entre les actes dérivés se détachant de la convention, pour lesquels un recours est possible, et les actes faisant corps avec l’acte diplomatique et en constituant un élément inséparable, pour lesquels tout recours est impossible. C’est ici une application claire de la théorie de l’acte de gouvernement même si l’acceptation d’un contrôle sur les actes détachables vient nécessairement en restreindre le champ.
20Le juge administratif dispose d’un grand pouvoir sur la délimitation de sa compétence, celui-ci pouvant apprécier souverainement le caractère détachable ou non d’un acte (concl. de B. Genevois sur CE, sect., 22 déc. 1978, sieur Vo Thanh Nghia, no 02348, Lebon 523). L’absence de critère précis aboutit d’ailleurs parfois à des solutions incohérentes. En effet, le décret de ratification dans l’affaire Dame Caraco ne faisait que reprendre les termes de la convention. Le Conseil d’État a, cependant, conclu que si la décision de ratification de la convention était inattaquable en tant qu’acte diplomatique, les dispositions du décret, même si elles n’étaient qu’une pure répétition de la convention, étaient attaquables du fait qu’elles transformaient les stipulations de la convention en un acte administratif ordinaire. Jean Devaux remarquait l’artificialité de la distinction, notant que « le décret (…), dans sa lettre et dans son esprit, se confond parfaitement avec les termes de la convention ». Dès lors, la distinction pourrait aboutir à des résultats absurdes, car
« en supposant même prononcée l’annulation des dispositions de nature administrative du décret (…), comme le Conseil d’État ne pouvait juridiquement faire tomber la disposition de nature gouvernementale, à savoir la ratification, et que le décret ne faisait, pour le surplus, que reproduire les termes de la convention, elle-même devenue parfaite par la ratification, le résultat eût été le même et la convention régulièrement ratifiée eût dû juridiquement être appliquée en France ».
21Face à cette difficulté, M. Odent a, dans ses conclusions sur la décision Radiodiffusion télévision française c/ sté de gérance et de publicité du poste de Radiodiffusion Radio Andorre (T. confl., 2 févr. 1950, no 01243, Lebon 652), esquissé une grille d’analyse, en considérant :
« qu’une activité ou une décision administrative française qui n’est pas la conséquence directe, nécessaire, inéluctable d’une convention diplomatique, qui ne se confond pas avec une telle convention, est un acte détachable soumis au contrôle juridictionnel.
Il y a acte détachable et non pas acte de gouvernement dès l’instant que les autorités françaises jouissent d’une certaine indépendance dans le choix des procédés par lesquels elles exécutent leurs obligations internationales, qu’elles ont l’initiative des moyens grâce auxquels elles se conforment auxdites obligations ».
22Dans ses conclusions sur la décision sieur Vo Thanh Nghia (préc., § 20), M. Genevois a quant à lui considéré qu’il fallait distinguer « les mesures d’exécution des traités qui sont « tournées vers l’ordre international », qui échappent à la compétence de la juridiction administrative, et celles qui sont « tournées vers l’ordre interne », qui ressortissent au contraire à sa compétence » (v. également C. Heumann, « Le contrôle juridictionnel du Conseil d’État sur l’application des traités diplomatiques », EDCE 1953. 71).
23Ainsi, par cette notion d’acte détachable, la décision Dame Caraco apporte une nouvelle limitation à la théorie de l’acte de gouvernement en matière diplomatique, même si son raisonnement apparaît parfois quelque peu artificiel. Cette jurisprudence a, en tout état de cause, connu un grand succès, le Conseil d’État recherchant régulièrement si l’acte contesté est détachable de l’exécution d’une convention internationale (CE 11 juin 1937, Sté Alkan, no 50291, Lebon 581 ; CE 28 févr. 1951, Sté Commentry, Fourchambault et Decazeville, no 83618, Lebon 122 ; CE 21 juin 1972, Conseil des parents d’élèves des écoles publiques de la Mission universitaire et culturelle française au Maroc et sieur Schulz, no 77480, Lebon 459).
24Nonobstant ses possibles imperfections, ce début de contrôle juridictionnel est un progrès pour l’État de droit (J. Devaux, 1927). La reconnaissance que le décret constitue « un acte administratif procurant l’exécution de la convention » (concl. de M. Berget sur la décision commentée) permet au moins de contrôler la conformité de l’acte dérivé que constitue le décret avec l’acte primaire qu’est la convention. Il est ainsi admis qu’un recours contentieux est possible contre les actes administratifs dérivés et d’exécution des conventions internationales.
25Cette décision a d’ailleurs eu une influence considérable, la jurisprudence tendant à admettre de plus en plus que certains actes sont détachables des relations internationales. Cette évolution conduit à se demander si la théorie de l’acte de gouvernement correspond aujourd’hui encore pleinement au droit positif, d’autant plus que les arrêts pertinents, sauf rares exceptions (T. confl., 24 juin 1954, Barbaran, Lebon 712 ; CE, ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, no 55049, Lebon 143), n’emploient pas l’expression « acte de gouvernement ». Surtout, le contrôle sur les actes relevant des relations extérieures de la France n’a cessé de s’étendre.
B. – L’extension du contrôle sur les actes liés aux conventions internationales
26La faille ouverte dans la théorie des actes de gouvernement par la décision Dame Caraco n’a cessé de croître. Dans le sillage des jurisprudences Société des cafés Jacques Vabre* et Nicolo*, les juridictions nationales ont étendu leur contrôle au point de devenir les juges de la régularité de l’introduction des traités en droit français, contrôlant la procédure de ratification ou d’approbation, conformément aux conditions posées par la Constitution.
27Dès la décision Villa (préc.), la Haute Juridiction a accepté de vérifier l’existence d’un acte de ratification et d’approbation. Et, si elle refusait initialement de contrôler la régularité de cet acte, son contrôle s’est progressivement étendu. Par exemple, dans l’affaire Société Navigator*, le Conseil d’État s’est reconnu compétent pour contrôler la compétence de l’autorité procédant à la ratification et a jugé que, pour les accords en forme simplifiée, la signature du décret de publication par le président de la République valait en même temps ratification (CE, ass., 13 juill. 1965).
28Par la suite, le Conseil d’État a accepté de contrôler le respect des articles 53 et 55 de la Constitution, vérifiant si l’accord figure parmi ceux qui ne peuvent être ratifiés qu’en vertu d’une loi et, le cas échéant, si l’autorisation législative est intervenue (CE, ass., 18 déc. 1998, SARL Parc d’activités de Blotzheim*). La Cour de cassation a suivi le même mouvement, vérifiant également les conditions constitutionnelles d’introduction du traité dans le droit français (Civ. 1re, 29 mai 2001, Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar (ASECNA), no 99-16.673, Bull. no 149, p. 97). La Cour de cassation s’est, en l’espèce, reconnue compétente pour vérifier la régularité de la ratification d’un accord franco-sénégalais du 16 février 1994, relatif aux mesures d’exécution de décisions exéquaturées.
29Par ailleurs, alors que les actes de gouvernement ne peuvent d’ordinaire donner lieu à une mise en jeu de la responsabilité pour faute de l’État, le Conseil d’État a admis qu’une action en responsabilité sans faute puisse être menée dans le cas d’une rupture d’égalité devant les charges publiques à raison d’un traité international (CE, ass., 30 mars 1966, Compagnie générale d’énergie radioélectrique, no 50515, Lebon 257) dans la lignée de la décision Société anonyme des produits laitiers « La Fleurette » (CE, ass., 14 janv. 1938, no 51704, Lebon 25). L’admission de la responsabilité implique, dès lors, la possibilité d’un recours, même concernant les actes de gouvernement.
30Enfin, les traités constituent depuis longtemps, en application des Constitutions de 1946 et 1958, une source de la légalité nationale : les requérants sont donc recevables à invoquer leur violation par un acte administratif au même titre que la violation de la loi, ouvrant dès lors encore davantage le champ de la compétence du juge administratif (CE, ass., 30 mai 1952, Dame Kirkwood, no 16690, Lebon 291).
31Les juridictions judiciaires et administratives exercent un contrôle sur les conventions internationales et leur respect, qui n’a cessé de s’accroître. Elles font aujourd’hui pratiquement figure de juge de droit commun de ces normes, au même titre que pour les dispositions d’origine nationale. Cette évolution est conforme au développement de l’État de droit et à l’extension du principe de légalité. Elle ne peut qu’être saluée, la théorie des actes de gouvernement étant difficilement conciliable avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, en particulier, avec le droit à un recours effectif.
Olivia Danic
Bibliographie
L. Burgorgue-Larsen, « Article 53 », in F. Luchaire, G. Conac, X. Prétot (dir.), La Constitution de la République française. Analyses et commentaires, Paris, Economica, 2009, p. 1308-1327 ; L. Dubouis, « Le juge administratif français et les règles du droit international », AFDI 1971. 9-60 ; C. Heumann, « Le contrôle juridictionnel du Conseil d’État sur l’application des traités diplomatiques », EDCE 1953. 71 ; T. Franck, Political Questions / Judicial Answers : Does the Rule of Law apply to Foreign Affairs ?, Princeton, Princeton University Press, 1992, 198 p. ; A. Pellet, « L’article 53 de la Constitution de 1958 - Le rôle du Parlement dans la procédure d’entrée en vigueur des traités et accords internationaux », in F. Luchaire et G. Conac (dir.), La Constitution de 1958, Economica, 1979, p. 671-709 ; P. Rambaud, « Le Parlement et les engagements internationaux de la France sous la Ve République », RGDIP 1977. 617-665.
Voir aussi dans cet ouvrage :
CE, ass., 13 juill. 1965, Société Navigator, v. comm. no 6 ; Cass., ch. mixte, 24 mai 1975, Sté des cafés Jacques Vabre, v. comm. no 9 ; CE, ass., 20 oct. 1989, Nicolo, v. comm. no 16 ; CE, ass., 18 déc. 1992, Préfet de la Gironde c/ Mahmedi, v. comm. no 20 ; CE, ass., 18 déc. 1998, SARL Parc d’activités de Blotzheim, v. comm. no 25.
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COUR DE CASSATION
Doctrine « Matter » – Dualisme/Monisme – Interprétation conciliatrice – Interprétation des traités par le juge interne (compétence) – Lex posterior – Primauté de la loi sur les traités – Réciprocité
Civ., 22 déc. 1931, Sanchez
(concl. Paul Matter ; D. 1932-1, p. 113, concl. P. Matter, note Trasbot ; JDI 1932. 683, p. 687, concl., p. 712, note Perroud ; Gaz. Pal. 1932-1, p. 205, concl. ; RDIP 1932. 83, concl. ; S. 1932. 257, note Niboyet ; JCP 1932. 457)
ARRÊT
Attendu que l’art. 19 de la loi du 30 juin 1926 dispose que cette loi ne pourra, sauf dans les cas qu’il énumère, être invoquée par les commerçants ou industriels de nationalité étrangère, s’ils appartiennent à des pays où n’existe pas au profit des Français une législation analogue ; Que les termes, catégoriques et absolus de ce texte expriment clairement la volonté, d’ailleurs maintes fois manifestée au cours des débats parlementaires, de créer au profit des seuls Français un nouveau droit civil, dont les étrangers, même appartenant à un pays lié à la France par un traité d’établissement, ne puissent bénéficier que sous la condition, généralement posée par l’art. 11 C. civ., de l’existence, dans ce pays d’un droit analogue au profit des Français ;
Attendu, dès lors, qu’une législation équivalente à la loi du 30 juin 1926 n’existant pas en Espagne, il importe peu que l’art. 1er de la convention franco-espagnole du 7 janvier 1862 ait disposé que les sujets de l’un des pays contractants, établis dans l’autre pays, pourront y acquérir et y posséder toute espèce de biens, y exercer tout commerce et toute industrie, y louer à cet effet les maisons, magasins et boutiques qui leur seront nécessaires, sous réserve de l’observation des conditions imposées dans chaque pays aux nationaux par les lois et règlements ; Que cette disposition, dont les tribunaux judiciaires, saisis des conflits d’intérêts privés, ont nécessairement qualité pour déterminer le sens et la portée, implique, en effet, non que les ressortissants de chaque pays contractant jouiront, sur le territoire de l’autre, de tous les droits dont jouissent les nationaux, mais simplement que les aptitudes qui leur sont reconnues, et qui ne relèvent que du droit des gens, seront, sous la réserve exprimée, exercées par les Espagnols en France dans les mêmes conditions que par les Français en Espagne ;
[Rejet]
OBSERVATIONS
1L’arrêt Sanchez est un témoignage du rapport entre le droit international et le droit interne dans la jurisprudence de la Cour de cassation antérieure à la solution de l’arrêt Cafés Jacques Vabre* (Cass., 24 mai 1975). S’il est désormais acquis qu’une loi postérieure et déclarée contraire à un traité ne peut pas être appliquée, le rapport entre les deux sources est longtemps resté très incertain. Toutefois, plus que l’arrêt, ce sont les conclusions de Paul Matter qui sont restées célèbres. Au sujet d’un litige banal concernant le renouvellement d’un bail commercial, le procureur général Paul Matter a livré des conclusions qui ont servi de référence aux juridictions françaises pendant quatre décennies. Néanmoins, cette position ne marque pas un tournant dans la jurisprudence. Elle se contente d’énoncer des principes concernant la conciliation de la loi et du traité, là où il n’existait pas de consensus dans la jurisprudence.
2Le litige concernait la loi du 30 juin 1926 qui permettait au titulaire d’un bail commercial d’obtenir un renouvellement en respectant certains délais et conditions. Le bail commercial de M. Sanchez, d’une durée de neuf ans, arrivait à expiration en 1928. Le requérant avait adressé une demande de renouvellement en respectant les délais prévus par la loi, le 28 novembre 1926. Le renouvellement a été refusé par les consorts Gozland, propriétaires de l’immeuble, en raison de la nationalité étrangère du demandeur. Celui-ci, naturalisé en 1927, était sujet espagnol au moment des faits pertinents. M. Sanchez a introduit une demande contre cette décision des consorts Gozland. Il a été débouté de sa requête successivement par le Tribunal civil de Constantine, le 22 mai 1928, et par la cour d’appel d’Alger, le 26 juin 1929 (non publiés).
3L’article 19 de la loi de 1926 servait de base aux rejets des demandes du requérant. Cette disposition prévoyait qu’un étranger ne pouvait bénéficier de la loi qu’en cas d’existence de privilèges analogues dans l’État du ressortissant. Le second moyen du requérant va permettre au procureur général de clarifier le rôle du juge faisant face à deux normes contradictoires. En effet, le requérant cherchait à fonder ses prétentions sur l’existence d’une convention d’établissement entre l’Espagne et la France datant de 1862. Devant l’absence de clarté sur le sens de ce traité, les juges devaient l’interpréter pour trancher le conflit invoqué par le requérant avec la loi de 1926. Dès lors, le problème préalable qui se posait au le juge était la conciliation entre les deux normes.
4Conformément aux conclusions de Paul Matter, la Cour a rejeté le pourvoi sur le fondement de l’absence de droits analogues pour les ressortissants français en Espagne. Les juges ont considéré que la Convention de 1862, correctement interprétée, ne permettait pas l’extension du droit dont jouissent les Français aux Espagnols. La Cour confirme également sa compétence pour interpréter un traité en se basant sur le caractère privé du litige.
5Les conclusions du procureur général guideront les solutions retenues en cas de contradiction entre un traité et une loi postérieure jusqu’à l’arrêt Cafés Jacques Vabre* (II). Selon la « doctrine Matter », pour respecter sa mission, le juge doit interpréter le traité en s’efforçant d’éviter une éventuelle contradiction. C’est seulement si le conflit de normes est inévitable, qu’il doit se conformer à sa mission, qui réside dans l’application de la loi, même si celle-ci est postérieure à un traité. La décision Sanchez permet également de mettre en exergue les conditions dans lesquelles le juge français s’estimait traditionnellement compétent pour interpréter des conventions internationales, une question débattue jusqu’à la fin du XXe siècle (I).
I. – L’exercice du pouvoir du juge judiciaire en matière d’interprétation des traités
6Avant de se prononcer sur le fond de la requête, le juge devait au préalable déterminer l’existence et l’étendue de sa compétence pour interpréter un traité. En effet, la loi de 1926 conditionnait son applicabilité aux étrangers par la réciprocité de reconnaissance, par l’État tiers concerné, de droits similaires au bénéfice des Français résidant sur son territoire. Faute d’une législation espagnole expresse, qui octroie des droits civils de la nature de ceux reconnus par la loi de 1926, la question qui se posait au juge était de savoir si la convention bilatérale d’établissement de 1862 entre la France et l’Espagne apportait une exception à la condition de réciprocité énoncée par la loi. Le procureur général a incité la Cour à se déclarer compétente pour interpréter cette convention. Celle-ci était formulée en termes peu clairs et l’étendue des obligations en résultant était incertaine. Malgré les limitations admises à l’époque à la compétence du juge en matière d’interprétation des traités, la Cour reconnaît sa compétence en l’espèce (A) et conclut en écartant la contradiction entre la loi de 1926 et la Convention de 1862 (B).
A. – La compétence d’interprétation des traités par le juge judiciaire
7Cet arrêt n’amorce pas une révolution de la pratique des juges face à une convention nécessitant une interprétation. Néanmoins, il permet de faire le point sur cette pratique telle qu’elle a prévalu jusqu’aux années 1990. Pour établir sa compétence, le juge doit d’abord considérer que l’application du traité concerne un litige privé et non des questions de droit international public. En l’espèce, l’application de cette distinction, parfois incertaine, ne posait pas de difficulté pour le juge. Le litige était purement d’intérêt privé et cette question ne faisait pas débat. En conséquence, la Cour s’est déclarée compétente pour interpréter le traité en cause.
8Cette position de la Cour de cassation est une synthèse entre deux théories considérées par Paul Matter comme « extrêmes ». La première de ces théories est vigoureusement défendue par le ministère des Affaires étrangères, qui s’estime seul compétent pour interpréter une convention dont le sens ne relève pas de l’évidence. Dans le cadre d’un litige similaire, le ministre avait adressé une lettre à la Haute Juridiction pour affirmer avec force cette prétention (v. conclusions du procureur général P. Matter, JDI 1932. 688-691). Ce système a pour objectif de préserver de bons rapports diplomatiques et d’éviter un engagement de la responsabilité internationale de la France. Il était aussi la conséquence de la difficulté pour les juges d’accéder aux travaux préparatoires des traités. Cependant, il a rarement été validé sous cette forme absolue par les tribunaux de l’ordre judiciaire, excepté par la chambre criminelle de la Cour de cassation qui considérait de longue date qu’il appartenait au gouvernement d’interpréter un traité dans tous les cas où ses termes n’étaient pas suffisamment clairs (Crim. 26 juill. 1867, Guérin, Bull. crim. no 170, p. 282). À nouveau, dans un arrêt du 24 mars 1953 concernant la convention d’établissement franco-espagnole de 1862, la Chambre criminelle a rappelé que « les conventions internationales sont des actes de haute administration qui ne peuvent être interprétés, s’il y a lieu, que par les puissances entre lesquelles sont intervenues… » (Crim. 24 mars 1953, Ara-Arroyos, Bull. crim. no 114, p. 189 ; v. également Crim. 3 juin 1985, no 84-94.404, Bull. crim. no 212, p. 542). Dans ces conditions, le juge considère que l’interprétation du traité est un acte de diplomatie dont il n’a pas à connaître. Le Conseil d’État avait adopté une attitude similaire, en demandant systématiquement l’interprétation du ministère des Affaires étrangères, par laquelle il s’estimait lié (CE 23 juill. 1823, Veuve Murat, no 6066, Lebon 545). Pour résoudre une difficulté d’interprétation, il posait directement une question préjudicielle au ministère des Affaires étrangères dont l’avis était obligatoire pour le juge (CE, ass., 29 mai 1981, Rekhou, no 15092, Lebon 220). Cette jurisprudence, maintenue jusqu’à l’arrêt GISTI* du 29 juillet 1990, impliquait une certaine soumission à l’interprétation du ministère, ainsi qu’une volonté de ne pas troubler l’activité internationale du gouvernement.
9La seconde théorie, également écartée par la Cour de cassation dans l’arrêt Sanchez, est celle qui consiste à faire du juge l’unique interprète de la convention. Les interprétations du gouvernement sont dans cette optique considérées comme de simples conseils ne liant pas le juge. Cette position ne sera adoptée par le Conseil d’État et la Cour de cassation qu’avec les arrêts GISTI* (29 juin 1990) et Banque africaine de développement (Civ. 1re, 19 déc. 1995, no 93-20.424, Bull., p. 326).
10Ces deux théories relatives à la compétence d’interprétation des traités par le juge, sont rejetées par Paul Matter, pour qui il existe « entre ces deux opinions extrêmes […] un système beaucoup plus nuancé » (v. concl. Matter, p. 691). En effet, dans l’arrêt Sanchez, la Cour de cassation fait démonstration d’une certaine audace. Même si sa compétence d’interprétation repose sur une distinction incertaine et obsolète entre droits privés et droit public, elle adopte une position moins déférente à l’égard du pouvoir Exécutif que le Conseil d’État. Cette hardiesse se traduit en particulier par l’indifférence du procureur général et de la Cour pour une interprétation du gouvernement : une circulaire du garde des Sceaux publiée au Journal officiel en 1929 avait réaffirmé que la loi ne pouvait déroger aux clauses d’assimilation de l’étranger au citoyen français et précisé que la convention avec l’Espagne comportait une telle clause d’assimilation (F. Pfloeschner, p. 28-30). Pourtant, dès 1931, la Cour de cassation adopte une posture en rupture avec celle du gouvernement.
11L’arrêt Sanchez ne confirme cependant la compétence du juge judiciaire pour interpréter les traités que dans un cadre limité. La Cour distingue entre l’interprétation d’un « traité international en tant qu’il s’applique à un litige d’intérêt privé (compétence judiciaire) » et l’interprétation visant à « fixer le sens et la portée du point de vue international public (compétence diplomatique) » (v. concl. Matter, p. 691). Sur ce point, elle reste fidèle à la jurisprudence traditionnelle selon laquelle un litige échappait au pouvoir d’interprétation du juge judiciaire dès lors qu’il concernait une question de droit international public. Charles Rousseau critiquait l’absence de « pertinence juridique » de cette distinction (p. 261-263). Il soulignait que la notion de litige d’intérêt privé ne pouvait pas être définie précisément et ne recoupait aucune réalité juridique tangible. Ce sentiment se reflétait dans la grande difficulté d’établir des critères de mise en œuvre de la distinction (v. Civ. 1re, 22 mars 1960, Moss c/ Procureur général de la cour d’appel de Paris, no 58-11.325, Bull. no 173, p. 138). Denis Alland a également démontré que cette distinction matérielle ne peut être systématisée et qu’elle n’offre pas une grille de lecture permettant de prévoir qui a compétence pour se prononcer dans un litige donné (p. 632-641). La Cour de cassation a répondu positivement au mouvement impulsé par la Cour européenne des droits de l’homme pour dénoncer le mécanisme des questions préjudicielles au gouvernement qui sapait les principes du procès équitable (v. D. Alland, p. 600-603). Elle a appliqué une ultime fois la distinction entre la compétence judiciaire et la compétence diplomatique dans une décision de 1995 (Civ. 1re, 7 févr. 1995, Ngo Thi Hoa, no 93-12.668, Bull. no 73, p. 52) avant de l’abandonner quelques mois plus tard (v. Banque africaine de développement, préc. § 9).
B. – L’absence de contradiction entre la Convention de 1862 et la loi de 1926
12Quoiqu’il en soit, lorsque l’arrêt Sanchez a été rendu, le juge judiciaire interprétait les traités si cela permettait la résolution d’un litige concernant des « intérêts privés ». En l’occurrence, il devait déterminer si la convention entre la France et l’Espagne de 1862 permettait à un sujet espagnol de profiter de la loi de 1926. Pour qu’il en aille ainsi, le traité devait couvrir des situations similaires à celles de la loi. Selon Paul Matter, la convention ne posait aucun réel problème d’interprétation, ses termes étant suffisamment clairs (v. concl. Matter, p. 694-695). Le travail d’interprétation devait se concentrer sur le contenu de la loi et les droits qu’elle offrait au citoyen français en comparaison des droits garantis par la convention. Au vu de l’éclairage des travaux préparatoires de l’article 19 de la loi de 1926, il apparait que le droit instauré par cette loi est exceptionnel. La volonté du législateur était clairement de réserver aux Français la pleine jouissance de la propriété commerciale. Dans un contexte d’après-guerre, il est apparu qu’accorder aux étrangers le bénéfice du droit au renouvellement de baux commerciaux pouvait empêcher des anciens combattants de récupérer la possession de leur commerce qu’ils avaient dû louer à des personnes non mobilisées (v. concl. Matter, p. 696-701). La loi se contente de réaffirmer la logique de l’article 11 du Code civil qui, en 1931, était ainsi rédigé : « L’étranger jouira en France des mêmes droits civils que ceux qui sont ou seront accordés aux Français par les traités de la nation à laquelle cet étranger appartiendra ». L’absence de disposition analogue en Espagne implique qu’au sens de la loi, les sujets espagnols ne peuvent bénéficier du droit au renouvellement du bail commercial. De plus, les débats autour de l’article 19 de la loi de 1926 montrent également la volonté d’exclure du bénéfice de cette loi les étrangers ressortissants d’un État bénéficiant d’une convention d’établissement avec la France (v. concl. Matter, p. 697-698). C’est la thèse qu’avait défendue la cour d’appel d’Alger dans la présente espèce.
13Le pourvoi reposait sur la primauté du droit international. S’il était clair que le sujet espagnol ne pouvait bénéficier de la loi, l’existence d’une convention lui garantissant un traitement national était de nature à entraîner la cassation de la décision de la cour d’appel. La convention d’établissement entre la France et l’Espagne de 1862 garantissait aux sujets espagnols le droit de commercer en France sous réserve du respect de la loi française. Pour la cour d’appel, rien dans cet accord bilatéral n’indiquait que les ressortissants d’une des deux parties pourraient revendiquer des droits exceptionnels qui seraient créés ultérieurement. Or, pour le requérant, tel était le cas dans cette affaire : la loi de 1926 a créé un nouveau droit dont il peut bénéficier par le biais de l’accord bilatéral entre la France et l’Espagne. La Haute Juridiction ne partagea pas ce point de vue. Pour Paul Matter, il n’y avait pas dans la Convention de 1862 de « promesse, aux Espagnols, pour l’avenir, de droits exceptionnels qui seront créés pour les seuls Français » (concl. Matter, p. 708-709). En interprétant ainsi la convention, la Cour suivait sa propre jurisprudence qui avait conclu de la même façon trente ans plus tôt en affirmant que « la France et l’Espagne se bornent à assurer un traitement égal aux Français en Espagne et aux Espagnols en France, en ce qui concerne la jouissance et la libre disposition de leurs biens » (Req. 26 janv. 1892, S. 1892, 1, p. 76). Paul Matter précise ce constat en se demandant « où serait l’égalité si les Espagnols jouissaient en France d’un droit exceptionnel, création unique de la loi positive française et qui est refusé aux Français en Espagne ? » (concl. Matter, p. 709). Ceci est un bon exemple d’exercice du pouvoir d’interprétation des conventions par le juge judiciaire, qui aboutit à la conciliation des dispositions conventionnelles et législatives en présence, ainsi qu’à l’évitement du conflit, qui aurait entraîné une nécessité pour le juge de se prononcer sur la hiérarchie entre les deux types de normes. Cependant, la solution proposée par le procureur général et retenue par la Cour se fonde sur une limitation du champ d’application du traité, et non pas de celui de la loi. La justesse de cette solution aurait pu être contestée sur le plan international, si la partie espagnole considérait qu’elle limitait indûment les droits conventionnels. Faute d’une telle contestation, l’interprétation de la Cour de cassation peut être considérée comme exacte.
14En elle-même cette décision pourrait paraître comme un exercice banal du pouvoir d’interprétation. Néanmoins, elle a permis à Paul Matter de théoriser une doctrine des rapports entre le traité et la loi postérieure qui a perduré durant la IVe République, et jusqu’à l’arrêt « Cafés Jacques Vabre »*.
II. – Un devoir de conciliation dissimulant la primauté de la loi
15Le juge, à travers l’interprétation de la loi et du traité, cherche à établir l’absence de contradiction entre les droits et obligations résultant de ces instruments. Dans le processus interprétatif, il part d’une présomption d’absence de volonté du législateur de déroger à l’engagement international de l’État (A). Néanmoins, si une contradiction est constatée, le juge est tenu d’appliquer la loi et ce, même si elle est contraire au droit international (B).
A. – Une obligation de conciliation entre le traité et la loi postérieure
16La « doctrine Matter » tient dans l’affirmation souvent citée qu’« il existe en quelque sorte une présomption que la loi n’a pas voulu empiéter sur le traité » (concl. Matter, p. 701). Cette conception a été développée par la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis, dont Paul Matter s’inspire abondamment, dès 1804 (concl. Matter, p. 702). Dans la décision Murray v. Schooner Charming Betsy (GUS (2 Cranch) 64 [1804]), la juridiction suprême des États-Unis s’était employée à concilier le traité et la loi de manière à éviter toute contradiction. L’obligation repose sur les juridictions qui doivent, dans toute la mesure du possible, interpréter un acte du Congrès de manière compatible avec le droit international.
17Dans la lignée de la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis, Paul Matter considère que le législateur n’entend pas violer les obligations internationales de l’État. Il en tire même un « principe de base » qui doit constamment guider l’interprétation du juge : « Il faut donc, toutes les fois qu’une convention internationale entre, en conflit avec une loi nationale, reprendre les termes du traité et rechercher si son texte s’applique bien exactement à la disposition législative » (concl. Matter, p. 702). Il précise que la présomption de conciliation n’a pas à être stipulée expressément et que « sauf preuve contraire, elle doit être, sous-entendue » (concl. Matter, p. 702). Pour démontrer l’absence de volonté du législateur de méconnaître les obligations internationales de l’État, le procureur général procède à une recherche précise de son intention en se fondant sur le texte et les travaux préparatoires de la loi (concl. Matter, p. 707).
18Cette présomption n’est pas pour autant absolue. Le législateur peut méconnaître les obligations internationales de l’État à travers une déclaration formelle de la loi : « cette présomption ne peut être détruite que par une déclaration formelle de la loi » (concl. Matter, p. 701). Si l’objectif de conciliation ne fait aucun doute, la présomption vient confirmer a contrario qu’il n’est pas exclu que le Parlement neutralise unilatéralement les obligations internationales d’un État et le principe pacta sunt servanda. Paul Matter consacre la conception de la « souveraineté » interne du Parlement et la mission du juge en tant qu’organe d’application de la volonté générale.
19L’objectif de cette doctrine est d’éviter, autant que faire se peut, les inconvénients d’une jurisprudence fluctuante en matière de rapports entre le traité et la loi. Si quelques décisions considéraient que la lex posterior (que ce soit le traité ou la loi) devait l’emporter en cas de conflit (v. Req. 25 juill. 1887, Grus c/ Ricordi et Durdilli, D. 1888. I. 5), une contradiction existait entre un courant jurisprudentiel validant la thèse de la primauté du traité (v. Civ. 15 juill. 1811, Dame Champeaux-Grammont*) et celui validant la supériorité de la loi postérieure (v. Req. 17 janv. 1922, Chemins de fer d’Alsace-Lorraine c/ Schwartz, S. 1922. I. 225). Cependant, la recherche d’une interprétation conciliante ne lève pas toutes les incertitudes, bien qu’elle ouvre des voies intéressantes. Ainsi, la jurisprudence du Conseil d’État offre quelques illustrations de la conciliation des deux normes avec succès. À titre d’exemple, dans sa décision Hurni, le Conseil d’État considère qu’il peut appliquer un traité antérieur à une loi si son champ d’application est plus étroit que celui de la loi (CE 7 avr. 1965, Hurni, no 57537, Lebon 225). Cependant, l’arrêt Sanchez ne systématise pas les rapports entre le droit international et le droit interne qui continuent à être appréciés au cas par cas, en fonction principalement de la rédaction de la loi en cause.
B. – L’affirmation de la primauté de la loi
20Après une description des deux positions en présence, Paul Matter termine ses conclusions en abordant les rapports entre la loi et le traité, en cas d’irréductible contradiction entre les deux. Il conclut au rejet de la primauté du droit international (concl. Matter, p. 710-711) : « À supposer même qu’il y eut conflit […] quel serait le devoir du juge ? Ici, aucun doute, vous ne connaissez ou ne pouvez connaître d’autre volonté que celle de la loi ». Cette solution est le corolaire logique du renversement de la présomption de compatibilité entre la loi et le traité (v. supra, § 18). Ce développement n’est pas repris par la Cour qui n’en avait pas besoin pour rejeter le pourvoi. Cependant, ces appréciations correspondent à la doctrine dominante dans l’esprit des juges jusqu’en 1975.
21À cet égard, le procureur général s’inspire à nouveau de la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis et de sa décision Whitney v. Robertson (9 janv. 1888, 124 U.S. 190 (1888) citée par concl. Matter, p. 710). Cette décision consacre l’impossibilité pour le juge de contester la loi décidée par le Parlement. Elle distingue les responsabilités de chacun : si le législateur vote la loi, le juge l’applique et c’est l’Exécutif qui reçoit les éventuelles plaintes émanant d’un État concernant le non-respect d’un traité.
22C’est la philosophie qui traverse les conclusions Matter. Au demeurant, la primauté du droit international n’était pas prévue par les lois constitutionnelles de la Troisième République. Selon une pratique dualiste, il fallait accueillir le traité dans le droit interne par le biais d’une promulgation. Celle-ci dépendait de l’initiative du chef de l’État qui pouvait prendre un décret pour incorporer le traité au droit interne (v. l’article 8 de la Loi du 24 févr. 1875 sur les rapports des pouvoirs publics). Le traité accédait ainsi au rang de loi (v. A. Berramdane, p. 123-125). Les deux sources – législative et conventionnelle – étant mis au même rang, il était possible d’y déroger à l’un par un autre. En cas de conflit, primait ainsi la règle postérieure. L’article 28 de la Constitution de 1946 et l’article 55 de celle de 1958 mettent, en principe, un terme à cette pratique en organisant la primauté du droit international. Cependant, au motif que le juge interne n’avait pas compétence pour faire prévaloir le droit international sur une loi postérieure, les rapports entre le traité et la loi postérieure n’en resteront pas moins relativement figés selon les principes énoncés dans la « doctrine Matter » jusqu’à la décision « IVG » du Conseil constitutionnel en 1975 (v. Cons. const., Loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse*).
23Le triomphe de la lex posterior n’était cependant pas absolu. Ainsi, le procureur général Touffait évoque plusieurs jurisprudences de cour d’appel qui montrent qu’après 1946, les juges du fond pouvaient appliquer un traité de préférence à une loi postérieure (v. concl. Touffait, préc. et A. Touffait, « Du conflit du traité avec la loi postérieure », p. 379-406, citant notamment : CA Dijon, 16 févr. 1952 et Paris, 8 juin 1971). Ces solutions respectaient la lettre des articles 28 de la Constitution de la Quatrième République et de l’article 55 de celle de la Cinquième consacrant une vision moniste à primauté de droit international.
24À l’opposé, le Conseil d’État a appliqué de manière rigoureuse le principe de la lex posterior (v. CE 1er mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France, no 62814, Lebon 149). La commissaire du gouvernement dans cette affaire reprend à l’identique le raisonnement de Paul Matter. Après avoir incité le juge à un effort de conciliation, Mme Questiaux rappelle que « si le législateur a manifesté une volonté précise, […] aucune disposition de la Constitution, et l’article 55 en particulier ne dispense, le juge de respecter cette volonté » (concl. Questiaux, AJDA 1968. 238). Le Conseil d’État s’en est tenu à cette position jusqu’à l’arrêt Nicolo* de 20 octobre 1989.
25Toutefois, le problème de conflit entre le traité et la loi postérieure ne s’est pas posé fréquemment car, comme l’énonce la « doctrine Matter », le législateur ne cherche pas, dans la majorité des cas, à empiéter sur le droit international. Comme le soulignait le procureur général Touffait dans ses conclusions sur l’arrêt Société « Cafés Jacques Vabre »*, ce problème ne s’est même jamais posé devant la Cour de cassation de manière directe après 1945 (v. concl. Touffait, D. 1975. 500 ; v. aussi P. Reuter, p. 78). L’absence de conflit peut s’expliquer par un succès de la « doctrine Matter » comme le montre un arrêt de la Chambre sociale de 1954 où le conflit a été résolu par une interprétation conciliante de la loi et du traité (Soc. 18 févr. 1954, Allard c/ Jaupart, no 41.307, Bull. no 116, p. 87 ; v. également CE 7 avr. 1965, Hurni, préc.).
26La doctrine Matter permet d’expliquer la réticence des juges français à écarter la loi postérieure et contraire au droit international. Néanmoins, on oublie trop souvent le fait qu’elle promouvait une solution intermédiaire, qui impliquait que le juge tente une conciliation interprétative, qui permette à la fois le respect de la loi et du traité.
27La jurisprudence récente du Conseil d’État montre que la « doctrine Matter » continue de jouer un rôle dans l’esprit des juges, même si parfois elle joue au bénéfice du droit interne. Ainsi, dans la décision Koné du 3 juillet 1996 (CE, ass., no 169219, Lebon 255), le Conseil d’État a interprété une convention internationale d’extradition à la lumière d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, pour éviter une contradiction entre la convention et le bloc de constitutionnalité. Qu’il ait forgé ce principe fondamental pour les besoins de la cause, c’est un problème qui dépasse les cadres du présent commentaire (v. à ce sujet le commentaire dans GAJA, 19e éd., 2013, no 96, p. 708).
Adrien Foulatier
Bibliographie
D. Anzilotti, Cours de droit international, Recueil Sirey, Paris, 1929, rééd. Éditions Panthéon-Assas, 1999, p. 49-65 ; F. Pfloeschner, Les dispositions de la Constitution du 27 octobre 1946 sur la primauté du droit international et leur effet sur la situation des étrangers en France sous la IVe République, Minard, Paris, 1961, 212 p. ; SFDI, L’application du droit international par le juge français, Colloque de Grenoble, Paris, Armand Colin, 1972, 128 p. ; P. Reuter, Droit international public, Paris, PUF, 6e édition, 1983, spéc. p. 74-84 ; C. Rousseau, Droit international public, Paris, Sirey, 1971, t. 1, spéc. p. 253-266 ; A. Touffait, « Du conflit du traité avec la loi postérieure », Mélanges Ancel, t. 1, Paris, Pedone, 1975, p. 379-406 ; D. Alland, « Jamais, parfois, toujours. Réflexions sur la compétence de la Cour de cassation en matière d’interprétation des conventions internationales », RGDIP 1996-3, p. 599-652 ; C. Bradley, « The Charming Betsy Canon and Separation of Powers : Rethinking the Interpretive Role of International Law », The Georgetown Law Journal ; Vol. 86, 1997, p. 479-537 ; A. Berramdane, La hiérarchie des droits : droits internes et droits européen et international, L’Harmattan, 2002, spéc. p. 123-130.
Voir aussi dans cet ouvrage :
Civ. 15 juill. 1811, Dame Champeaux-Grammont, v. comm. no 1 ; Cons. const. 15 janv. 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse, v. comm. no 8 ; Cass., ch. mixte, 24 mai 1975, Société « Cafés Jacques Vabre », v. comm. no 9 ; CE, ass., 20 oct. 1989, Nicolo, v. comm. no 16 ; CE, ass., 29 juin 1990, GISTI, v. comm. no 17.
5
CONSEIL D’ÉTAT
Autorité de la chose interprétée – Acte clair – Dialogue des juges – Question préjudicielle – Rapports des systèmes (UE/droit interne) – Stare decisis
CE ass., 19 juin 1964, no 47007, 47008, 47028, 47029, 47030, 48961, 48962, 49019, Société des pétroles Shell-Berre et autre
(Lebon 344-348, concl. N. Questiaux ; RD publ. 1964. 1019, concl. ; RTD eur. 1965. 121 ; RGDIP 1964. 1015 ; ILR, vol. 45, p. 455 ; AJDA 1964. 438, note A. de Laubadère ; JDI 1964. 794 note J. de Soto ; D. 1964. Chron. 283, note C.A. Colliard ; CMLR 1964. 462)
ARRÊT
Considérant que, conformément à l’article 55 de la Constitution, les juridictions françaises sont tenues de faire application du Traité instituant la Conseil d’État ; que si l’article 177 de ce Traité stipule que la Cour de Justice de la Communauté économique européenne est « compétente pour statuer, à titre préjudiciel », notamment sur « l’interprétation » de ce Traité et organise, à cet effet, une procédure de renvoi des juridictions nationales à la Cour de Justice, il résulte des termes mêmes de cet article qu’une juridiction nationale, dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, telle que le Conseil d’État statuant au contentieux, n’est tenue de surseoir à statuer sur une affaire pendante devant elle et de saisir la Cour de Justice de la Communauté économique européenne que si une « question » relative à l’interprétation du Traité est « soulevée » dans cette affaire ; qu’il ne saurait en être ainsi que dans le cas où il existe un doute sur le sens ou la portée d’une ou plusieurs clauses du traité applicables au litige principal et si, de la solution de cette difficulté, dépend l’issue du litige ; (…)
Considérant que les sociétés requérantes font valoir que les prescriptions de l’arrêté du 3 janvier 1959 relatives à la création et à l’extension des installations de distribution de produits pétroliers apporteraient ou seraient susceptibles d’apporter des restrictions aux importations des produits en provenance des États de la Communauté européenne, introduiraient des discriminations au détriment des sociétés distributrices de produits d’origine communautaire et seraient, en conséquence, incompatibles avec les dispositions du traité qui interdisent les discriminations en raison de la nationalité, tendent à éliminer les restrictions quantitatives entre les États membres, organisent la libre prestation des services et interdisent les aides des États ou les mesures qui faussent ou menacent de fausser la concurrence ; que les sociétés requérantes soutiennent en outre qu’en admettant même que le régime institué par la loi du 30 mars 1928 entre dans le champ d’application de l’article 37 du Traité, l’arrêté ministériel du 3 janvier 1959 serait susceptible de contenir des dispositions contraires à certaines règles édictées par ledit article ;
Considérant qu’aux termes du premier paragraphe de l’article 37 précité [du Traité] « Les États membres aménagent progressivement les monopoles nationaux présentant un caractère commercial, de telle façon qu’à l’expiration de la période de transition soit assurée, dans les conditions d’approvisionnement et de débouchés, l’exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des États membres. Les dispositions du présent article s’appliquent à tout organisme par lequel un État membre, de jure ou de facto, contrôle, dirige ou influence sensiblement, directement ou indirectement les importations ou les exportations entre les États membres. Ces dispositions s’appliquent également aux monopoles d’État délégués » ;
Considérant d’une part qu’il résulte clairement de cette clause que son champ d’application comprend les régimes tels que celui auquel, en vertu des prescriptions de la législation interne française ci-dessus rappelées, sont soumises les entreprises titulaires d’autorisations spéciales d’importation de produits pétroliers ; (…)
Considérant que de tout ce qui précède il résulte que les sociétés requérantes ne sauraient se prévaloir utilement, à l’appui de leurs conclusions subsidiaires ci-dessus analysées, de ce que l’arrêté litigieux pourrait être contraire soit à certaines clauses du Traité de la Communauté économique européenne relatives au régime de droit commun, soit aux clauses de l’article 37, relatives aux monopoles nationaux et aux régimes assimilés ; que, dans ces conditions, la solution du litige n’est subordonnée à aucune question d’interprétation du Traité ; que, dès lors, les conclusions sus-analysées qui tendent à ce que le Conseil d’État saisisse la Cour de Justice de la Communauté économique européenne ne peuvent être accueillies ;
[Rejet].
OBSERVATIONS
1Cet arrêt n’est certainement pas l’un des « grands arrêts de la jurisprudence du Conseil d’État », en particulier quant au fond du litige soumis à la juridiction administrative.
2Il n’en reste pas moins « la » référence historique des longues réticences des juridictions administratives françaises – du moins du Conseil d’État, juridiction non susceptible d’appel – à participer au « dialogue des juges » dans le cadre du droit communautaire et du droit de l’Union européenne. Plus particulièrement, à propos du renvoi préjudiciel, « instrument privilégié » du dialogue des juges, au moins dans le cadre du contentieux interne. Mais aussi, à l’inverse, en cas de refus du renvoi, dispositif qui constitue un obstacle procédural en amont des contentieux juridictionnels.
3À l’époque d’ailleurs les juridictions judiciaires partageaient la même réticence quant à la mise en œuvre de l’article 177 du traité CEE, première base juridique du dialogue des juges par le jeu des questions préjudicielles (cf. Crim. 19 févr. 1964, Riff et Sté Grande limonaderie alsacienne, no 63-90.549, Bull. crim. no 57, p. 125).
4On a pu relever et dénoncer plus récemment – en particulier dans l’arrêt du Conseil d’État du 22 décembre 1978, dans la tout aussi célèbre affaire Cohn-Bendit (22 déc. 1978, no 11604, Lebon 524), le refus de l’invocabilité directe d’une directive à l’encontre d’une décision administrative individuelle française. Paradoxalement, c’est dans les conclusions Genevois sous la présente affaire que la juridiction administrative s’est appropriée la formule « dialogue des juges », née sous la plume du président R. Lecourt dans son ouvrage L’Europe des juges, Bruylant, 1976. Etait contesté en l’espèce un arrêté ministériel de 1959, en application de la loi française de 1928 sur le régime douanier des importations de pétrole. Le juge administratif admet que ce régime entre dans le champ d’application de l’article 37 du traité CEE sur l’aménagement des monopoles nationaux de caractère commercial au cours de la période de transition.
5Pour cette juridiction, le Conseil d’État, qui se reconnaît en principe tenu de respecter la procédure de question préjudicielle à la Cour de Justice des Communautés européennes puis de l’Union européenne (et désormais également le Tribunal de l’UE), alors énoncée dans l’article 177 du traité CEE de 1957 (désormais articles 256 et 267 du TFUE), en vertu de l’article 55 de la Constitution, il n’y a pas lieu en l’espèce de mettre en œuvre cette procédure, « la solution du litige (n’étant) subordonnée à aucune question d’interprétation du Traité ». Il en va ainsi soit parce que le droit commun de la libre circulation des marchandises n’est pas pertinent, puisqu’il faut faire application de l’article 37 du Traité, soit parce que l’arrêté en cause ne peut être contraire aux dispositions de cet article 37 dans cette phase de transition de la Communauté économique européenne.
6Or cette dernière conclusion suppose évidemment une interprétation de ladite disposition et de ses rapports avec d’autres dispositions du Traité. Disposition conventionnelle dont « l’obscure clarté » a été relevée par tous les commentateurs critiques de cet arrêt.
7Quelle que soit sa justification en l’espèce, ce précédent repose sur une jurisprudence établie, celle dite de « l’acte clair », qui autorise le juge à ne pas interroger l’interprète authentique de l’acte juridique invoqué devant lui lorsqu’il est convaincu que l’interprétation s’impose d’elle-même (Crim. 26 juill. 1867, Guérin, Bull. crim. no 170, p. 282 ; CE 1er juill. 1938, Jabin-Dudognon, no 57674, Lebon 607).
8Historiquement, cet arrêt intervient à une étape encore précoce de la reconnaissance par les juridictions françaises de leur fonction d’application autonome des normes « externes » en droit interne : en particulier, s’applique encore le recours aux questions préjudicielles posées à l’exécutif gouvernemental pour l’interprétation des traités internationaux par les juridictions françaises. La doctrine de l’acte clair vise à limiter ce recours à l’interprétation par le ministère des Affaires étrangères, juge et partie (CE 29 juin 1961, Bonduelle, no 94302, Lebon 376). Ce n’est donc pas parce que cette technique aurait été inédite pour le juge français qu’elle n’a pas reçu un accueil favorable immédiat. Il faudra attendre une vingtaine d’années pour que le Conseil d’État accepte la théorie de l’effet direct et de l’invocabilité directe des normes communautaires – conventionnelles et dérivées – et abandonne le renvoi en interprétation des conventions internationales par l’autorité gouvernementale, en fait par l’administration des affaires étrangères (v. le commentaire de l’arrêt GISTI* du 29 juin 1990). Il est vrai qu’à l’époque le risque de sanction de la mauvaise participation d’un juge national au dialogue intracommunautaire pouvait sembler très théorique.
9On peut relever, pourtant, que la jurisprudence française des années 1960 retenait déjà l’exigence d’une interprétation sollicitée par les juridictions nationales auprès des institutions internationales en charge, selon leur statut, de l’interprétation des chartes constitutives de leur organisation de rattachement (au sujet d’un règlement CEE, v. Cour de Douai, ch. soc., 8 oct. 1963, Caisse Régionale de Sécurité Sociale de Lille c/ Torrekens, AFDI 1954. 857, chron. A-C. Kiss).
10Cette approche fondée sur la théorie de l’acte clair n’est pas condamnée en tant que telle par la Cour de Luxembourg : selon son arrêt SRL CILFIT (CJCE 6 oct. 1982, aff. 283/81, Rec. 3415), le renvoi préjudiciel ne s’impose pas – même de la part d’une juridiction « suprême » nationale –, en l’absence de tout « doute raisonnable » quant à l’interprétation d’une disposition du droit communautaire (plus précisément, lorsque l’application du droit communautaire s’impose « avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée ») ou si la CJCE a déjà eu l’occasion de donner l’interprétation sollicitée (la Cour renvoie à son arrêt du 27 mars 1963, Da Costa, aff. 28 à 30/62, Rec. 61) et a fortiori s’il existe une jurisprudence établie en faveur d’une interprétation donnée « quelle que soit la nature des procédures qui ont donné lieu à cette jurisprudence » (arrêt CILFIT, § 14). Encore faut-il, pour ne pas porter atteinte à l’application uniforme du droit communautaire – que cette opinion sur l’interprétation évidente de la disposition communautaire puisse être attribuée à n’importe quelle juridiction des autres États membres (« la juridiction nationale doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux juridictions des autres États membres et à la Cour de Justice », arrêt CILFIT, § 16).
11Cette condition n’était évidemment pas remplie dans l’arrêt Shell-Berre. Il aurait fallu s’assurer des conditions posées par le précédent CILFIT en vue d’éviter des divergences de jurisprudence au sein de l’Union européenne : la nécessaire « comparaison des versions linguistiques » (§ 18), le respect de l’autonomie de l’interprétation communautaire de certaines notions (§ 19), l’évaluation du contexte du droit communautaire (§ 20).
12L’arrêt CILFIT confirme cependant que le juge national n’est pas tenu de donner suite à l’argumentation d’une partie qui repose sur la nécessité d’une interprétation d’une disposition communautaire pour la solution du litige porté devant ce juge. Ce n’est qu’une fois donnée par lui une réponse positive sur ce premier point (pertinence de la question d’interprétation), que la théorie de l’acte clair se révèle utile.
13La jurisprudence communautaire est-elle plus explicite sur le recours à la théorie de l’acte clair que la jurisprudence du Conseil d’État. Une des rares occurrences en ce sens se trouve dans l’arrêt Intermodal Transports BV (CJCE 15 sept. 2005, aff. C-495/03, Rec. I-8151).
14La première application du recours préjudiciel à l’initiative du Conseil d’État remonte à l’arrêt du 10 juillet 1970, Synacomex c/ ONIC (no 76643, Lebon 477).
15Un dialogue des juges sincère et efficace, impératif dans une intégration par le droit, suppose une acceptation mutuelle du rôle des juridictions nationales et supranationales. L’approche repose sur l’acceptation par les juridictions nationales des principes directeurs de l’ordre juridique de l’Union européenne et de leur fonction de juges de droit commun de cet ordre juridique. C’est le manque de confiance mutuelle entre juges qui a longtemps perturbé la pratique du renvoi par les juridictions administratives – techniques de refus pour ces dernières, « activisme abusif » prêté à la juridiction communautaire. Fondamentalement, le juge national voit dans le dialogue des juges un dessaisissement de sa compétence d’interprétation plus qu’un partage de cette compétence ; ce refus heurte de front l’affirmation de la compétence exclusive de la juridiction communautaire.
16Aussi le Conseil d’État a maintenu pendant une très longue période la tentation d’un recours abusif à la théorie de l’acte clair, souvent à l’encontre des recommandations des commissaires du gouvernement. De façon très spectaculaire encore dans l’arrêt d’Assemblée du 12 octobre 1979, Syndicat des importateurs de vêtements et produits artisanaux (no 08788, Lebon 374 – cinq invocations dans une seule affaire), en vue d’écarter l’invocabilité directe par des particuliers de dispositions de décisions communautaires. Encore aujourd’hui, et malgré l’impact du principe de l’effet direct, la statistique des renvois préjudiciels au cours des dix dernières années illustrerait plus l’activisme des juridictions italiennes et allemandes que celui des juges français.
17Le Conseil constitutionnel français n’a fait usage, pour son propre compte, du renvoi préjudiciel vers le juge communautaire que très récemment, à propos de réponses à des questions prioritaires de constitutionnalité, à la fois pour des raisons techniques (délai très court de la procédure devant le Conseil constitutionnel : voir la no 2006-540 DC, 27 juill. 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, Rec. Cons. const. 88), et parce que le Conseil constitutionnel ne s’estime compétent qu’en cas d’incompatibilité manifeste d’une loi nationale de transposition avec une directive communautaire et renvoie pour le reste aux juridictions ordinaires. Mais il n’hésite pas à rappeler aux juridictions administratives et judiciaires leur obligation à cet égard (par exemple, no 2011-631 DC, 9 juin 2011, Loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, Rec. Cons. const. 252). La question préjudicielle sera posée à la Cour de Luxembourg lorsque le Conseil constitutionnel estime que la CJUE est « seule compétente » pour interpréter la disposition pertinente (Cons. const., no 2013-314 P QPC, 4 avr. 2013, Mandat d’arrêt européen, Rec. Cons. const. 523, et 14 juin 2013, Jeremy F.*).
18Une autre technique a été mise en œuvre par le Conseil d’État, qui rencontre également l’assentiment de la juridiction communautaire – dès lors qu’elle reconnaît à ses arrêts interprétatifs une autorité qui dépasse le cadre du litige principal – à condition d’en faire un usage raisonnable. La dispense du recours à la question préjudicielle en interprétation est justifiée s’il existe déjà une interprétation « authentique », c’est-à-dire en l’espèce émanant des juridictions communautaires, et sous réserve de la possibilité inverse de poser une question préjudicielle dans l’espoir d’une réponse inédite – les juridictions européennes n’étant pas tenues par l’autorité du précédent (« doctrine du précédent » (stare decisis)). La première utilisation de la « théorie du précédent » par le Conseil d’État – combinée ici avec la théorie de l’acte clair – remonte à l’arrêt du 10 février 1967 dans l’affaire Société des Établissements Petitjean et autres (no 59125, Lebon 63), pour conclure à l’absence d’invocabilité directe d’un moyen tiré de la méconnaissance d’un acte communautaire par un texte interne, ce qui incite à s’interroger sur la sincérité de l’appel au précédent. Tel est d’autant plus le cas lorsque ledit précédent n’apparaît pas dans un arrêt rendu sur question préjudicielle.
19De tels faux-fuyants sont plus contestables encore s’il s’agit d’une appréciation de validité – et non pas seulement d’interprétation – de normes de droit dérivé, au regard de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, dès lors qu’elle affirme sa compétence exclusive en la matière et l’effet erga omnes de ses appréciations de validité des actes de l’Union européenne (CJCE 13 mai 1981, International Chemical Corporation, aff. 66/80, Rec. 1191 ; 22 oct. 1987, Foto-Frost, aff. 314/85, Rec. 4199 ; 9 nov. 1995, Atlanta Fruchthandelsgesellschaft, aff. C-465/93, Rec. I-3761).
20Sur le long terme, cette tension entre juridictions nationales et communautaires – due à la survivance de certaines divergences des jurisprudences – a pu contribuer à justifier et à moduler le souhaitable dialogue des juges, après consécration de l’absence d’automaticité du renvoi préjudiciel. Mais au prix d’un encadrement assez strict de la théorie de l’acte clair (dénommée technique du « renvoi » ou de « l’acte éclairé », v. N. Lepoutre, 2011). Mais il faut attendre l’arrêt de section du 12 décembre 1986 dans l’affaire Société Jean Lion et Compagnie (no 39237, Lebon 280) pour que le Conseil d’État accepte pleinement son rôle de juge de droit commun de l’application du droit communautaire en droit interne. De façon raisonnée, d’ailleurs, car c’est seulement lorsqu’il rencontre un doute sérieux, qu’une étude approfondie du droit communautaire ne permet pas de surmonter, que le Conseil d’État adresse la question préjudicielle pertinente (v. CE 26 janv. 2007, Sté Arcelor Atlantique et Lorraine* ; Crim. 7 juill. 1980, Crujeiras Tome, no 79-93.727, Bull. crim. no 216, p. 563).
21L’acceptation des rôles respectifs des juridictions en cause est de nature à faciliter une influence mutuelle des jurisprudences et donc une utilisation non biaisée des théories juridictionnelles en présence. La Cour de Luxembourg peut juger opportun ou nécessaire d’élargir la portée de la question préjudicielle posée par une juridiction nationale, en vue de donner un effet utile plus significatif à sa réponse (cf. concl. avocat général sous CJCE 7 juin 1988, Mario Roviello, aff. 20/85, Rec. 2805). Ce qui ne correspond pas nécessairement à la stratégie poursuivie par les juges nationaux. Mais cette pratique sera finalement acceptée par l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’État du 11 décembre 2006, dans l’affaire Société Groot en Solt Alium BV et autres*.
22On peut observer qu’avec souvent une anticipation, la Cour de cassation applique des doctrines assez proches de celles du Conseil d’État, avec des réserves semblables (voir Crim. 1er déc. 1966, Oufkir et Dlimi, pour le (non)-renvoi au ministère des Affaires étrangères pour l’interprétation des conventions internationales – no 66-93.235, Bull. crim. no 275).
23La jurisprudence évolue donc selon un mouvement contradictoire : abandon du renvoi vers le pouvoir exécutif pour l’interprétation des conventions internationales, acceptation du renvoi dans le cadre d’un dialogue des juges au sein de l’Union européenne. Peut-être les juridictions nationales ont-elles pris conscience que leur rôle serait mieux sauvegardé par ce dialogue que par la sanction a posteriori qui prévaut dans l’application de la Convention européenne des droits de l’homme.
Patrick Daillier
Bibliographie
M. Lagrange, « La théorie de “l’acte clair”, pomme de discorde ou trait d’union », Gaz. Pal. 1971. I. Doctr., p. 130 ; D. Blanchet, « L’usage de la théorie de l’acte clair en droit communautaire : une hypothèse de mise en jeu de la responsabilité de l’État français du fait de la fonction juridictionnelle ? », RTD eur., vol. 37, 2001-2, p. 397-438 ; N. Fenger, Niels et M. Broberg, « Finding Light in the Darkness : On the Actual Application of the Acte Clair Doctrine », YBEL, vol. 30, 2011, p. 180-212 ; N. Lepoutre, « Le renvoi préjudiciel et l’instauration d’un dialogue des juges. Le cas de la Cour de Justice de l’Union européenne et du juge administratif français », Jurisdoctoria no 6, 2011.
Voir aussi dans cet ouvrage :
CE, ass., 29 juin 1990, GISTI, v. comm. no 17 ; CE, ass., 11 déc. 2006, dans l’affaire Société de Groot, v. comm. no 38.
6
CONSEIL D’ÉTAT
Accord en forme simplifiée – Contrôle de la régularité de l’incorporation de la norme internationale dans l’ordre interne – Ratification – Publication
CE ass., 13 juill. 1965, no 05278, Société Navigator
(Lebon 1965, p. 423, concl. J. Fournier ; Rev. crit. DIP 1966. 610-619, note J. Dehaussy ; AJDA 1965. 470, chron. Puybasset et Puissochet ; JCP 1965. 14349, note P. Level ; RGDIP 1966. 498, note C. Rousseau ; Gaz. Pal. 1965-I, 356 ; AFDI 1966. 846, obs. Kiss ; JDI 1967. 385, note R. Pinto)
DÉCISION
(…)
Considérant qu’il résulte des articles 26 et 28 de la Constitution du 27 octobre 1946 alors en vigueur, que les traités diplomatiques n’ont force de loi que s’ils ont été régulièrement ratifiés et publiés ; que, dans le cas d’un accord dit « en forme simplifiée », c’est-à-dire négocié sans que le président de la République ait eu à délivrer de pleins pouvoirs, la ratification exigée par la Constitution doit être entendue comme une simple approbation donnée par le chef de l’État ; et que cette approbation peut notamment résulter de la signature par le président de la République d’un décret de publication dudit accord au Journal officiel de la République française ;
Considérant que, si les dispositions de l’échange de lettres en date du 25 mars 1954 portant accord entre la France et la Principauté de Monaco et prévoyant notamment l’indemnisation des dommages de guerre subis en France par les ressortissants monégasques ont été publiées au Journal officiel du 15 juin 1954, il est constant que cette publication n’a pas fait l’objet d’un décret signé du président de la République ; qu’à défaut de toute intervention du chef de l’État, ledit échange de lettres ne saurait donc être regardé comme régulièrement ratifié et publié au sens de la Constitution du 27 octobre 1946 ; que, par suite, les juges du fond n’ont pu légalement en faire application à la société requérante ;
Considérant qu’il suit de là qu’en l’absence de toute mesure ayant eu pour effet d’introduire ledit échange de lettres dans l’ordre juridique interne français et à défaut de toute autre disposition d’un accord régulièrement ratifié et publié passé entre la France et la Principauté de Monaco, les droits de la Société Navigator à la réparation du dommage résultant pour elle de la perte de son yacht ne pouvaient être appréciés qu’en fonction des dispositions de la loi du 28 octobre 1946 ; (…)
[Rejet].