Les grands arrêts de la jurisprudence civile
Table des matières
Prenant le relais des doyens Léon Julliot de La Morandière et Alex Weill, les actuels coauteurs de cet ouvrage, voulu, conçu et réalisé par Henri Capitant, en assurent depuis la cinquième édition pour l’un, la huitième édition pour l’autre, c’est-à-dire depuis près d’un demi-siècle, les refontes et mises à jour. À l’occasion de cette treizième édition, il leur est apparu que la pérennité de ce recueil, qui constitue l’ancêtre de tous les recueils de grands arrêts et par là-même appartient un peu au patrimoine juridique français, passait par un rajeunissement de son équipe rédactionnelle. Afin que cet ouvrage conserve sa cohérence, et pour longtemps, il était souhaitable qu’ils s’adjoignent un auteur, jeune, au champ disciplinaire suffisamment large pour embrasser l’ensemble du droit civil et à l’autorité scientifique indiscutée. Le portrait ainsi dressé les a tout naturellement conduits à demander à François Chénedé de se joindre à eux.
F.T. et Y.L.
INDEX DES OUVRAGES LE PLUS SOUVENT CITÉS
1. Traités, manuels, précis
a) Ouvrages anciens
AUBRY et RAU, Cours de droit civil français, 6e et 7e éd., par BARTIN, ESMEIN, PONSARD et DEJEAN DE LA BÂTIE, 1938-1975.
BEUDANT, Cours de droit civil français, 2e éd., publiée par R. BEUDANT et P. LEREBOURS-PIGEONNIÈRE, 19 vol., 1938-1953, avec le concours de Mme BÉQUIGNON-LAGARDE, de MM. BATIFFOL, BRETON, BRÈTHE DE LA GRESSAYE, G. LAGARDE, LE BALLE, LENOAN, R. PERROT, A. PERCEROU, RAYNAUD, RODIÈRE, VOIRIN.
COLIN et CAPITANT, Cours élémentaires de droit civil français, t. 3, 10e éd., 1950, par Léon JULLIOT DE LA MORANDIÈRE.
DALLOZ, Répertoire civil de l’Encyclopédie juridique, 1re éd., 5 vol., 1951-1955; 2e éd., 7 vol., 1969-1976, 10 vol., 2000.
JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, 3e éd., 3 vol., 1938-1940.
JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, Traité de droit civil de COLIN et CAPITANT, refonte, t. 1, 1957 et t. 2, 1959.
PLANIOL et RIPERT, Traité théorique de droit civil français, 2e éd., 13 vol., 1952-1960, plus 1 vol. de tables, 1963, publiée avec le concours de MM. BECQUÉ, BESSON, BOULANGER, ESMEIN, GABOLDE, GIVORD, HAMEL, LEPARGNEUR, LOUSSOUARN, MAURY, PICARD, RADOUANT, ROUAST, R. SAVATIER, J. SAVATIER, TRASBOT, TUNC, VIALLETON.
RIPERT et BOULANGER, Traité de droit civil, d’après le Traité de PLANIOL, 4 vol., 1956-1959.
b) Ouvrages modernes
ANTONMATTÉI et RAYNARD, Contrats spéciaux, 7e éd., Litec, 2013.
ATIAS, Droit civil, Les biens, 9e éd., Litec, 2007 ; Les personnes, les incapacités, 1985.
AUBERT et SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, 14e éd., Sirey, 2014.
BACACHE-GIBEILI, Les obligations, La responsabilité civile extra-contractuelle, 2e éd., Economica, 2012.
BARTHEZ et HOUTCIEFF, Les sûretés personnelles, LGDJ, 2010.
BEHAR-TOUCHAIS et VIRASSAMY, Les contrats de distribution, LGDJ, 1999.
BÉNABENT, Droit de la famille, 3e éd., Montchrestien, 2014 ; Les obligations, 14e éd., Montchrestien, 2014 ; Droit des contrats spéciaux civils et commerciaux, 10e éd., Montchrestien, 2013.
BOULANGER, Droit civil de la famille, aspects comparatifs et internationaux, t. 1, 3e éd., 1997, t. 2, 1994.
BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., LexisNexis, 2014.
CABRILLAC (R.), Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 8e éd., Montchrestien, 2012.
CABRILLAC (R.), Droit des obligations, 11e éd., Montchrestien, 2014.
CABRILLAC (M.), MOULY (Ch.), CABRILLAC (S.) et PÉTEL, Droit des sûretés, 9e éd., Litec, 2010.
CARBONNIER, Droit civil, Introduction, 27e éd., 2002 ; t. 1, Les personnes, 21e éd., 2000 ; t. 2, La famille, 21e éd., 2002 ; t. 3, Les biens, 19e éd., 2000 ; t. 4, Les obligations, 23e éd., 2000. Droit civil, t. 1 et 2, éd. Quadrige, PUF, 2004.
COLLART-DUTILLEUL et DELEBECQUE, Contrats civils et commerciaux, 9e éd., Dalloz, 2011.
COLOMER, Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 12e éd., Litec, 2005.
CORNU, Droit civil, Introduction, Les personnes, Les biens, 12e éd., Montchrestien, 2005 ; Introduction, 13e éd., 2007 ; Les personnes, 13e éd., 2007 ; La famille, 9e éd., 2006 ; Les régimes matrimoniaux, 9e éd., 1997.
DELEBECQUE et PANSIER, Droit des obligations, Contrat, 6e éd., Litec, 2013 ; Responsabilité civile, 6e éd., Litec, 2014.
FABRE-MAGNAN, Les obligations, 3e éd., PUF, t. 1, 2012 ; t. 2, 2013.
FAGES, Droit des obligations, 6e éd., LGDJ, 2014.
FLOUR, AUBERT et SAVAUX, Droit civil, Les obligations, vol. 1, L’acte juridique, 16e éd., Sirey, 2014 ; vol. 2, Le fait juridique, 14e éd., Sirey, 2011 ; vol. 3, Le rapport d’obligation, 8e éd., Sirey, 2013.
FLOUR et CHAMPENOIS, Les régimes matrimoniaux, 2e éd., Sirey, 2001.
FLOUR et SOULEAU, Droit civil, Les successions, 3e éd., Armand Colin, 1991 ; Les Libéralités, Armand Colin, 1982.
FRANÇOIS, Les obligations, régime général, Economica, 3e éd., 2013 ; Les sûretés personnelles, Economica, 2004.
GHESTIN, Cause de l’engagement et validité du contrat, LGDJ, 2006 ; Traité de droit civil, La formation du contrat, 3e éd., LGDJ, 1993.
GHESTIN, BILLIAU et LOISEAU, Le régime des créances et des dettes, LGDJ, 2005.
GHESTIN et DESCHÉ, Traités des contrats, La vente, LGDJ, 1990.
GHESTIN et GOUBEAUX, Traité de droit civil, Introduction générale, 4e éd., LGDJ, 1994, avec le concours de Muriel FABRE-MAGNAN.
GHESTIN, JAMIN et BILLIAU, Traité de droit civil, Les effets du contrat, 2e éd., LGDJ, 1994.
GHESTIN, LOISEAU et SERINET, La formation du contrat, t. 1, Le contrat, le consentement, t. 2, L’objet et la cause, les nullités, 4e éd., LGDJ, 2013.
GOUBEAUX, Traité de droit civil, Les personnes, LGDJ, 1989.
GRIMALDI, Droit civil, Successions, 6e éd., Litec, 2001 ; Libéralités, Partages d’ascendants, Litec, 2000.
GROSS et BIHR, Contrats, t. 1, Ventes civiles et commerciales, baux d’habitation, baux commerciaux, 2e éd., PUF, 2002.
GRYNBAUM, Droit civil, Les obligations, 2e éd., Hachette, 2007.
HAUSER et HUET-WEILLER, Traité de droit civil, La famille, Fondation et vie de la famille, 2e éd., LGDJ, 1993 ; Dissolution de la famille, LGDJ, 1991.
HUET, DECOCQ, GRIMALDI et LÉCUYER, Traité de droit civil, Les principaux contrats spéciaux, 3e éd., LGDJ, 2012.
JUBAULT, Droit civil, les successions, les libéralités, 2e éd., Montchrestien, 2010.
LABARTHE et NOBLOT, Le contrat d’entreprise, LGDJ, 2008.
LABBÉE, Introduction générale au droit, Pour une approche éthique, 1998.
LABRUSSE-RIOU, Droit de la famille, 1984.
LARROUMET, Droit civil, t. 1, Introduction à l’étude du droit privé, 6e éd., avec A. AYNÈS, Economica, 2013 ; t. 2, Les biens, droits réels principaux, 5e éd., Economica, 2006 ; t. 3, Les obligations, Le contrat, 7e éd., avec S. BROS, Economica, 2014 ; t. 4, Les obligations, Régime général, 3e éd. par J. FRANÇOIS, Economica, 2013 ; t. 5, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, par M. BACACHE-GIBEILI, 2e éd., 2012 ; t. 7, Les sûretés personnelles, par J. FRANÇOIS, Economica, 2004.
LE TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, 10e éd., Dalloz, 2014.
MAISTRE DU CHAMBON, Droit des obligations, Régime général, PUG, 2005.
MALAURIE et AYNÈS, Droit civil, Introduction au droit, par MALAURIE et MORVAN, 5e éd., Defrénois, 2014 ; Les personnes, La protection des mineurs et des majeurs, par MALAURIE, 7e éd., Defrénois, 2014 ; La famille, par MALAURIE et FULCHIRON, 4e éd., Defrénois, 2011 ; Les obligations, par MALAURIE, AYNÈS et STOFFEL-MUNCK, 4e éd., Defrénois, 2013 ; Les biens, 5e éd., Defrénois, 2013 ; Les sûretés, La publicité foncière, par AYNÈS et CROCQ, 8e éd., Defrénois, 2014 ; Les régimes matrimoniaux, 4e éd., Defrénois, 2013 ; Les successions, Les libéralités, par MALAURIE et BRENNER, 6e éd., Defrénois, 2014 ; Les contrats spéciaux, par MALAURIE, AYNÈS et GAUTIER, 7e éd., Defrénois, 2014.
MALINVAUD, Introduction à l’étude du droit, 14e éd., Litec, 2013 ; Les obligations, avec FENOUILLET et MEKKI, 13e éd., Litec, 2014.
MARTY et RAYNAUD, Droit civil, Introduction générale à l’étude du droit, 2e éd., Sirey, 1972 ; Les personnes, par RAYNAUD, 3e éd., Sirey, 1976 ; Les obligations, t. I, Les sources, par RAYNAUD, 2e éd., Sirey, 1988, t. II, Les effets, par RAYNAUD et JESTAZ, 2e éd., Sirey, 1989 ; Les biens, par P. JOURDAIN, Sirey, 1995 ; Les sûretés, La publicité foncière, par RAYNAUD et JESTAZ, 2e éd., Sirey, 1987 ; Les régimes matrimoniaux, par RAYNAUD, 2e éd., Sirey, 1985 ;Les successions et les libéralités, par RAYNAUD, Sirey, 1983.
MAZEAUD (H., L. et J.), Leçons de droit civil, t. I, 1er vol., Introduction à l’étude du droit, par CHABAS, 12e éd., Montchrestien, 2000 ; MAZEAUD (H., L., J.) et F. CHABAS, t. I, 2e vol., Les personnes : la personnalité, les incapacités, 8e éd., Montchrestien, 1997, par F. LAROCHE-GISSEROT ; t. I, 3e vol., La famille, par LEVENEUR, 7e éd., Montchrestien, 1995 ; t. II, 1er vol., Obligations : théorie générale, par CHABAS, 9e éd., Montchrestien, 1998 ; t. II, 2e vol., Biens : droit de propriété et ses démembrements, par CHABAS, 8e éd., Montchrestien, 1994 ; t. III, 1er vol., Sûretés, Publicité foncière, par Y. PICOD, 7e éd., Montchrestien, 1999 ; t. III, 2e vol., Principaux contrats : 1re partie, Vente et échange, par DE JUGLART, 7e éd., Montchrestien, 1987, Régimes matrimoniaux, par DE JUGLART, 5e éd., Montchrestien, 1982 ; 2e vol., Successions, Libéralités, 5e éd. par L. et Sabine LEVENEUR, Montchrestien, 1999.
MESTRE, PUTMAN et BILLIAU, Droit commun des sûretés réelles, LGDJ, 1996 ; Droit spécial des sûretés réelles, LGDJ, 1996.
MIGNOT, Droit des sûretés, Montchrestien, 2e éd., 2008.
POUMARÈDE, Droit des obligations, 3e éd., LGDJ, 2014.
ROCHFELD, Les grandes notions du droit privé, PUF, 2013.
ROLAND, Droit des libéralités, 2000.
SAUPHANOR-BROUILLAUD, Les contrats de consommation, règles communes, LGDJ, 2013, avec le concours de E. POILLOT, C. AUBERT DE VINCELLES et G. BRUNAUX.
SÉRIAUX, Le droit, une introduction, 1997 ; Droit des obligations, 2e éd., PUF, 1998 ; Manuel de droit des successions et des libéralités, PUF, 2003.
SIMLER, Cautionnement : garanties autonomes, garanties indemnitaires, 5e éd., 2015.
SIMLER et DELEBECQUE, Droit civil, Les sûretés, La publicité foncière, 6e éd., Dalloz, 2012.
STARCK, ROLAND et BOYER, Introduction au droit, Litec, 2002 ; Obligations : 1. Responsabilité délictuelle, 5e éd., Litec, 1996 ; 2. Contrat, 6e éd., Litec, 1998 ; 3. Régime général, 6e éd., Litec, 1999.
TERRÉ, Introduction générale au droit, 9e éd., Dalloz, 2012.
TERRÉ et FENOUILLET, Les personnes, Personnalité, incapacité, protection, 8e éd., Dalloz, 2012 ; La famille, 8e éd., Dalloz, 2011.
TERRÉ, LEQUETTE et GAUDEMET, Droit civil, Les successions, Les libéralités, 4e éd., Dalloz, 2014.
TERRÉ et SIMLER, Les biens, 9e éd., Dalloz, 2014 ; Les régimes matrimoniaux, 7e éd., Dalloz, 2015.
TERRÉ, SIMLER et LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, 11e éd., Dalloz, 2013.
TESTU, Contrats d’affaires, Dalloz, 2011.
TEYSSIÉ, Droit civil, Les personnes, 15e éd., Litec, 2014.
THÉRY, Sûretés et publicité foncière, 2e éd., PUF, 1998.
VINEY, Introduction à la responsabilité, 3e éd., LGDJ, 2006.
VINEY et JOURDAIN, Les conditions de la responsabilité, avec le concours de S. CARVAL, 4e éd., LGDJ, 2013 ; Les effets de la responsabilité, 3e éd., LGDJ, 2010.
ZÉNATI et REVET, Les biens, 3e éd., PUF, 2008 ; Contrats, théorie générale, quasi-contrats, PUF, 2014 ; Obligation, régime, PUF, 2012 ; Successions, PUF, 2012.
2. Recueils de grands arrêts, avis et décisions
ANCEL et LEQUETTE, Grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 5e éd., Dalloz, 2006.
BERGER, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, 13e éd., Sirey, 2014.
DESGORCES, AUBRY et NAUDIN, Les grandes décisions de la jurisprudence civile, PUF, 2011.
FAVOREU et PHILIP et al., Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 17e éd., Dalloz, 2013.
LONG, WEIL, BRAIBANT, DELVOLVÉ et GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 19e éd., Dalloz, 2013.
MESTRE, PUTMAN et VIDAL (sous la direction de), Grands arrêts du droit des affaires, Dalloz, 1995.
PÉLISSIER, LYON-CAEN, JEAMMAUD et DOCKÈS, Les grands arrêts du droit du travail, 3e éd., Dalloz, 2004.
SUDRE, MARGUÉNAUD, ANDRIANTSIMBAZOVINA, GOUTTENOIRE et LEVINET, Les Grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 6e éd., PUF, 2011.
3. Vocabulaires, lexiques
CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri-Capitant, 10e éd., PUF, coll. « Quadrige », 2014.
GUINCHARD et DEBARD, Lexique des termes juridiques, 22e éd., Dalloz, 2014.
ROLAND et BOYER, Adages du droit français, 4e éd., 1999 ; Locutions latines du droit français, 3e éd., 1993.
4. Avant-projets
CATALA, Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, Ministère de la Justice, La Documentation française, 2006.
TERRÉ, Pour une réforme du droit des contrats, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2009 ; Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2011 ; Pour une réforme du régime général des obligations, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2013.
LIVRE VII
LES OBLIGATIONS
142
POURPARLERS PRÉCONTRACTUELS.
RUPTURE UNILATÉRALE. FAUTE. DOMMAGE
Com. 26 novembre 2003, Soc. Alain Manoukian c/ Wajsfisz
(D. 2004. 869, note A.‑S. Dupré-Allemagne, JCP 2004. I. 163, no 18, obs. G. Viney, JCP E 2004. 738, note Ph. Stoffel-Munck, RDC 2004. 257, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2004. 80, obs. J. Mestre et B. Fages)
En conduisant des négociations parallèles, alors que les parties étaient parvenues à un projet d’accord aplanissant la plupart des difficultés, et en concluant un accord dont elle n’a informé son partenaire que 14 jours après, en lui laissant croire dans cet intervalle que la conclusion du contrat projeté restait possible, une partie a rompu unilatéralement et avec mauvaise foi des pourparlers.
Les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permette d’espérer la conclusion du contrat.
Le simple fait de contracter, même en connaissance de cause, avec une personne ayant engagé des pourparlers avec un tiers ne constitue pas, en lui-même et sauf s’il est dicté par l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses, une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur.
Faits. — La société Manoukian a entrepris, au printemps 1997, avec les consorts Wajsfisz, actionnaires de la société Stuck, une négociation afin que ceux-ci lui cèdent les actions composant le capital de cette société. Le 24 septembre 1997, soit environ six mois après le début des pourparlers, un projet d’accord stipulant diverses conditions suspensives qui devaient être réalisées avant le 31 octobre fut établi. Le 16 octobre, la société Manoukian accepta les demandes de modification formulées par les cédants et proposa de reporter au 15 novembre 1997 la date limite de réalisation des conditions. Les actionnaires de la société Stuck n’ayant formulé aucune observation, la société Manoukian leur adressa le 13 novembre un nouveau projet de cession. Après avoir laissé croire à la société Manoukian que seule l’absence de l’expert-comptable de la société Stuck retardait la signature de ce protocole, les consorts Wajsfisz ont informé celle-ci, le 24 novembre, qu’ils avaient consenti, dès le 10 novembre, à la société Les complices une promesse de cession des actions de la société Stuck.
La société Manoukian a alors exercé contre les consorts Wajsfisz ainsi que contre la société Les complices une action en responsabilité pour rupture fautive des pourparlers. La cour de Paris a reconnu la responsabilité des premiers mais non celle de la seconde. Elle a condamné les consorts Wajsfisz à payer à la société Manoukian 400 000 francs de dommages-intérêts.
Les consorts Wajsfisz et la société Manoukian ont, chacun, formé un pourvoi contre cet arrêt. Les premiers reprochent à la cour d’appel d’avoir retenu leur responsabilité, alors qu’ils n’avaient pas commis d’abus dans l’exercice de la liberté de rompre les pourparlers. La seconde conteste l’appréciation faite par la cour d’appel de son préjudice en ce qu’elle a refusé de tenir compte de la perte de chance de réaliser les gains qui pouvaient être espérés si le contrat avait été conclu et en ce qu’elle a mis hors de cause la société Les complices.
ARRÊT
La Cour : — Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 29 octobre 1999), que la société Alain Manoukian a engagé avec les consorts Wajsfisz, actionnaires de la société Stuck, des négociations en vue de la cession des actions composant le capital de cette société; que les pourparlers entrepris au printemps de l’année 1997 ont, à l’issue de plusieurs rencontres et de divers échanges de courriers, conduit à l’établissement, le 24 septembre 1997, d’un projet d’accord stipulant notamment plusieurs conditions suspensives qui devaient être réalisées avant le 10 octobre de la même année, date ultérieurement reportée au 31 octobre; qu’après de nouvelles discussions, la société Alain Manoukian a, le 16 octobre 1997, accepté les demandes de modification formulées par les cédants et proposé de reporter la date limite de réalisation des conditions au 15 novembre 1997; que les consorts Wajsfisz n’ayant formulé aucune observation, un nouveau projet de cession leur a été adressé le 13 novembre 1997; que le 24 novembre, la société Alain Manoukian a appris que les consorts Wajsfisz avaient, le 10 novembre, consenti à la société Les complices une promesse de cession des actions de la société Stuck; que la société Alain Manoukian a demandé que les consorts Wajsfisz et la société Les complices soient condamnés à réparer le préjudice résultant de la rupture fautive des pourparlers;
Sur le moyen unique du pourvoi formé par les consorts Wajsfisz, pris en ses deux branches : — Attendu que les consorts Wajsfisz font grief à l’arrêt de les avoir condamnés à payer à la société Alain Manoukian la somme de 400 000 francs à titre de dommages-intérêts alors, selon le moyen : — 1/ que la liberté contractuelle implique celle de rompre les pourparlers, liberté qui n’est limitée que par l’abus du droit de rompre qui est une faute caractérisée par le fait de tromper la confiance du partenaire; que la cour d’appel, qui n’a relevé aucun élément à la charge du cédant de nature à caractériser un tel comportement, contraire à la bonne foi contractuelle, a privé sa décision de toute base légale au regard des articles 1382 et 1383 du Code civil; — 2/ que celui qui prend l’initiative de pourparlers en établissant une proposition d’achat de la totalité des actions d’une société, soumise à plusieurs conditions suspensives affectées d’un délai de réalisation, et qui ne manifeste aucune diligence pour la réalisation de ces conditions, ne saurait imputer à faute la rupture par son partenaire des pourparlers, après l’expiration de ce délai, de sorte que la cour d’appel, en statuant comme elle l’a fait, a violé les articles 1382 et 1383 du Code civil;
Mais attendu, d’une part, qu’après avoir relevé, d’un côté, que les parties étaient parvenues à un projet d’accord aplanissant la plupart des difficultés et que la société Alain Manoukian était en droit de penser que les consorts Wajsfisz étaient toujours disposés à lui céder leurs actions et, d’un autre côté, que les actionnaires de la société Stuck avaient, à la même époque, conduit des négociations parallèles avec la société Les complices et conclu avec cette dernière un accord dont ils n’avaient informé la société Alain Manoukian que quatorze jours après la signature de celui-ci, tout en continuant à lui laisser croire que seule l’absence de l’expert-comptable de la société retardait la signature du protocole, la cour d’appel a retenu que les consorts Wajsfisz avaient ainsi rompu unilatéralement et avec mauvaise foi des pourparlers qu’ils n’avaient jamais paru abandonner et que la société Alain Manoukian poursuivait normalement; qu’en l’état de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a légalement justifié sa décision;
Et attendu, d’autre part, que la cour d’appel ayant relevé, par un motif non critiqué, que les parties avaient, d’un commun accord, prorogé la date de réalisation des conditions suspensives, le moyen pris de la circonstance que la rupture des pourparlers aurait été postérieure à cette date est inopérant; d’où il suit que le moyen ne peut être accueilli en aucune de ses branches;
Sur le premier moyen du pourvoi formé par la société Alain Manoukian : — Attendu que la société Alain Manoukian fait grief à l’arrêt d’avoir limité à 400 000 francs la condamnation à dommages-intérêts prononcée à l’encontre des consorts Wajsfisz alors, selon le moyen, que celui qui rompt brutalement des pourparlers relatifs à la cession des actions d’une société exploitant un fonds de commerce doit indemniser la victime de cette rupture de la perte de la chance qu’avait cette dernière d’obtenir les gains espérés tirés de l’exploitation dudit fonds de commerce en cas de conclusion du contrat; qu’il importe peu que les parties ne soient parvenues à aucun accord ferme et définitif; qu’en l’espèce, la cour d’appel a constaté que les consorts Wajsfisz avaient engagé leur responsabilité délictuelle envers la société Alain Manoukian en rompant unilatéralement, brutalement et avec mauvaise foi les pourparlers qui avaient eu lieu entre eux au sujet de la cession des actions de la société Stuck exploitant un fonds de commerce dans le centre commercial Belle Épine; qu’en estimant néanmoins que le préjudice subi par la société Alain Manoukian ne pouvait correspondre, du seul fait de l’absence d’accord ferme et définitif, à la perte de la chance qu’avait cette société d’obtenir les gains qu’elle pouvait espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce et en limitant la réparation du préjudice subi par la société Alain Manoukian aux frais occasionnés par la négociation et aux études préalables qu’elle avait engagées, la cour d’appel a violé l’article 1382 du Code civil;
Mais attendu que les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat; — Attendu que la cour d’appel a décidé à bon droit qu’en l’absence d’accord ferme et définitif, le préjudice subi par la société Alain Manoukian n’incluait que les frais occasionnés par la négociation et les études préalables auxquelles elle avait fait procéder et non les gains qu’elle pouvait, en cas de conclusion du contrat, espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce ni même la perte d’une chance d’obtenir ces gains; que le moyen n’est pas fondé;
Et sur le second moyen du même pourvoi : — Attendu que la société Alain Manoukian fait encore grief à l’arrêt d’avoir mis hors de cause la société Les Complices alors, selon le moyen, que le seul fait pour l’acquéreur de garantir par avance le vendeur de toute indemnité en cas de rupture des pourparlers auxquels ce dernier aurait pu se livrer avec un tiers antérieurement constitue une faute dont l’acquéreur doit réparation envers la victime de la rupture des pourparlers dès lors qu’une telle garantie constitue pour le vendeur, et pour le profit de l’acquéreur, une incitation à rompre brutalement des pourparlers, fussent-ils sur le point d’aboutir, sans risque pour lui; qu’en l’espèce, la cour d’appel a constaté qu’aux termes de la convention de cession liant les consorts Wajsfisz à la société Les complices, celle-ci s’était engagée à garantir les vendeurs de toute indemnité que ceux-ci seraient éventuellement amenés à verser à un tiers pour rupture abusive des pourparlers; qu’en considérant néanmoins que la société Les complices, dont les juges du fond ont constaté qu’elle avait profité des manœuvres déloyales commises par les consorts Wajsfisz à l’encontre de la société Alain Manoukian, n’avait commis aucune faute envers la société Alain Manoukian, victime de la rupture brutale des pourparlers qu’elle avait engagés avec les consorts Wajsfisz, peu important qu’il n’ait pas été démontré que la société Les complices avait eu connaissance de l’état d’avancement de ces pourparlers, la cour d’appel a violé l’article 1382 du Code civil;
Mais attendu que le simple fait de contracter, même en connaissance de cause, avec une personne ayant engagé des pourparlers avec un tiers ne constitue pas, en lui-même et sauf s’il est dicté par l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses, une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur; — Attendu qu’ayant relevé que la clause de garantie insérée dans la promesse de cession ne suffisait pas à établir que la société Les Complices avait usé de procédés déloyaux pour obtenir la cession des actions composant le capital de la société Stuck, ni même qu’elle avait une connaissance exacte de l’état d’avancement des négociations poursuivies entre la société Alain Manoukian et les cédants et du manque de loyauté de ceux-ci à l’égard de celle-là, la cour d’appel a exactement décidé que cette société n’avait pas engagé sa responsabilité à l’égard de la société Alain Manoukian, peu important qu’elle ait en définitive profité des manœuvres déloyales des consorts Wajsfisz; que le moyen n’est pas fondé;
Par ces motifs, rejette…
OBSERVATIONS
1Envisageant la formation du contrat comme un « coup de foudre » marqué par la rencontre de l’offre et de l’acceptation, les rédacteurs du Code civil sont restés muets sur la période des pourparlers contractuels, durant laquelle les éventuels contractants échangent leurs points de vue, formulent et discutent les propositions qu’ils se font mutuellement afin de déterminer le contenu du contrat, sans être pour autant assurés de le conclure. C’est pourtant une phase essentielle puisque, de son bon déroulement, dépendront bien souvent l’équilibre du contrat et la qualité de sa rédaction. Il est donc revenu à la jurisprudence d’en définir le régime juridique. Longtemps, les actions en responsabilité ont été, en la matière, relativement rares, les milieux d’affaire étant attachés au « dogme (de) la liberté de ne pas donner suite à des pourparlers même très avancés » (Durry, obs. RTD civ. 1972. 780) et la vraie sanction de telles pratiques étant la réputation de l’entreprise. Mais l’importance des enjeux économiques et des frais engagés ainsi, probablement, qu’une certaine évolution des mentalités ont conduit à une inflation du contentieux précontractuel. D’où le souci de la haute juridiction de préciser les principes juridiques qui gouvernent celui-ci. Dans cette ligne, on a pu voir dans la décision ci-dessus reproduite un « grand arrêt » (Mestre et Fages, RTD civ. 2004. 86; G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 18), en ce qu’il opère un « important effort de clarification » sur trois points essentiels : la définition de la faute de celui qui rompt unilatéralement des pourparlers (I), la détermination du préjudice réparable dans une telle hypothèse (II), ainsi que la responsabilité du tiers qui a effectivement contracté avec l’auteur de la rupture (III). Les projets de réforme du droit des contrats consacrent, pour l’essentiel, les solutions ainsi dégagées (IV).
I. — La rupture abusive des pourparlers
2La période précontractuelle est placée sous le double signe de la liberté et de la bonne foi. La liberté : chacun doit pouvoir mettre fin librement aux pourparlers. Ainsi le veut la conception traditionnelle du contrat. Pièce essentielle du bon fonctionnement d’une économie de marché, la liberté contractuelle suppose qu’on puisse mener des pourparlers parallèles, comparer diverses propositions, choisir la plus avantageuse et donc rompre avec ceux qui ont émis celles qui le sont moins. La bonne foi : elle préside non seulement à l’exécution du contrat (art. 1134, al. 3 C. civ.), mais aussi à sa formation. Les parties doivent négocier loyalement (Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat, thèse Aix-en-Provence, éd. 2000, no 121, p. 111; en droit comparé, v. R. Monzer, « Les effets de la mondialisation sur la responsabilité précontractuelle », RID comp. 2007. 523).
La conciliation de ces directives ne va pas sans difficultés. Certes, il est des cas extrêmes où la solution est évidente. Ainsi en va-t-il lorsqu’un des partenaires commet une faute extérieure à la rupture, par exemple en accomplissant un acte de concurrence déloyale constitué par l’utilisation abusive de données techniques révélées pour les besoins de la négociation. Sa responsabilité civile délictuelle est alors manifestement engagée (v. par ex. Com. 3 oct. 1978, Bull. civ. IV, no 209, D. 1980. 55, note J. Schmidt-Szalewski, RTD com. 1979. 250, obs. Chavanne et Azema). Ainsi en va-t-il encore lorsque le point de non-retour a été atteint et le contrat conclu (sur cette question, v. infra, no 145), en sorte que la rupture n’est en réalité qu’un refus d’exécuter un contrat déjà formé, refus qui engage alors la responsabilité contractuelle de son auteur. Mais, en dehors de ces cas extrêmes, le mode sur lequel s’opère la conciliation entre le principe de la liberté contractuelle et celui qui veut que les négociations soient menées de façon loyale n’est pas sans présenter une « part de mystère » (O. Deshayes, « Le dommage précontractuel », RTD com. 2004. 188; rappr. D. Mazeaud, « Mystères et paradoxes de la période précontractuelle », Mélanges J. Ghestin, 2001, p. 637 s.).
A priori, la réponse à cette difficulté doit être recherchée dans la directive qui est utilisée à chaque fois qu’est en jeu l’exercice d’une liberté essentielle : celui-ci ne doit pas revêtir un caractère abusif (v. Civ. 30 mai 1838, supra, no 32, à propos de la liberté du mariage et de la rupture des fiançailles). Autrement dit, la rupture des pourparlers n’est pas un acte discrétionnaire. Celui qui participe à une négociation accepte les risques d’un échec à la condition qu’elle ait été menée de façon loyale; au cas contraire, il y a abus de la liberté de rompre (J. Ghestin, « La responsabilité délictuelle pour rupture abusive des pourparlers », JCP 2007. I. 155, no 1). Reste à savoir quand, concrètement, l’exercice de cette liberté sera jugé abusif.
3Le point d’équilibre entre liberté contractuelle et obligation de négocier de bonne foi a varié. Alors que, à l’origine, on était porté à faire prévaloir l’idée qu’on est libre de ne pas donner suite à des pourparlers mêmes très avancés, en sorte que l’abus était compris très strictement, l’évolution ultérieure a conduit à entendre celui-ci de plus en plus largement.
L’abus est, à l’évidence, constitué lorsque l’auteur de la rupture est animé par l’intention de nuire à son partenaire (rappr. pour l’abus du droit de propriété, supra, no 69). Tel est le cas de celui qui rompt des négociations, engagées sans intention sérieuse de contracter, à seule fin d’occasionner des dépenses à son partenaire ou pour obtenir la révélation de certains secrets. Tel est encore le cas de celui qui accompagne la rupture des pourparlers de propos diffamatoires qui portent atteinte à la réputation de son partenaire. À partir des années 1970, la haute juridiction a admis que la rupture des pourparlers revêt un caractère abusif, même en l’absence d’intention de nuire, dès lors qu’elle a été réalisée de mauvaise foi. Tel est le cas de celui qui rompt des pourparlers en se retranchant derrière l’existence d’une clause d’exclusivité, dont il n’avait soufflé mot antérieurement (Com. 21 mars 1972, Bull. civ. IV, no 93, RTD civ. 1972. 780, obs. Durry). Tel était encore le cas, en l’espèce, du fait que l’interlocuteur de la société Manoukian lui avait laissé croire que la conclusion du contrat projeté était encore possible, alors que ce contrat était déjà conclu avec un tiers.
Assouplissant encore ses exigences, la Cour de cassation admet que l’abus du droit de rompre les négociations est constitué lorsque l’auteur de la rupture a agi, sans motif légitime, avec une « légèreté blâmable », sans qu’il soit alors nécessaire de caractériser l’existence de la mauvaise foi ou d’une intention de nuire (Com. 22 févr. 1994, Bull. civ. IV, no 79, p. 61, RTD civ. 1994. 849, obs. Mestre). Pour qu’il en aille ainsi, il faut que les pourparlers soient très avancés et aient fait naître chez le partenaire une confiance dans la conclusion du contrat. Ainsi la chambre commerciale a jugé que revêt un caractère fautif le comportement de celui qui rompt brutalement et sans motif légitime des pourparlers qui se sont déroulés pendant une longue période (Com. 7 janv. 1997, D. 1998. 45, note P. Chauvel; 18 janv. 2011, RTD civ. 2011. 345, obs. B. Fages). Ainsi encore, la même chambre a jugé que la rupture, pour des considérations internes au groupe, de négociations durant lesquelles il avait été laissé espérer au partenaire pendant quatre années un accord définitif, est dépourvue de motif légitime (Com. 7 avr. 1998, JCP E 1999. 579, note J. Schmidt-Szalewski). À l’inverse, la rupture ne revêt pas un caractère abusif lorsqu’elle est justifiée par un motif légitime : désaccord sur le prix, inaptitude du partenaire à répondre aux exigences techniques recherchées, etc. (v. décisions citées par J. Ghestin, art. préc., JCP 2007. I. 155, no 27), difficultés économiques rencontrées par celui-ci (Com. 20 nov. 2007, Paris 13 sept. 2007, RTD civ. 2008. 101, obs. B. Fages).
4On a récemment entrepris de conceptualiser la matière en proposant de distinguer la « faute de rupture » des pourparlers qui « consiste dans le fait d’avoir rompu les négociations » et la « faute dans la rupture » des pourparlers ou « faute de négociation », laquelle serait « étrangère à la rupture mais commise ou révélée à l’occasion de celle-ci » (O. Deshayes, « Le dommage précontractuel », RTD com. 2004. 195, no 16). Alors que la première ne pourrait engager la responsabilité de son auteur car, du fait de la liberté de contracter, la décision de rompre les négociations ne pourrait en réalité jamais être fautive, il en irait différemment de la seconde. La distinction est, au premier abord, séduisante. Elle présente le mérite de bien faire ressortir que c’est fréquemment une faute dans la façon dont les négociations ont été nouées ou conduites qui sera sanctionnée à l’occasion de la rupture des pourparlers, plus qu’une faute tenant à la rupture elle-même. Ainsi en va-t-il de celui qui conduit des pourparlers sur la base d’un prix très exagéré alors qu’il en mène parallèlement d’autres ayant le même objet pour un prix nettement inférieur (Civ. 2e, 4 juin 1997, RTD civ. 1997. 921, obs. Mestre) ou encore de celui qui entame des pourparlers sans faire état de la nécessité de recourir à un prêt et qui les poursuit en gardant le silence sur la non-obtention de celui-ci (Civ. 1re, 6 janv. 1998, JCP 1998. II. 10066, note B. Fages, Defrénois 1998. 743, obs. D. Mazeaud). On a néanmoins pu se demander si la distinction entre faute de rupture et faute dans la rupture ne revêt pas parfois un caractère « artificiel » (J. Ghestin, art. préc., JCP 2007. I. 155, no 16). Comme on l’a vu, la jurisprudence n’hésite pas à considérer comme fautives des ruptures survenues, en présence de pourparlers très avancés, sans motif légitime (supra, § 3). Dans un tel cas, les circonstances qui sont supposées conférer un caractère fautif à la rupture s’identifient très largement à la décision de rompre. Le fait d’avoir laissé les pourparlers se prolonger, en sorte qu’a pu naître chez le partenaire l’espoir que le contrat allait être conclu n’a, en soi et à lui seul, rien de fautif. C’est la décision de rompre sans motif légitime qui lui confère cette coloration. Au cas où existent de tels motifs, il ne saurait y avoir faute. C’est dire qu’il est alors singulièrement difficile de distinguer faute de rupture et faute dans la rupture ou faute de négociation. Aussi bien a-t-on pu observer, à propos de l’arrêt Manoukian, que celui-ci « ne choisit pas entre (c)es deux conceptions de la faute précontractuelle […]. En effet, les constatations de la cour d’appel que la Cour de cassation a jugées suffisantes orientent à la fois dans les deux directions. Certaines d’entre elles caractérisent plutôt une « faute de négociation » : c’est le cas, par exemple, de l’annonce tardive de l’accord avec le tiers. En revanche, la durée des pourparlers, la dissimulation des contacts avec le tiers et la prolongation des délais de signature sous des prétextes fallacieux marquent plutôt une volonté de susciter chez le partenaire une « confiance légitime » dans l’issue positive des pourparlers dont l’interruption caractériserait plutôt une « faute de rupture » (G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 19). Conscient de ce que sa construction peine à rendre compte du droit positif, M. Deshayes paraît favorable à ce que la Cour de cassation renonce à contrôler les motifs de la rupture des négociations (O. Deshayes, note, JCP 2006. II. 10130, in fine).
Les discussions auxquelles donne lieu la définition de la faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas sans répercussion sur la détermination de l’étendue du préjudice réparable en cas de rupture abusive des pourparlers.
II. — La détermination du préjudice réparable
5À supposer établi le caractère abusif de la rupture des pourparlers, il faut encore que cette rupture ait causé un préjudice pour que celui qui se plaint de cette rupture puisse obtenir réparation. Au premier abord, tant le principe de réparation intégrale que le pouvoir souverain dont disposent les juges du fond dans l’évaluation du montant des dommages paraissent retirer « tout intérêt théorique » à la détermination du préjudice précontractuel réparable (O. Deshayes, art. préc., RTD com. 2004. 188). Mais, face à la prolifération du contentieux précontractuel, la haute juridiction s’est employée à préciser les principes juridiques qui gouvernent cette question. Ceux-ci se sont longtemps ordonnés autour de deux certitudes et d’une interrogation.
Première certitude : la victime de la rupture ne peut obtenir la conclusion forcée du contrat, sous couvert de réparation en nature, ni le gain qu’elle escomptait de la conclusion de celui-ci. Cela reviendrait, en effet, à donner effet, directement dans le premier cas, indirectement dans le second, à un contrat qui n’a pas été conclu (rappr. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, no 464), et par là même à nier la liberté contractuelle.
Deuxième certitude : les frais engagés par le négociateur victime de la rupture abusive rentrent dans le préjudice réparable, au titre de l’indemnisation de la perte subie. Certes, les frais causés par la négociation sont normalement supportés, sauf stipulations particulières, par celui qui les a engagés, que celle-ci échoue ou réussisse, car il s’agit d’un « investissement commercial aléatoire » (J. Ghestin, « Les dommages réparables à la suite de la rupture abusive des pourparlers », JCP 2007. I. 157, no 19). Mais chacun des partenaires n’accepte le risque de perdre l’investissement que constituent les frais de négociation que si celle-ci est conduite de manière loyale. Aussi bien la haute juridiction décide-t-elle, dans l’arrêt ci-dessus reproduit, que la cour d’appel avait à bon droit inclus dans le préjudice subi par la société Manoukian « les frais occasionnés par la négociation et les études préalables ».
Une interrogation : à défaut d’inclure dans le préjudice réparable la perte du gain attendu du contrat avorté, peut-on du moins prendre en compte la perte de la chance de réaliser ce gain, afin de tenir compte de l’aléa affectant la conclusion du contrat ? Longtemps, la question a été discutée. Si certaines décisions s’opposaient à la réparation de ce préjudice (Versailles, 8 mars 1985, Juris-Data no 1985-041111), d’autres l’admettaient (Versailles, 1er avr. 1999, RJDA 1999, no 1285; Paris 10 mars 2000, JCP E 2001. 422, note Violet). Quant à la doctrine, elle enseignait que c’est, en fonction des circonstances concrètes, particulièrement du degré d’avancement des pourparlers, que « le juge peut décider si la perspective de gain mérite d’être au moins partiellement prise en considération pour évaluer l’indemnité qui compense une perte de chance » (G. Viney, Introduction à la responsabilité, 2008, no 198).
6Prenant ses distances avec une telle analyse, l’arrêt Manoukian refuse l’indemnisation d’un tel préjudice au motif que « les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat », en sorte que la cour d’appel a décidé « à bon droit » que le préjudice subi par la société Manoukian n’inclut pas « les gains qu’elle pouvait, en cas de conclusion du contrat, espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce ni même la perte d’une chance d’obtenir ces gains ». Posée dans la présente affaire par la chambre commerciale (v. depuis : Com. 18 sept. 2012, D. 2012. 2241, CCC 2012, no 274, note L. Leveneur, RDC 2013. 98, obs. O. Deshayes, RTD civ. 2012. 721, obs. B. Fages), la solution a été réaffirmée en termes fort proches par la troisième chambre civile (Civ. 3e, 28 juin 2006, JCP 2006. II. 10130, note O. Deshayes, CCC 2006, no 223, note L. Leveneur, RDC 2006. 1069, obs. D. Mazeaud; 7 janv. 2009, D. 2009. 297, RCA 2009, no 67, RDC 2009. 480, obs. Y.‑M. Laithier, RTD civ. 2009. 113, obs. B. Fages). Le négociateur, victime d’une rupture fautive des pourparlers, ne peut donc pas obtenir réparation du préjudice résidant dans la perte d’une chance de tirer profit du contrat avorté.
La logique qui guide la décision paraît être la suivante : un tel préjudice résulte de la rupture des négociations et non des circonstances qui ont entouré cette rupture et lui ont conféré un caractère fautif. Partant, la rupture, seule cause du préjudice, n’étant pas à elle seule fautive en raison du principe de liberté contractuelle, les conditions de la responsabilité ne sont pas réunies (v. en ce sens, D. Mazeaud, RDC 2006. 1070; L. Leveneur, CCC 2006, no 223). Ainsi qu’on l’a vu, une telle analyse ne va pas sans une part d’artifice (supra, § 4; rappr. Mestre et Fages, RTD civ. 2004. 83).
7En réalité, l’explication profonde de cette jurisprudence réside probablement dans le fait qu’en indemnisant le négociateur, victime d’une rupture, des frais qu’il a engagés pour les besoins de la négociation, les tribunaux le replacent dans la situation qui aurait été la sienne s’il n’y avait pas eu de négociation. Or l’indemniser de la perte de la chance d’obtenir les gains attendus de la conclusion du contrat reviendrait à mettre le demandeur, sinon dans la situation qui aurait été la sienne si les négociations avaient été conduites à leur terme (J. Ghestin, art. préc., JCP 2007. I. 157, no 18), du moins dans « l’état le plus proche possible de celui qui serait résulté d’une poursuite des négociations » (O. Deshayes, JCP 2006. II. 10130). En dépit de sa « souplesse », il ne paraît pas de bonne méthode que la responsabilité puisse servir en même temps « à gommer les négociations et […] à simuler leur poursuite » (O. Deshayes, JCP 2006. II. 10130).
Aussi bien, en se prononçant de la sorte, la jurisprudence française s’aligne-t-elle sur les solutions qui sont habituellement reçues en droit comparé. S’inspirant des analyses de Ihering (« De la culpa in contrahendo ou des dommages-intérêts dans les conventions nulles ou restées imparfaites », Œuvres choisies, t. II, 1893, p. 16 s.), de nombreux pays déterminent le préjudice réparable en cas de rupture des pourparlers, en prenant en compte l’« intérêt négatif » qu’aurait eu le demandeur à ne pas s’engager dans une négociation et non l’« intérêt positif » qu’il aurait retiré de la conclusion et de l’exécution du contrat (G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 21; O. Deshayes, note préc.; sur cette distinction, v. Y.‑M. Laithier, « La distinction entre “intérêt positif” et “intérêt négatif” à l’épreuve des avant-contrats », in L’avant-contrat, actualité du processus de formation des contrats, dir. O. Deshayes, 2008, p. 153). Est ainsi utilement encadrée l’importance des risques liés à une négociation contractuelle et à son éventuel échec.
8Toute perte de chance n’est cependant pas exclue de la définition du préjudice réparable en cas de rupture abusive des pourparlers. La jurisprudence regarde, en effet, comme un dommage réparable, la perte de chance de conclure un contrat avec un tiers. Comme on l’a justement observé, « l’échec des négociations n’étant pas le plus souvent immédiat, tout le temps consacré aux négociations infructueuses est autant de temps perdu pour arriver à la conclusion d’un contrat satisfaisant avec un autre partenaire » (O. Deshayes, art. préc., RTD com. 2004. 193, no 11). Partant, les occasions ratées de conclure avec un tiers, pourvu qu’elles apparaissent suffisamment certaines, peuvent constituer pour la victime un préjudice réparable (Com. 7 avr. 1998, préc.). Mais c’est d’autres tiers qu’il était, en la circonstance, question.
III. — La responsabilité du tiers qui a contracté avec l’auteur de la rupture
9La rupture des pourparlers dont se plaignait la société Manoukian s’expliquait par le fait que les consorts Wajsfisz avaient finalement conclu le contrat projeté avec un tiers au nom prédestiné, la société les complices. La société Manoukian lui ayant également demandé réparation, la haute juridiction avait à connaître d’une question à laquelle elle n’avait pas encore apporté jusqu’alors une réponse tranchée : à quelles conditions le tiers qui a fait échouer les pourparlers en s’adjugeant le bénéfice du contrat peut-il voir sa responsabilité engagée ?
Elle y répond par un attendu soigneusement ciselé : « le simple fait de contracter, même en connaissance de cause, avec une personne ayant engagé des pourparlers avec un tiers ne constitue pas, en lui-même et sauf s’il est dicté par l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses, une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur ».
L’affirmation de principe ne surprend pas puisqu’il est généralement admis que le fait de mener une négociation parallèle avec un tiers ou de ne pas informer son partenaire d’une telle négociation ne constitue pas une faute, sauf clause d’exclusivité ou de sincérité. Ainsi le veulent les règles du marché. Ceci étant, même dans le cas où le comportement de celui qui conduit ces négociations parallèles serait fautif parce que, comme en l’espèce, il existe des pourparlers très avancés, cela ne suffirait pas à engager la responsabilité du tiers. Ce n’est que dans l’hypothèse où le comportement de ce dernier aurait été dicté par une intention de nuire ou s’accompagnerait de manœuvres frauduleuses que sa responsabilité pourrait être engagée. Si, comme on l’a souligné (G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 23), la réserve de l’intention de nuire semble assez théorique, encore qu’on puisse imaginer une entreprise qui n’accepte de conclure un contrat que dans le but de faire échouer des pourparlers engagés avec un concurrent, les manœuvres frauduleuses sont, en revanche, « plus facilement concevables », le tiers délivrant des informations inexactes sur son concurrent afin de l’emporter sur celui-ci.
En l’occurrence, le grief de la société Manoukian à l’encontre de la société les complices tenait au fait que celle-ci avait, dans la promesse de cession d’actions, souscrit une clause par laquelle elle garantissait le négociateur de toute indemnité pour rupture abusive des pourparlers. Pour la haute juridiction, il n’y a pas là une manœuvre frauduleuse. La solution diffère de celle qui est retenue au cas où un tiers se rend complice de la violation d’un contrat par une partie. Sa responsabilité est engagée, dès lors qu’il s’est associé à la violation d’un contrat dont il connaissait l’existence. Il existe, au demeurant une différence marquée entre les deux situations. Alors que, dans un cas, le tiers porte atteinte à un contrat formé dont les obligations lui sont opposables, il n’existe dans l’autre aucune obligation contractuelle. Comme on l’a justement souligné, en période de pourparlers, le tiers « est seulement tenu d’observer la bonne foi qui doit régner entre concurrents, (en sorte que) la faute qui pourrait engager sa responsabilité devrait s’apprécier en fonction des critères qui sont appliqués pour définir la concurrence déloyale » (G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 23).
IV. — Les projets de réforme
10Avant-projet Catala (art. 1104), avant-projet Terré (art. 24) et projet de la Chancellerie consacrent en termes voisins les principes de solution qui sous-tendent la question. Dans sa dernière version, le projet de la Chancellerie (art. 1111) dispose que « l’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent satisfaire aux exigences de la bonne foi (al. 1er). La conduite ou la rupture fautive de ces négociations oblige son auteur à réparation sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle (al. 2) ». Avant-projet Terré et projet de la Chancellerie prévoient en outre que « Les dommages et intérêts ne peuvent avoir pour objet de compenser la perte des bénéfices attendus du contrat non conclu » (art. 1111, al. 3).
143-144
CONTRAT ENTRE ABSENTS. FORMATION. LIEU. DATE
I. Req. 21 mars 1932. — II. Com. 7 janvier 1981
Dans un contrat par correspondance, la formation de la promesse est réalisée et le contrat rendu parfait par l’acceptation des propositions faites, dès l’instant où cette acceptation a lieu.
Par suite, le tribunal compétent « ratione loci » pour connaître d’un litige relatif au contrat de louage de services conclu par correspondance entre une société et un de ses agents est le tribunal du lieu où les propositions de contrat de la société ont été acceptées par l’agent et où ce dernier a rempli ses fonctions (1er arrêt).
Faute de stipulation contraire, un contrat devient parfait non par la réception de l’acceptation par le pollicitant, mais par l’émission de l’acceptation (2e arrêt).
I.. Req. 21 mars 1932, Cie d’assurances Le Lloyd de France c/ Faucheux
(DP 1933. 1. 65, note Sallé de La Marnierre,
S. 1932. 1. 278, Gaz. Pal. 1932. 1. 910)
Faits. — La société anonyme d’assurances sur la vie, Le Lloyd de France, avait été assignée devant le tribunal de commerce de Montluçon par son inspecteur à Gannat, le sieur Faucheux, en payement de dommages-intérêts pour rupture brusque et injustifiée de son contrat. La société souleva l’exception d’incompétence ratione loci et demanda le renvoi du procès devant le tribunal civil de la Seine, tribunal du domicile de la défenderesse. Cette exception fut rejetée par le tribunal de Montluçon qui se déclara compétent, en vertu de l’article 420, alinéa 3, du Code de procédure civile, d’après lequel le demandeur peut assigner le défendeur devant le tribunal dans l’arrondissement duquel le payement devait être effectué. Or les sommes dues à Faucheux par la compagnie lui étaient réglées par chèques tirés sur la Société Générale à Gannat, payables et encaissés dans cette ville. Sur appel de la compagnie, la cour de Riom, par arrêt du 20 novembre 1930, repoussa également l’exception, mais en se fondant sur l’article 420, alinéa 2 du Code de procédure civile, d’après lequel le demandeur peut assigner le défendeur devant le tribunal dans l’arrondissement duquel la promesse a été faite et la marchandise livrée. Or le contrat qui liait la compagnie à Faucheux, et notamment la lettre par laquelle il acceptait définitivement les propositions de la compagnie, avait été expédiée de Gannat. La compagnie présenta alors à la chambre des requêtes une requête en règlement de juges. C’est dans ces conditions que la Cour de cassation, après avoir tranché quelques questions préalables déjà résolues en doctrine et en jurisprudence (recevabilité de la requête en règlement de juges; application de l’article 420 du Code de procédure civile au louage de services; date de payement du chèque), s’est trouvée de nouveau en présence de la controverse toujours ouverte de la date et du lieu de formation du contrat entre absents.
ARRÊT
La Cour; — … Au fond : — Attendu que l’article 420, § 2, du Code de procédure civile attribue compétence au tribunal dans l’arrondissement duquel la promesse a été faite et la marchandise livrée; que, d’une part, la formation de la promesse est réalisée, et le contrat rendu parfait par l’acceptation des propositions qui sont faites, dès l’instant où cette acceptation a lieu; qu’en réponse à une lettre de la compagnie Le Llyod de France du 6 juillet 1927 proposant à Faucheux les conditions de son engagement comme inspecteur de la compagnie, celui-ci, par lettre expédiée de Gannat à la compagnie le 14 août 1927, acceptait ces propositions; que de nouvelles conditions ayant été proposées par lettre de la compagnie du 23 janvier 1929, Faucheux les accepta par lettre expédiée de Gannat le 29 janvier 1929; que c’est donc à Gannat, où a eu lieu l’acceptation de Faucheux, que s’est réalisée la formation de la promesse; que, d’autre part, les services d’inspecteur de Faucheux devant, aux termes de la lettre du 6 juillet 1927, être exécutés dans le département de l’Allier et à Gannat, c’est Gannat qui est, en même temps que le lieu de la promesse, le lieu de la livraison, celui-ci, en effet, étant, en la cause, le lieu de la prestation des services; — Attendu, en outre, que compétence est attribuée par l’article 420, § 3, au tribunal du lieu où doit s’effectuer le payement, et que cette disposition, qui, par sa généralité, embrasse les contrats relatifs à tout ce qui tient au commerce, s’applique nécessairement au louage de services; qu’il résulte de la correspondance des parties, et notamment des lettres de la compagnie du 23 septembre 1927, 10 janvier et 5 mars 1928, que le règlement des sommes dues à Faucheux se faisait par l’envoi de chèques tirés sur la Société Générale à Gannat, payables et encaissés dans cette ville; que la remise d’un chèque, par un débiteur à son créancier, ne le libère pas immédiatement et ne réalise pas un payement, la libération et le payement ne se produisant que par l’encaissement définitif; que, dès lors, c’est le lieu dans lequel doit se faire l’encaissement, et non celui de la remise du chèque, qui, en conformité de l’article 420, § 3, détermine la compétence; — Attendu que le tribunal de commerce de Montluçon a donc été, dans la cause, compétemment saisi par application de l’article 420, § 2 et 3, du Code de procédure civile; — Par ces motifs, déclare la requête en règlement de juges formée par la compagnie d’assurances sur la vie Le Llyod de France mal fondée, la rejette; dit que le tribunal de Montluçon est compétent pour connaître de la cause.
II.. Com. 7 janvier 1981, Société l’Aigle c/ Société Comase
(Bull. civ. IV, no 14, p. 11, RTD civ. 1981. 849, obs. Chabas)
Faits. — La société l’Aigle adresse le 10 juin 1975 une offre d’achat, valable 30 jours, à la société Comase. Celle-ci l’accepte le 3 juillet mais ne peut prouver que son acceptation est parvenue au pollicitant avant le 10 juillet. N’ayant pas exécuté ses engagements, la société l’Aigle entendait se soustraire à la responsabilité qu’elle encourrait en soutenant que le contrat n’était pas conclu. Selon elle, seule la réception de l’acceptation par le pollicitant rendait le contrat parfait; or la preuve n’étant pas apportée par son adversaire que cette réception avait bien eu lieu pendant le délai stipulé dans l’offre, celle-ci était caduque et le contrat n’avait pu se former. La cour d’appel l’ayant condamnée à des dommages-intérêts, un pourvoi fut formé qui reprochait aux juges d’appel d’avoir mis à la charge du pollicitant la preuve de ce que l’acceptation ne lui était pas parvenue à l’intérieur du délai fixé. Mettant à profit l’occasion qui lui était offerte, la chambre commerciale de la Cour de cassation se prononce nettement sur la question de la date de formation des contrats entre absents.
ARRÊT
La Cour; — Sur le moyen unique : — Attendu qu’il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué (Paris, 27 avr. 1979) que, par acte du 10 juin 1975, la Société l’Aigle distribution (Société l’Aigle) s’est engagée à acheter pendant trois ans à la Société mazout service Comase (Société Comase), une certaine quantité de carburant; qu’une clause de l’acte prévoyait : la présente convention n’entrera en vigueur qu’après sa signature par le représentant habilité de la Société Comase qui disposera à cet effet d’un délai de trente jours à compter de la signature du client. Passé ce délai, les parties deviendront libres de tout engagement; — Attendu qu’il est reproché à la cour d’appel d’avoir condamné la Société l’Aigle à payer des dommages et intérêts à la Société Comase en réparation du préjudice à elle causé par la résiliation aux torts de ladite Société l’Aigle de la convention susvisée en retenant que la Société Comase avait accepté celle-ci dans le délai prévu, alors, selon le pourvoi, que celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver, que la Société Comase devait donc apporter la preuve qu’elle avait fait connaître son acceptation à la Société l’Aigle distribution avant le 10 juillet 1975, qu’en fondant sa décision sur la seule considération qu’était versée aux débats une lettre de la Société Comase, datée du 3 juillet 1975, que la Société l’Aigle distribution ne prouvait pas lui être parvenue postérieurement au 10 juillet, la cour d’appel a renversé la charge de la preuve, qu’il appartenait à la seule Société Comase de prouver que la lettre était parvenue avant la date limite et non à la Société l’Aigle distribution d’apporter la preuve du contraire, qu’en ne recherchant pas par ailleurs si la lettre était parvenue avant le 10 juillet à la société destinataire, la cour a privé sa décision de base légale; — Mais attendu que, faute de stipulation contraire, l’acte du 10 juin 1975 était destiné à devenir parfait, non pas par la réception par la Société l’Aigle de l’acceptation de la Société Comase, mais par l’émission par celle-ci de cette acceptation; que le moyen, qui soutient le contraire, est dépourvu de fondement; — Par ces motifs, rejette.
OBSERVATIONS
1Par les deux arrêts ci-dessus reproduits, la Cour de cassation prend position sur la difficile question du lieu et de la date de formation des contrats entre absents. Les cocontractants étant séparés par une certaine distance, l’acceptation doit être transmise au pollicitant par lettre, télex, courriel ou téléphone, ce qui oblige à préciser le lieu et, au moins dans la première hypothèse, le moment où le contrat a été conclu. Après avoir montré la diversité des intérêts pratiques en présence (I), on recherchera, parmi les différents systèmes de solution possibles (II), celui qui l’a emporté (III).
I. — Les intérêts pratiques
2Les intérêts pratiques de la question sont multiples.
La détermination de la date de formation du contrat emporte de nombreuses conséquences; elle commande la loi qui lui est applicable en cas de promulgation d’une loi nouvelle lors de la formation du contrat, l’effet de l’incapacité ou du décès du pollicitant survenu entre l’acceptation et sa réception, le moment à partir duquel le contrat échappe à la volonté des parties qui ne peuvent plus se rétracter, celui à partir duquel le contrat est exécutoire, la désignation du contractant qui supporte les risques lorsque le contrat est translatif de propriété, le point de départ de certains délais, la recevabilité de l’action paulienne d’un créancier qui prétend que son titre est antérieur au contrat argué de fraude, etc.
En revanche, les intérêts qui s’attachent à la détermination du lieu de formation du contrat sont en régression. Traditionnellement, on enseignait en droit international privé que la forme des contrats est, conformément à la maxime locus regit actum, régie par la loi du lieu de conclusion du contrat (Civ. 1re, 28 mai 1963, D. 1963. 677, JCP 1963. II. 13347, note Malaurie, GADIP, no 40). Mais la convention de Rome du 17 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, entrée en vigueur le 1er avr. 1991, prévoit dans son article 9-2 que, lorsque les parties se trouvent dans des pays différents, le contrat est « valable quant à la forme s’il satisfait aux conditions de forme […] de la loi de l’un de ces pays », ce qui retire tout intérêt à la détermination du lieu de formation du contrat. La solution n’est pas modifiée par le règlement Rome I du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles qui s’applique aux contrats conclus après le 17 décembre 2009. Quant à l’article 420 du Code de procédure civile qui permettait au demandeur d’assigner le défendeur devant le tribunal dans le ressort duquel la promesse a été faite et la marchandise livrée, il a été abrogé par le décret no 75-1123 du 5 décembre 1975 instituant un nouveau Code de procédure civile (v. art. 46 C. pr. civ. de 1975). En revanche, l’article R. 1412-1 du Code du travail (anc. art. R. 517-1) permet toujours au salarié de saisir le conseil des prud’hommes du lieu où l’engagement a été contracté s’il s’agit d’un travail effectué hors de tout établissement.
II. — Le débat : émission ou réception
3Afin de résoudre ces questions, la doctrine classique a proposé plusieurs constructions. Pour les uns, le contrat se formerait au moment où celui qui a reçu l’offre se dessaisit de son acceptation (théorie de l’émission), pour les autres, il serait conclu lorsque le pollicitant reçoit l’acceptation (théorie de la réception) (Terré, Simler et Lequette, Les obligations, nos 161 s.). Les partisans du premier système font valoir que le contrat est formé dès que l’offre et l’acceptation coexistent; ceux du second soulignent que c’est seulement au moment où les deux consentements se sont rencontrés que le contrat est conclu.
La jurisprudence a beaucoup hésité entre les deux systèmes. Longtemps la Cour de cassation a décidé qu’il s’agissait d’une question de fait dont la solution dépend des circonstances de la cause (Req. 6 août 1867, DP 68. 1. 35; 1er déc. 1875, DP 77. 1. 451; Civ. 16 nov. 1910, DP 1912. 1. 50; Req. 29 janv. 1923, DP 1923. 1. 171, S. 1923. 1. 168), les cours d’appel appliquant, dans chaque cas, le système qui leur paraissait le plus équitable (émission : Douai, 15 mars 1886, DP 88. 2. 37; Bordeaux, 29 janv. 1892, DP 92. 2. 390; réception : Orléans, 26 juin 1885, DP 86. 2. 135, S. 86. 2. 30; Lyon, 12 avr. 1892, DP 93. 2. 324; Toulouse, 13 juin 1901, DP 1902. 2. 16, S. 1902. 2. 174; Nîmes, 4 mars 1908, DP 1908. 2. 248, S. 1910. 2. 106). Néanmoins, dans le premier arrêt ci-dessus reproduit, la Cour de cassation prend nettement position pour le système de l’émission. Elle décide, en effet, que « la formation de la promesse est réalisée et le contrat rendu parfait par l’acceptation des propositions qui sont faites, dès l’instant où cette acceptation a lieu ». La doctrine s’est en général employée à minimiser l’importance de cette décision. À cet effet, elle a souligné que l’arrêt n’était que de rejet et qu’il avait été rendu dans un cas où il s’agissait de décider quel serait le tribunal compétent pour connaître d’un litige relatif à un contrat de travail conclu par correspondance. S’expliquant par la volonté de favoriser l’employé en lui permettant de plaider devant le tribunal du lieu où il habite, la solution s’inscrirait dans une « politique jurisprudentielle d’équité » qui expliquerait les fluctuations ultérieures (en faveur de l’émission, v. par ex. Soc. 2 juill. 1954, Bull. civ. IV, no 485; 20 juill. 1954, JCP 1955. II. 8775, note Rabut; 21 juin 1956, Bull. civ. IV, no 579; Com. 7 janv. 1959, Bull. civ. III, no 10; Soc. 10 juill. 1959, Bull. civ. IV, no 920; 9 mai 1962, Bull. civ. IV, no 420; 3 mars 1965, D. 1965. 492; en faveur de la réception : Civ. 2 févr. 1932, S. 1932. 1. 68; Com. 7 oct. 1953 (sol. impl.), Bull. civ. III, no 290; Civ. 21 déc. 1960, D. 1961. 417, note Malaurie). Afin d’organiser cette diversité, plusieurs systèmes ont été proposés. Selon Rabut (note préc.) et M. Malaurie (note préc.), il y aurait lieu de distinguer suivant qu’est en cause la date ou le lieu de formation du contrat. Dans le premier cas, la jurisprudence retiendrait le système de la réception, dans le second celui de l’émission. Malheureusement, la directive ne rend qu’imparfaitement compte de la pratique judiciaire (sur l’analyse de H., L., et J. Mazeaud qui distinguent un problème de droit et un problème de fait, v. Leçons, t. II, vol. 1, par F. Chabas, nos 144 s.). Plus récemment, plusieurs auteurs ont noté que, depuis l’abrogation de l’article 420 du Code de procédure civile, la question de la formation du contrat par correspondance ne se posait plus guère que du point de vue de sa date. Dès lors ils estiment qu’à titre supplétif, le système de la réception devrait prévaloir. Ils s’appuient sur le fait qu’une lettre peut être révoquée par un télégramme ultérieur, ou reprise par l’expéditeur tant qu’elle n’est pas remise au destinataire (Carbonnier, t. 4, no 39). Plus généralement, ils soulignent qu’« en retardant la formation du contrat, on augmente les chances de faire coïncider la volonté juridique avec le vrai vouloir de l’auteur de l’offre » (Ghestin, La formation du contrat, nos 346 s., spéc. no 356; Cornu, Regards sur le titre III du livre III du Code civil, Cours Doctorat 1977, p. 85, no 105).
III. — Le choix de l’émission
4Ces suggestions n’ont pas emporté l’adhésion de la Cour de cassation. Par la seconde décision ci-dessus reproduite, elle se prononce très nettement en faveur de la théorie de l’émission, alors que le problème posé était celui de savoir si le contrat s’était formé avant la date fixée pour la caducité automatique de l’offre. Une société ayant émis une offre assortie d’un délai de trente jours, son destinataire avait bien expédié sa lettre d’acceptation sept jours avant la date d’expiration, mais il ne pouvait prouver que le pollicitant l’avait reçue dans le délai convenu. La cour décide que « faute de stipulation contraire » le contrat était destiné à devenir parfait non par la réception de l’acceptation, mais par l’émission de cette acceptation (comp. sur cette hypothèse, Marty et Raynaud, no 121 in fine; Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, vol. 1, no 169-2).
Ainsi, pour la chambre commerciale, il n’y avait pas à se préoccuper du moment où l’acceptation était parvenue à l’auteur de l’offre, dès lors qu’il était établi qu’elle avait été émise durant le délai stipulé dans l’offre.
On pouvait penser que la règle supplétive dont la pratique avait besoin était ainsi posée : à défaut de stipulation contraire, c’est par l’expédition de l’acceptation que le contrat devient parfait. Mais une décision rendue par la troisième chambre civile le 16 juin 2011 est venue fragiliser cette analyse (Civ. 3e, 16 juin 2011, D. 2011. 2260, note N. Dissaux). La haute juridiction y affirme, en effet, qu’en l’absence de stipulation contraire, « la formation du contrat [est] subordonnée à la connaissance de l’acceptation de l’offre par le pollicitant », ce qui plaide pour la théorie de la réception. Mais elle le fait au visa de l’article L. 412-8 du Code rural qui, traitant du droit de préemption du preneur à bail, pose que la « réponse [du preneur à bail] doit être parvenue au bailleur dans [un] délai de deux mois […], à peine de forclusion, son silence équivalant à une renonciation au droit de préemption ». Dès lors, faut-il voir dans cette décision l’expression d’un droit spécial ou du droit commun ? L’hésitation est permise. La certitude, si nécessaire, se dérobe une nouvelle fois.
5On ajoutera que la Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises (Rev. crit. DIP 1981. 387), en vigueur depuis le 1er janvier 1988, consacre au contraire le système de la réception. Aux termes de son article 18, « l’acceptation d’une offre prend effet au moment où l’indication d’acquiescement parvient à l’auteur de l’offre ». Cette directive est néanmoins écartée lorsqu’il s’agit de déterminer le moment où l’offre ne peut plus être rétractée. Aux termes de l’article 16, l’offre peut « être révoquée si la révocation parvient au destinataire avant que celui-ci ait expédié une acceptation ». La formation des contrats conclus en la forme électronique est réglée aux articles 1369-4 du Code civil (réd. L. 4 juin 2004, modifiée par Ord. 16 juin 2005), transposant une directive européenne du 8 juin 2000.
Avant-projet Catala (art. 1107), avant-projet Terré (art. 21) et projet de la Chancellerie consacrent le système de la réception et prennent donc, sur ce point, le contre-pied de la jurisprudence telle qu’elle résulte des arrêts ci-dessus reproduits. Dans sa dernière version, le projet de la Chancellerie dispose « Le contrat est parfait dès que l’acceptation parvient à l’offrant. Il est réputé conclu au lieu où l’acceptation est parvenue » (art. 1122).
145
CONTRAT. FORMATION.
ACCORD SUR LES ÉLÉMENTS ESSENTIELS
Req. 1er décembre 1885, Cibiel c/ Dieulafoy
(S. 87. 1. 167)
La vente est parfaite entre le vendeur et l’acheteur dès qu’ils sont convenus de la chose et du prix, le défaut d’accord sur les éléments accessoires du contrat ne pouvant empêcher sa formation à moins que les parties n’aient entendu reporter celle-ci jusqu’à la fixation de ces modalités.
Faits. — Les époux Dieulafoy désiraient vendre une maison sise à Toulouse. Des pourparlers ayant eu lieu, sans succès, dans le passé avec M. Cibiel, Me Loze, mandataire des époux Dieulafoy, écrivit le 17 octobre à celui-ci pour lui demander s’il désirait toujours acquérir cet immeuble et quel prix définitif il entendait y mettre. M. Cibiel ayant par lettre du 24 octobre proposé un prix de 125 000 francs, Me Lozes l’informa par un courrier en date du 29 octobre confirmé le 12 novembre que ce prix était accepté et qu’il ne restait qu’à passer l’acte. M. Cibiel prétendit, le 6 janvier suivant, ne pas être engagé car les modalités de paiement n’étaient pas précisées dans l’accord. Les juges du fond ayant déclaré le contrat conclu, un pourvoi fut formé.
ARRÊT
La Cour; — Sur le moyen unique du pourvoi, tiré de la violation des articles 1108, 1109, 1583, 1584, 1602 du Code civil, et de la fausse application des articles 1650, 1651 du même code; — Attendu qu’aux termes de l’article 1583 du Code civil, la vente est parfaite entre les parties, dès qu’on est convenu de la chose et du prix; qu’à la vérité, cet accord n’est pas entièrement formé, tant qu’il subsiste un débat sur les conditions dans lesquelles le prix sera payé; mais que, si l’acheteur, en faisant son prix, n’a stipulé aucun mode de payement particulier, il est réputé s’être soumis à l’article 1651 du Code civil, d’après lequel, lorsque rien n’a été réglé à cet égard, le prix est payable au lieu et dans le temps de la délivrance, c’est-à-dire comptant, à moins que le vendeur ne se soit réservé un délai pour la livraison; qu’ainsi, du moment où le prix offert purement et simplement par l’acheteur a été accepté par le vendeur, on ne saurait prétendre que le contrat demeure en suspens, parce que les termes du payement n’ont pas été expressément réglés; — Attendu que l’arrêt attaqué constate, en fait, qu’à la suite de pourparlers infructueux entre Cibiel et les époux Dieulafoy, pour la vente d’une maison sise à Toulouse, appartenant à ces derniers, le notaire Lozes, agissant au nom et comme mandataire desdits époux Dieulafoy, a, le 17 octobre 1883, écrit à Cibiel pour lui demander s’il était toujours dans l’intention d’acheter cet immeuble, et quel prix définitif il voulait y mettre; que par une lettre en date du 24 octobre, Cibiel a répondu au notaire qu’il arriverait à 125 000 F; que par une lettre en date du 29, le notaire a informé Cibiel que ce chiffre était accepté, et qu’il ne restait qu’à passer l’acte de vente; que cet avis, confirmé par une nouvelle lettre du 12 novembre, a été reçu sans protestation par Cibiel, et que c’est seulement le 6 janvier suivant que ledit Cibiel a prétendu ne s’être point engagé; — Attendu que ces constatations de l’arrêt sont souveraines; qu’en décidant, par suite, qu’il y avait eu vente conclue entre les parties, la cour d’appel a sainement appliqué les articles 1583 et 1651 du Code civil, et n’a violé aucune autre disposition de loi; — Rejette…
OBSERVATIONS
1À partir de quel seuil passe-t-on des simples pourparlers à la conclusion du contrat ? Classique, la question n’en a pas moins vu son importance croître ces dernières années. La complexité toujours plus grande de nombre de conventions oblige, en effet, à des négociations fort longues, souvent ponctuées d’accords préparatoires parfois nommés accords de principe ou lettres d’intention (sur cette pratique, v. Les lettres d’intention dans la négociation des contrats internationaux, Droit et pratique du commerce international, 1979, p. 49 s.). Ce processus de formation « dynamique » du contrat peut revêtir un tour plus sophistiqué encore pour certaines opérations, telles les cessions d’actions, avec la pratique du closing (M. Fontaine, « La théorie de la formation du contrat et la pratique du closing », Mélanges C. Jauffret-Spinosi, 2013, p. 361; rappr. J.‑C. Roda, « Le contrat, instrument de sécurisation d’une opération de concentration », RTD com. 2013. 439). On s’en tiendra ici à l’approche classique.
Si, parmi les documents contractuels (v. Fr. Labarthe, La notion de document contractuel, thèse Paris I, éd. 1994, spéc. nos 114 s., p. 90 s.), ceux qui ont pour objet de définir le cadre de la négociation ne peuvent évidemment être confondus avec le contrat définitif (par exemple, documents prévoyant une obligation de confidentialité ou répartissant le coût des études préalables), il en va autrement de ceux que les parties rédigent pour fixer les points de la négociation sur lesquels elles sont dès à présent d’accord. Le contrat se formant alors par étapes, par couches successives, il est essentiel de savoir quand le point de non-retour est atteint (sur cette question, v. A. Rieg, « La “punctation”. Contribution à l’étude de la formation successive du contrat », Mélanges Jauffret, 1974, p. 593 s.; J.‑M. Mousseron, « La durée dans la formation des contrats », Mélanges Jauffret, 1974, p. 509 s.).
Le Code civil n’énonçant, à la différence d’autres codes, aucune directive générale, c’est à la jurisprudence qu’est revenu, ici encore, le soin de poser les principes. Elle l’a fait en s’inspirant de la philosophie volontariste qui anime notre droit, ainsi que des dispositions propres à certains contrats : le contrat est formé dès qu’il y a accord sur les éléments essentiels (I), ce qui oblige à rechercher, pour chaque type de contrats, les points qui méritent une telle qualification (II).
I. — L’accord sur les éléments essentiels
2En l’espèce, les parties étaient convenues de la chose et du prix, mais non des modalités de paiement. L’acheteur ayant ultérieurement soutenu qu’il n’était pas engagé, la haute juridiction rejette le pourvoi formé contre l’arrêt d’appel qui avait repoussé sa prétention, au motif que « la vente est parfaite entre les parties, dès qu’on est convenu de la chose et du prix; qu’à la vérité, cet accord n’est pas entièrement formé, tant qu’il subsiste un débat sur les conditions dans lesquelles le prix sera payé, mais que si l’acheteur, en faisant son prix, n’a stipulé aucun mode de paiement particulier, il est réputé soumis à l’article 1651 du Code civil » (rappr. Civ. 1re, 26 nov. 1962, D. 1963. 61, RTD civ. 1963. 364, obs. Cornu). La solution s’imposait : l’article 1583 du Code civil répute, en effet, la vente conclue dès qu’il y a accord sur la chose et sur le prix, et l’article 1651 ajoute « s’il n’a rien été réglé à cet égard (le paiement du prix), l’acheteur doit payer au lieu et dans le temps où doit se faire la délivrance ».
Encore faut-il préciser exactement la portée de cette jurisprudence. En principe suffisant, l’accord sur les éléments essentiels ne le sera plus si les parties ont entendu subordonner la conclusion de leur contrat à une rencontre de volontés sur tel ou tel point accessoire (date de paiement et d’entrée en jouissance du bien : Civ. 3e, 2 mai 1978, D. 1979. 317, note J. Schmidt, JCP 1980. II. 19465, note Fieschi-Vivet; garantie de paiement : Civ. 1re, 21 févr. 1979, JCP 1980. II. 19482, note Fieschi-Vivet; clause de non-concurrence et garantie de paiement : Versailles, 5 mars 1992, Bull. Joly 1992. 636, note J. Schmidt, RTD civ. 1992. 752, obs. Mestre; modalités de paiement : Com. 16 avr. 1991, JCP 1992. II. 21871, note Gain, RTD civ. 1992. 79, obs. Mestre). De secondaire, celui-ci devient alors essentiel par la seule volonté des parties. La haute juridiction l’a rappelé dans une formule qui résume excellemment sa position : « la vente est parfaite entre les parties dès qu’on est convenu de la chose et du prix et le défaut d’accord définitif sur les éléments accessoires de la vente ne peut empêcher le caractère parfait de la vente, à moins que les parties aient entendu retarder la formation du contrat jusqu’à la fixation de ces modalités » (Civ. 3e, 14 janv. 1987, D. 1988. 80, note J. Schmidt; comp. Com. 28 févr. 2006, RJDA 2006, no 742, RTD civ. 2006. 755, obs. J. Mestre et B. Fages).
3La solution ainsi consacrée diffère de celles que certains droits étrangers apportent à ce problème qu’ils désignent du terme original de « punctation » (Rieg, art. préc.). Selon l’article 154 du BGB : « Tant que les parties ne sont pas tombées d’accord sur tous les points d’un contrat qui, ne fût-ce que d’après la déclaration de l’une seulement d’entre elles, devaient être l’objet de la convention, le contrat dans le doute n’est pas conclu. L’entente des parties sur quelques points particuliers ne suffit pas à les lier, même lorsqu’elle a été suivie d’un projet rédigé par écrit ». Quant à l’article 2 du Code des obligations suisse, il dispose : « Si les parties se sont mises d’accord sur tous les points essentiels, elles sont présumées avoir entendu s’obliger définitivement, encore qu’elles aient réservé certains points secondaires. À défaut d’accord sur ces points secondaires, le juge les règle en tenant compte de la nature de l’affaire ». C’est dire que la position du droit français est intermédiaire entre celles des droits allemand et suisse. Le désaccord sur les points accessoires, obstacle à la conclusion du contrat en droit allemand mais non en droit suisse, ne le sera en droit français que si les parties ont entendu « retarder la formation du contrat jusqu’à la fixation de ces modalités ». D’une souplesse plus grande, la position française laisse aux juges du fond une certaine liberté puisque ceux-ci constatent souverainement les éléments dont ils déduisent l’intention des parties quant à la formation du contrat. Mais ces déductions sont opérées sous le contrôle de la Cour de cassation (v. par ex. Com. 28 févr. et 28 mars 2006, Civ. 3e, 28 juin 2006, RTD civ. 2006. 755, obs. J. Mestre et B. Fages). Aussi bien ne saurait-on trop insister sur la nécessité pour celles-ci de préciser exactement la portée de leur accord (v. J.‑A. Albertini, « Les mots qui vous engagent… », D. 2004. 230). On sait notamment à quelle incertitude a parfois conduit l’interprétation de la clause qui prévoit que l’acte sous seing privé constatant l’accord des parties sur la chose et sur le prix doit être réitéré par acte authentique, et qui diffère jusque-là le transfert de propriété (Comp. Req. 4 mai 1936, DH 1936. 313; Civ. 3e, 2 avr. 1979, JCP 1981. II. 19697, note Dagot, Defrénois 1980. 1057, note G. Morin; 5 janv. 1983, D. 1983. 617, note Jourdain). Sauf volonté claire des parties en sens contraire, cette réitération est aujourd’hui considérée comme une simple modalité d’exécution du contrat définitif, que l’accord sur les éléments essentiels suffit à former (Civ. 3e, 14 janv. 1987, préc.). Le droit français se sépare ainsi des droits allemand et suisse dont les solutions concordent sur ce point et qui présument tous deux que la forme volontairement choisie par les parties est une condition de formation du contrat (art. 125 et 154, § 2 du BGB, art. 16 C. obl. suisse).
À la différence du Code civil allemand et du Code des obligations suisse, l’avant-projet Catala, l’avant-projet Terré et le projet de la Chancellerie ne traitent pas directement de cette question.
II. — La notion d’éléments essentiels
4De manière plus générale, la solution retenue par la jurisprudence française requiert que l’on distingue clairement points essentiels et points accessoires par rapport à la relation contractuelle que les parties cherchent à bâtir. Si cette distinction ne soulève, grâce à l’article 1583 du Code civil, guère de difficultés en matière de vente, il n’en va pas de même pour d’autres contrats, spécialement pour les contrats innommés (J. Schmidt, Négociation et conclusion de contrats, 1982, no 63). La doctrine a certes posé quelques directives. Les éléments essentiels seraient ceux « sans lesquels il serait impossible de savoir quelle sorte de convention a été conclue » (J.‑L. Aubert, Notion et rôle de l’offre et de l’acceptation dans la formation du contrat, thèse Paris, éd. 1970, no 52) ou encore les « éléments centraux spécifiques qui traduisent l’opération juridique et économique que les parties veulent réaliser » (Delebecque, Les clauses allégeant les obligations, thèse Aix, 1981, p. 198; v. aussi A. Laude, La reconnaissance par le juge de l’existence d’un contrat, thèse Aix, 1992, p. 135 s.; Jestaz, « L’obligation et la sanction : à la recherche de l’obligation fondamentale », Mélanges Raynaud, 1985, p. 273 s.). Ainsi, dans les contrats ayant pour objet un échange de biens ou de services, ce sont les termes de cet échange qui constituent les éléments essentiels (J. Schmidt, op. cit., no 62; Ghestin, La formation du contrat, no 319). Mais la directive reste vague et c’est à la jurisprudence qu’il revient, en fonction de l’économie du contrat, de se prononcer sur la question. Ainsi, l’existence d’un bail est acquise, malgré l’absence d’un acte le formalisant, dès lors qu’est constaté l’accord des parties sur sa durée et sur le montant du loyer (Civ. 3e, 22 févr. 1982, Gaz. Pal. 1982. 2. Pan. 219). De même, il n’est pas nécessaire pour qu’un bail soit valablement conclu que soit précisée la date de prise d’effet du bail (Civ. 3e, 28 oct. 2009, D. 2009. 2752). Et dans un contrat visant à engager une actrice pour le tournage d’un film, la cour de Paris a qualifié d’essentielle la rémunération de l’artiste ainsi que la date de début du tournage (Paris, 13 déc. 1984, RTD civ. 1986. 97, obs. Mestre; v. également, obs. du même auteur, RTD civ. 1988. 526 et décisions citées).
5Ceci étant le revirement de jurisprudence opéré par les arrêts de l’assemblée plénière du 1er décembre 1995 (infra, nos 152-155) est de nature à ébranler ces solutions. L’accord des parties sur le prix n’étant plus nécessaire, sauf exception, à la validité du contrat, la notion d’élément essentiel s’identifie non plus aux conditions de validité du contrat mais aux éléments structurels de celui-ci. C’est la définition même du contrat qui s’en trouve remise en cause : « rapport plus économique que consensuel », le contrat devient « davantage un échange de prestations qu’un échange de consentements » (L. Fin-Langer, L’équilibre contractuel, thèse Orléans, 2000, no 163, p. 89).
146
CONCLUSION. ACCEPTATION D’UNE OFFRE. SILENCE
Civ. 25 mai 1870, Guilloux c/ Société des raffineries nantaises, et faillite Robin et Cie
(DP 70. 1. 257, S. 70. 1. 341)
Le silence d’une partie ne peut l’obliger en l’absence de toute autre circonstance (C. civ., art. 1101, 1108). Spécialement, n’est pas obligée comme souscripteur d’actions la personne qui a laissé sans réponse une lettre par laquelle un banquier l’informait qu’il l’avait portée sur la liste de souscription à des actions dont il opérait le placement, et qu’il l’avait débitée du montant du premier versement.
Faits. — La maison de banque Robin et Cie chargée de recueillir des souscriptions pour le placement des actions de la Société des raffineries nantaises a porté sur la liste des souscripteurs le sieur Guilloux pour vingt actions. Robin et Cie ne paraissent avoir reçu à cet effet aucun ordre formel du sieur Guilloux; mais ils lui ont écrit une lettre ainsi conçue : « Cher Monsieur, nous vous avons débité de 2 500 F pour le premier versement des vingt actions que vous avez souscrites aux Raffineries nantaises; nous vous en remettons ci-inclus les reçus ». Cette lettre est restée sans réponse. La Société des raffineries nantaises a assigné le sieur Guilloux et la faillite Robin et Cie en payement des versements arriérés des vingt actions souscrites. Cette demande a été rejetée par un jugement du tribunal de commerce de la Seine, du 19 mai 1866, qui déclare qu’il n’est pas établi que Guilloux ait souscrit aucune action des raffineries nantaises; que, s’il est vrai que des pourparlers aient eu lieu à ce sujet, ils n’ont point amené d’engagement de ce défendeur.
Mais, sur l’appel de la Société des raffineries nantaises, la cour de Paris (2e ch.) a rendu, le 18 janvier 1869, un arrêt infirmatif ainsi conçu :
Considérant que Robin et Cie, chargés comme banquiers de recueillir les souscriptions pour la Société des raffineries nantaises, ont porté Guilloux pour vingt actions sur la liste des souscripteurs par eux transmise à ladite société; — Que, dès le 30 juillet 1864, il a été donné avis à Guilloux par Robin et Cie : 1° qu’il était porté pour vingt actions sur la liste des souscripteurs; 2° qu’il était débité du montant du premier versement; — Considérant que Guilloux, ayant laissé la lettre d’avis sans réponse, doit être considéré comme ayant accepté pour son compte l’opération faite en son nom; — Par ces motifs, réformant, condamne Guilloux à payer à Delabrosse ès-noms la somme de 7 500 F, etc.
Le sieur Guilloux s’est pourvu en cassation contre cet arrêt.
Moyen. — Violation pour fausse application des articles 1101, 1108 et 1134 du Code civil en ce que l’arrêt attaqué a condamné l’exposant comme souscripteur de plusieurs actions de la Société nantaise prises en son nom par la maison Robin, par l’unique motif qu’ayant laissé la lettre d’avis relative à la souscription sans réponse, il doit être considéré comme ayant accepté pour son compte l’opération faite en son nom, alors que le silence de l’exposant ne pouvait suffire pour l’engager.
ARRÊT
La Cour; — Vu les articles 1101 et 1108 du Code Napoléon; — Attendu que l’arrêt attaqué, en condamnant le demandeur comme obligé par la souscription de vingt actions prises en son nom dans la Société des raffineries nantaises, s’est uniquement fondé sur ce fait que ledit demandeur avait laissé sans réponse la lettre par laquelle Robin et Cie, chargés du placement des actions, lui avaient donné avis qu’il avait été porté sur la liste des souscripteurs, et qu’ils avaient versé pour lui la somme exigée pour le premier versement sur le montant des actions; — Attendu, en droit, que le silence de celui qu’on prétend obligé ne peut suffire, en l’absence de toute autre circonstance, pour faire preuve contre lui de l’obligation alléguée; — Attendu qu’en jugeant le contraire, l’arrêt attaqué a violé les dispositions ci-dessus visées du Code Napoléon; — Par ces motifs, casse…
OBSERVATIONS
1La conclusion du contrat nécessite, de la part du destinataire de l’offre, la volonté réelle d’accepter celle-ci. La manifestation de cette volonté n’est soumise, en principe, à aucune forme particulière : elle peut être expresse aussi bien que tacite; il suffit que soit établie avec certitude la volonté d’accepter.
L’affirmation de la valeur juridique d’une volonté tacitement exprimée pose le problème de la signification du silence. Lorsque le destinataire d’une offre de contrat, portée à sa connaissance, garde le silence, son attitude peut-elle être considérée comme valant acceptation ? En d’autres termes, le fait de ne pas répondre implique-t-il acquiescement ? La difficulté de la question est attestée par la diversité des solutions qui lui sont apportées en droit comparé.
Ainsi le droit allemand pose que, lorsque l’une des parties adresse à l’autre, après négociation, une « lettre de confirmation », document général reprenant l’ensemble des clauses contractuelles, la partie destinataire est réputée l’avoir acceptée dès lors qu’elle garde le silence (A. Rieg, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et allemand, thèse Strasbourg, 1959, nos 34 s.). À l’inverse, le droit italien refuse de considérer comme une acceptation le fait de conserver le silence. À mi-parcours des solutions allemande et italienne, le droit français retient, à travers l’arrêt ci-dessus reproduit, une solution nuancée : usant de la dialectique du principe et des exceptions, il pose que le silence ne vaut pas, sauf circonstances particulières (II), acceptation (I).
I. — Le principe
2En principe, le silence ne vaut pas acceptation : en droit français, qui ne dit mot ne consent pas. De fait si, aux dires du poète, « en amour, un silence vaut mieux qu’un langage », en droit le silence a une signification équivoque : il y a des approbations tacites, mais il y a aussi des réprobations muettes, sans oublier les silences prudents ! Or le consentement doit être indiscutablement établi. Au demeurant, les personnes qui gardent le silence n’entendent pas en règle générale accepter les offres qui leur sont faites; dès lors, décider que le silence vaut consentement serait porter atteinte à la liberté des individus, car ce serait les contraindre à répondre aux offres qui leur sont adressées (en ce sens, Barrault, Essai sur le rôle du silence créateur d’obligations, thèse Dijon, 1912; Rieg, op. cit., nos 24 s.; Littman, Le silence dans la formation des actes juridiques, thèse Strasbourg, 1969; P. Diener, Le silence et le droit, thèse Bordeaux, 1975, spéc. p. 39 s., nos 38 s.; P. Godé, Volonté et manifestations tacites, thèse Lille, éd. 1977, spéc. p. 173 s., nos 158 s.; J. Schmidt, Négociation et conclusion de contrats, no 169; v. aussi Perrot, « Le silence en droit judiciaire privé », Mélanges Raynaud, 1985, p. 627).
3C’est pourquoi la Cour de cassation a décidé, dans l’arrêt de principe ci-dessus rapporté, « qu’en droit le silence de celui qu’on prétend obligé ne peut suffire, en l’absence de toute autre circonstance, pour faire preuve contre lui de l’obligation alléguée ». En l’espèce, un négociant avait laissé sans réponse la lettre d’un banquier l’informant qu’il l’avait porté sur la liste des souscripteurs d’actions émises par une société et qu’il l’avait débité du montant du premier versement à effectuer. Réaffirmée à de nombreuses reprises par la haute juridiction (v. par ex. Civ. 1re, 23 mai 1979, D. 1979. IR. 488 (vente); Com. 16 déc. 1981, JCP 1982. IV. 88 (cautionnement); Com. 3 déc. 1985, JCP 1986. IV. 65 (clause limitative de responsabilité dans un contrat de transport)), ce principe a fait l’objet d’applications diverses. Ainsi a-t-il été notamment décidé que l’expédition répétée d’une publication périodique ne pouvait donner naissance à un abonnement, même si l’expéditeur avait indiqué qu’à défaut de refus, le destinataire serait considéré comme abonné (T. civ. Seine, 19 avr. 1893, Gaz. Pal. 1893. 2. 162; Req. 14 avr. 1942, S. 1942. 1. 123; Douai, 12 nov. 1953, D. 1954. 63). Une telle pratique, dénommée vente par envoi forcé, est érigée en contravention de 5e classe par l’article R. 635-2 du Code pénal. Celui-ci interdit, en effet, l’envoi de tout objet, non précédé d’une demande préalable, lorsqu’il est accompagné d’une correspondance indiquant qu’il peut être accepté contre versement du prix fixé, ou renvoyé à son expéditeur, même si ce renvoi peut être fait sans frais par le destinataire.
En outre, le fait que le pollicitant précise qu’en l’absence de réponse dans un certain délai, il considérera le contrat comme conclu, est inopérant; il ne saurait, en effet, mettre à la charge du destinataire de l’offre, sans le consentement de celui-ci, l’obligation de répondre négativement dans un certain délai. Il en va autrement lorsqu’une des parties s’impose à elle-même « un délai pour accepter ou refuser le prix offert » par l’autre; elle s’oblige alors en effet à manifester expressément son désaccord si le prix proposé ne lui convient pas (Civ. 1re, 12 janv. 1988, Bull. civ. I, no 8, p. 6). On pénètre alors dans le domaine des exceptions : le silence acquiert, du fait de son contexte, une certaine résonance (si l’on peut dire !).
II. — Les exceptions
4La solution de principe comporte des exceptions. Annoncées par l’arrêt en tant qu’il porte que le silence ne peut suffire « en l’absence de toute autre circonstance », ces exceptions ont été ultérieurement précisées par la jurisprudence. Aux termes de celle-ci, trois séries de circonstances sont susceptibles de conférer au silence la signification d’une acceptation dépourvue d’équivoque. On parle alors de « silence circonstancié » (Civ. 1re, 24 mai 2005, D. 2006. 1025, JCP 2005. I. 195, no 1, obs. C. Pérés, CCC 2005, no 165, obs. L. Leveneur, RDC 2005. 1007, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2005. 588, obs. J. Mestre et B. Fages; 4 juin 2009, D. 2009. 2137, note F. Labarthe, RDC 2009. 1330, obs. Th. Genicon; Com. 18 janv. 2011, D. 2012. 459, CCC 2011, no 88, note L. Leveneur).
5En premier lieu, certains arrêts décident que le silence vaut acquiescement en raison de l’existence entre les parties de relations d’affaires antérieures. Encore faut-il préciser l’étendue de cette exception. Le silence vaut certainement acceptation lorsque les relations d’affaires passées se sont traduites par la conclusion répétée de contrats de même nature, sans acceptation formellement exprimée; à défaut d’un refus exprès, l’auteur de l’offre est alors fondé à compter sur la conclusion du contrat (Aix, 13 août 1873, DP 77. 5. 456). En revanche, il ne semble pas que l’existence d’un contrat en cours suffise à conférer au silence valeur d’acceptation dès lors que l’offre a pour objet la modification de ce contrat. Ainsi lorsque, à la connaissance du bailleur, un preneur sous-loue ou modifie la consistance des lieux, en violation d’une clause du bail, le défaut de protestation du bailleur ne saurait s’interpréter comme une acceptation (Ass. plén. 3 mai 1956, Bull. ass. plén., no 1, JCP 1956. II. 9345; Soc. 20 févr. 1958, Bull. civ. IV, no 268, p. 195). De même l’acceptation par le salarié d’une modification substantielle de son contrat de travail décidée par l’employeur ne saurait résulter de la seule poursuite de ce travail (Soc. 8 oct. 1987, Bull. civ. V, no 542, p. 344, D. 1988. 57, note Y. Saint-Jours; 14 janv. 1988, Bull. civ. V, no 41, p. 25; 25 févr. 1988, Bull. civ. V, no 140, p. 93).
Toute difficulté d’interprétation disparaît lorsque le législateur a expressément réglé la portée du silence. C’est ainsi que l’article L. 113-2, alinéa 2 du Code des assurances tient pour « acceptée la proposition, faite par lettre recommandée, de prolonger ou de modifier un contrat ou de remettre en vigueur un contrat suspendu, si l’assureur ne refuse pas cette proposition dans les dix jours après qu’elle lui est parvenue ». De même l’article 1738 du Code civil prévoit que le bailleur qui, à l’expiration du bail, laisse en possession le preneur resté dans les lieux accepte par son seul silence l’offre tacite de prorogation de bail.
6En deuxième lieu, certains arrêts décident que, même en l’absence de relations d’affaires antérieures, le silence vaut acceptation dès lors que les parties appartiennent toutes deux à un milieu professionnel dont les usages confèrent à celui-ci cette signification. En vertu d’un tel usage, le destinataire de l’offre n’échappera à la conclusion ou à la modification du contrat qui lui est proposé qu’à la condition d’exprimer son refus (Civ., sect. com., 21 mai 1951, Bull. civ. II, no 168, p. 128; 9 janv. 1956, Bull. civ. III, no 17, p. 13). C’est ainsi qu’en matière commerciale, la jurisprudence a tendance à admettre qu’il est d’usage général que le silence gardé à la réception d’une lettre de confirmation vaut acceptation de ses termes, rapprochant ainsi le droit français des solutions du droit allemand (Civ., sect. com., 9 janv. 1956, préc.; 21 oct. 1958, Bull. civ. III, no 355, p. 298; Civ. 2e, 6 juill. 1966, Bull. civ. II, no 737, p. 519). La jurisprudence semble se montrer en revanche plus réservée que par le passé pour admettre l’existence d’un usage commercial général en vertu duquel les clauses imprimées sur les factures des commerçants sont censées être acceptées par les acheteurs si ceux-ci ne protestent pas dans un certain délai (sur cette question, v. Ghestin, La formation du contrat, nos 426 s.).
7En dernier lieu, selon une jurisprudence clairsemée, le silence du destinataire de l’offre peut valoir acceptation lorsqu’elle est faite dans l’« intérêt exclusif » de celui auquel elle est adressée. La solution repose sur un fondement différent : non plus une habitude qui donne au silence une signification précise, mais une probabilité. Le destinataire de l’offre n’avait aucune raison de la décliner. D’où la portée moindre donnée au silence : le silence ne vaut pas acceptation, il peut valoir acceptation. Ainsi, il a été décidé que le silence gardé après réception d’une offre de remise de dette (Req. 29 mars 1938, DP 1939. 1. 5, note Voirin) ou d’une offre par laquelle un employeur propose à son salarié l’intéressement dans les profits de l’entreprise (Soc. 15 déc. 1970, Bull. civ. V, no 722, p. 590) pouvait valoir acceptation. La jurisprudence a également admis l’existence d’une convention d’assistance dans l’hypothèse où un garagiste avait été blessé par l’explosion d’un vélomoteur alors qu’il secourait le conducteur, l’assisté ayant par son silence accepté l’offre du sauveteur (Civ. 1re, 1er déc. 1969, D. 1970. 423, note Puech, JCP 1970. II. 16445, note Aubert, RTD civ. 1971. 164, obs. Durry). Il est néanmoins difficile dans ce cas de dire que l’offre a été faite dans l’intérêt exclusif du destinataire, puisqu’elle aboutit à faire peser sur celui-ci une obligation (sur cette jurisprudence, v. Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, vol. 1, no 153). En tout état de cause, cette jurisprudence ne peut recevoir application lorsqu’il est établi que le destinataire de l’offre avait expressément entendu la rejeter (Soc. 12 févr. 1985, Bull. civ. V, no 96, p. 70).
8Il appartient à la partie qui prétend que le silence gardé par l’autre partie vaut consentement de faire la preuve de l’acceptation tacite dont elle se prévaut (Civ., sect. com., 17 févr. 1965, Bull. civ. III, no 130, p. 110). Dans toutes ces hypothèses, la Cour de cassation laisse l’interprétation du silence à l’appréciation souveraine des juges du fond (v. par ex. Req. 14 avr. 1942, préc.; 15 mars 1944, S. 1945. 1. 40; Civ., sect. com., 21 oct. 1958, préc.).
Ainsi le droit français réalise-t-il un heureux « équilibre » entre un principe qui se méfie de l’équivoque et une exception sensible à l’éloquence de certains silences (Mestre, obs. RTD civ. 1988. 520).
Rendu aigu par la diversité des droits positifs, le conflit de lois a été, en la matière, réglé de façon originale par l’article 8 de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles : la valeur du silence dépend de la loi du contrat; mais la partie silencieuse peut démontrer qu’elle n’a pas consenti en se référant à la loi de la résidence habituelle, « s’il résulte des circonstances qu’il ne serait pas raisonnable de déterminer l’effet de (son) comportement » par application de la loi du contrat. La solution a été maintenue par l’article 10.2 du Règlement Rome I du 17 juin 2008. Quant à la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises, en vigueur depuis le 1er janvier 1988, elle résout la question par une disposition substantielle; aux termes de son article 18 : « le silence ou l’inaction à eux seuls ne peuvent valoir acceptation » (Rev. crit. DIP 1981. 387).
Avant-projet Catala (art. 1105-6), avant-projet Terré (art. 20) et projet de la Chancellerie consacrent, pour l’essentiel, les solutions dégagées par la jurisprudence. Dans sa dernière version le projet de la Chancellerie dispose : « le silence ne vaut pas acceptation, à moins qu’il n’en résulte autrement de la loi, des usages, des relations d’affaires ou de circonstances particulières » (art. 1121).
Sur la réticence dolosive, v. infra, no 150. Sur le rôle du silence dans les accords de famille, v. Laszlo-Fenouillet, La conscience, thèse Paris II, éd. 1993, no 697, p. 384 s.
147-148
ERREUR SUR LA SUBSTANCE. ERREUR DU VENDEUR. MOMENT D’APPRÉCIATION. ÉLÉMENTS D’APPRÉCIATION
I. Civ. 1re, 22 février 1978. — II. Civ. 1re, 13 décembre 1983
Lorsque les vendeurs d’un tableau — attribué par un expert à l’école de Carrache, ensuite préempté par la Réunion des Musées nationaux et présenté comme une œuvre de Poussin — ont demandé la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue, doit être cassé, faute d’avoir recherché si, au moment de la vente, le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par la conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Poussin, l’arrêt qui, pour rejeter la demande, a estimé qu’il n’était pas prouvé que ce tableau fut une œuvre authentique de Poussin et qu’ainsi l’erreur alléguée n’était pas établie (1er arrêt).
Doit être cassé, pour violation de l’article 1110 du Code civil, l’arrêt de la cour d’appel qui, saisie d’une action en nullité d’un contrat pour erreur sur la substance, a dénié aux demandeurs le droit de se servir d’éléments d’appréciation postérieurs à la vente pour prouver l’erreur commise par eux au moment de celle-ci (2e arrêt).
I.. Civ. 1re, 22 février 1978, Époux Saint-Arroman c/ Réunion des Musées nationaux et autres
(D. 1978. 601, note Malinvaud, JCP 1978. II. 18925, Defrénois 1978. 1346, obs. Aubert, RTD civ. 1979. 127, obs. Loussouarn)
Faits. — « Roman judiciaire », « Imbroglio juridique », les expressions n’ont pas manqué pour désigner l’étonnante affaire du Poussin. De fait, il aura fallu près de quinze ans de procédure, l’intervention de cinq juridictions de l’ordre judiciaire dont à deux reprises celle de la Cour de cassation, ainsi qu’un détour par le tribunal des conflits pour que la solution posée en 1972 par le tribunal de grande instance de Paris devienne effective… en 1987. Les décisions des juges du fond étant, dans cette affaire, aussi riches en enseignements que celles de la Cour de cassation, on reproduira dans les pages qui suivent non seulement les secondes, mais aussi l’essentiel des premières.
Les époux Saint-Arroman, propriétaires d’un tableau ancien qu’une tradition familiale attribuait à Nicolas Poussin, décident de le vendre aux enchères publiques. Dans ce dessein, ils s’adressent à l’étude de Mmes Rheims et Laurin, commissaires-priseurs de grand renom. Le tableau ayant été soumis à l’expertise de M. Lebel, le résultat en est décevant pour les propriétaires : leur toile ne serait pas de Nicolas Poussin mais se rattacherait plus modestement à l’école des Carrache et pourrait « faire en vente environ 1 500 F ». Elle fut, en fait, adjugée le 21 février 1968 à l’Hôtel Drouot pour 2 200 F à un marchand de tableaux réputé, M. Heim. La notice de présentation était ainsi rédigée : « Carrache (École des), Bacchanale ».
Le jour même, à l’issue de l’adjudication, la direction des Musées de France usait du droit de préemption que lui reconnaît la loi. Dans les semaines qui suivirent, divers articles de presse, notamment dans la revue Connaissance des arts, présentèrent ce tableau comme une œuvre de Poussin, heureusement découverte par le Musée du Louvre. La toile y fut exposée en 1969 comme une œuvre de l’artiste et, dans la Revue du Louvre et des Musées de France (no 2, p. 87 s.), M. Pierre Rosenberg soutint qu’il s’agissait d’un « authentique Poussin » du début de la période italienne (aux environs de 1626-1630) représentant « Olympos et Marsias », toile qui avait figuré en 1844 dans la vente de la collection du Cardinal Fesch et dont on avait perdu la trace. « Douloureusement surpris par cette soudaine transmutation de leur tableau » (Ghestin et Malinvaud, D. 1973. 411), les époux Saint-Arroman assignèrent alors, devant la 1re chambre du tribunal de grande instance de Paris, la direction des Musées de France en nullité de la vente pour erreur sur la substance, et subsidiairement MM. Rheims, Lebel et Laurin en responsabilité.
Par jugement en date du 13 décembre 1972 (D. 1973. 410, note Ghestin et Malinvaud, JCP 1973. II. 17377, note Lindon), le tribunal de grande instance de Paris leur donna gain de cause :
« Le Tribunal. — Attendu que les époux Saint-Arroman ont assigné le Directeur de la Réunion des Musées nationaux, Rheims, ancien commissaire-priseur, Lebel, expert, et Laurin, commissaire-priseur, pour : 1) entendre prononcer la nullité de la vente aux enchères publiques, faite au prix de 2 200 F et à la date du 21 février 1968, d’un tableau offert comme une œuvre de l’école des Carrache et dont l’auteur serait en réalité Nicolas Poussin; 2) subsidiairement s’entendre Rheims et Lebel condamner à payer aux demandeurs une indemnité provisionnelle de 150 000 F et entendre ordonner une expertise en vue d’évaluer le préjudice subi par ceux-ci; — Attendu que les défendeurs concluent au rejet de ces demandes et subsidiairement, Rheims, Laurin et Lebel, à une expertise technique; — Attendu que les époux Saint-Arroman exposent que, désirant vendre le tableau litigieux, ils l’ont présenté à Me Rheims; que celui-ci l’a soumis à l’expert Lebel; qu’après avis de ce dernier, la toile a été inscrite au catalogue de l’Hôtel des ventes de Paris comme se rattachant à l’École des Carrache; que Rheims a prévenu les demandeurs qu’elle pourrait “faire en vente environ 1 500 F”; qu’en fait, elle a été adjugée pour 2 200 F et que les Musées nationaux ont exercé leur droit de préemption; que la Revue du Louvre et des Musées de France, dans son numéro 2, dès 1969, annonce cette acquisition et affirme que l’attribution à Poussin est unanimement acceptée; que le tableau est exposé au Louvre comme œuvre de Poussin; qu’ainsi les époux Saint-Arroman ont, disent-ils, aliéné une toile de Poussin alors qu’ils croyaient vendre un tableau de l’école des Carrache, et par suite commis l’erreur sur la substance qui rend nulle cette vente; que, dans le cas où la nullité ne serait pas prononcée, ils seraient alors fondés à demander au commissaire-priseur et à l’expert la réparation du préjudice qui leur a été causé par les fautes professionnelles de ces derniers; — Attendu que la Réunion des Musées nationaux, sans contester que l’identité de l’auteur constitue une qualité substantielle de l’œuvre d’art, soutient d’une part que seul l’acheteur pourrait faire état de l’erreur commise à ce point de vue, d’autre part qu’il résulterait des faits de la cause et notamment des termes de l’assignation que les demandeurs n’ont pas commis cette erreur alors qu’avant la mise en vente ils considéraient leur tableau comme “un Poussin”; — En droit : — Attendu, d’une part, qu’il est de principe, et qu’il n’est d’ailleurs pas contesté par la Réunion des Musées Nationaux, que l’erreur sur la substance s’entend, non seulement de celle qui porte sur la matière dont la chose est composée; mais aussi de celle qui a trait aux qualités substantielles d’authenticité et d’origine; — Attendu, d’autre part, que, contrairement aux prétentions de la défenderesse, l’erreur sur la substance peut être alléguée aussi bien par le vendeur que par l’acheteur, l’article 1110 du Code civil ne faisant aucune distinction entre les contractants; qu’en l’espèce, par l’exercice de son droit de préemption, la défenderesse se trouve substituée à l’acheteur; — Attendu que par ailleurs, pour annuler l’acte vicié par l’erreur sur la substance, la jurisprudence relève comme élément déterminant de cette situation la compétence artistique ou technique du contractant bénéficiaire de cette erreur; — En fait : — Attendu que la Réunion des Musées Nationaux maintient son opinion déjà proclamée sur l’attribution du tableau à Poussin; — Attendu que cette opinion, exprimée par une administration qui rassemble des experts particulièrement éclairés, doit être considérée comme décisive, tout au moins dans ses rapports avec les demandeurs; — Attendu que par ailleurs cette haute compétence fait apparaître de façon éclatante l’infériorité technique des vendeurs par rapport à leur cocontractant; — Attendu certes que, pour tenter de démontrer qu’il n’y avait pas eu erreur de la part des vendeurs, la défenderesse fait état des termes de l’assignation où il est écrit notamment : “Propriétaires d’un tableau attribué à Nicolas Poussin, ils ont décidé, en octobre 1967, de sa mise en vente…”, et plus loin : “l’expertise faite par M. Lebel, expert en tableaux anciens, précisait que le tableau n’était pas du peintre Poussin mais de l’école des Carrache”; — Mais attendu que pour apprécier si le consentement des vendeurs a été vicié par l’erreur sur la substance, c’est à leur opinion au moment de la vente, et à elle seule, qu’il convient de se référer; — qu’à ce moment ils s’en sont entièrement rapportés à la décision de l’expert en mettant en vente leur tableau comme étant de l’école des Carrache et au prix correspondant à cette attribution; — que s’ils avaient eu un motif sérieux de penser que l’œuvre était un Poussin, ils n’auraient pas ainsi accepté, sans recourir à des recherches complémentaires, l’avis et la mise à prix du commissaire-priseur, et de l’expert que, par son intermédiaire, ils avaient estimé nécessaire de consulter tant ils se sentaient incapables de déterminer par eux-mêmes l’origine de la toile litigieuse; — Attendu que, dans ces conditions, lors de la vente de celle-ci, au prix de 2 200 F, le 21 février 1968, il n’y a pas eu accord des contractants sur la chose vendue, les vendeurs croyant céder un tableau de l’école des Carrache, tandis que la Réunion des musées nationaux estimait acquérir une œuvre de Poussin; que la défenderesse a bénéficié ainsi, grâce à la grande supériorité de sa compétence artistique, de l’erreur sur la substance commise par ses cocontractants, telle qu’elle résultait des mentions portées par eux sur le catalogue de l’Hôtel des ventes; que cette erreur, parfaitement connue de la défenderesse, a vicié le consentement des vendeurs et que, par application de l’article 1110 du Code civil, la vente doit être déclarée nulle; — Attendu qu’en conséquence, Rheims, Lebel et Laurin doivent être mis hors de cause; — Attendu que, faute d’urgence démontrée, il n’y a pas lieu à exécution provisoire; — Par ces motifs : — Prononce la nullité de la vente, intervenue le 21 février 1968, du tableau appartenant aux demandeurs et acquis par la Réunion des Musées nationaux; — Met hors de cause Rheims, Lebel et Laurin; — Dit n’y avoir lieu à exécution provisoire; — Condamne la Réunion des Musées nationaux aux dépens. »
Comme chacun sait, une bonne justice est lente. Néanmoins l’importance du délai écoulé entre la décision du tribunal et celle de la cour d’appel de Paris ci-dessous reproduite qui l’infirme ne s’explique pas par cette seule raison. Désireux de soustraire la connaissance de cette affaire à la compétence des juridictions judiciaires, le préfet de Paris déclina la compétence de la cour du même lieu en invoquant le « caractère administratif » du contrat dont la nullité était demandée. Par arrêt du 15 janvier 1975 (D. 1975. Somm. 80), la cour de Paris se reconnut compétente au motif que la vente en question était un contrat de droit privé. Le préfet ayant élevé le conflit le 4 février, son arrêté fut annulé par décision du Tribunal des conflits en date du 2 juin 1975 (Gaz. Pal. 1975. 2. 572), permettant ainsi à la cour de Paris de connaître enfin de l’affaire au fond. Par son arrêt du 2 février 1976 (D. 1976. 325, concl. Cabannes, JCP 1976. II. 18358, note Lindon) dont les motifs essentiels sont reproduits ci-dessous, celle-ci infirma la décision des premiers juges.
« La Cour […]. — Considérant que la Réunion des Musées nationaux a d’abord conclu à l’infirmation de ce jugement, en soutenant que l’erreur du vendeur sur l’attribution d’une œuvre d’art ne saurait être appréciée et sanctionnée comme celle de l’acheteur, qu’en l’espèce il se serait agi d’une erreur sur la valeur et non sur la substance, qui n’entraîne pas la nullité, les époux Saint-Arroman ayant toujours eu l’intention de vendre leur tableau, quel qu’en fût l’auteur; qu’elle a encore fait valoir qu’il n’était nullement établi lors de la vente, ni même à l’heure actuelle, que ce tableau fût de Poussin, l’opinion des conservateurs du Louvre étant sujette à discussion; qu’à titre subsidiaire elle a sollicité une expertise; que par des conclusions postérieures elle a demandé sa mise hors de cause, en faisant valoir qu’elle n’avait exercé le droit de préemption que pour le compte de l’État; — Considérant que le ministre des Affaires culturelles, appelé en intervention forcée par les époux Saint-Arroman, a soutenu que le litige relevait de la compétence des tribunaux administratifs; que la cour a rejeté cette exception d’incompétence par arrêt du 15 janvier 1975; que le 2 juin 1975, le Tribunal des conflits a annulé l’arrêté de conflit pris par le préfet de Paris; — Considérant que le ministre a alors conclu à l’infirmation du jugement, en reprenant l’argumentation de la Réunion des Musées nationaux, et en ajoutant que la faute commise tant par les époux Saint-Arroman que par les commissaires-priseurs et l’expert, leurs mandataires, en s’abstenant de vérifier sérieusement l’origine du tableau, privait les demandeurs du droit d’invoquer leur erreur; que subsidiairement il a sollicité une comparution personnelle des parties; — Considérant que les époux Saint-Arroman, s’opposant à toute mesure d’instruction, ont conclu à la confirmation du jugement pour les motifs retenus par le tribunal et ont demandé à la cour de constater que, par l’effet de la nullité, le tableau n’est jamais sorti de leur patrimoine, d’ordonner qu’il leur soit restitué sous astreinte définitive de 200 F par jour de retard à compter du prononcé de l’arrêt, et de condamner la Réunion des Musées nationaux en 50 000 F de dommages-intérêts en application de l’article 61 du décret du 20 juillet 1972; — Considérant que, pour le cas où la nullité de la vente ne serait pas prononcée, ils ont sollicité la désignation d’un expert en vue de la détermination de la valeur du tableau, et la condamnation solidaire des commissaires-priseurs et de l’expert au payement d’une somme de 250 000 F à titre de dommages-intérêts provisionnels; — Considérant que les commissaires-priseurs ont conclu à la confirmation du jugement, et subsidiairement à la désignation d’experts chargés de dire si l’attribution figurant au catalogue de la vente pouvait être estimée valable et, dans la négative, de fournir tous éléments permettant de déterminer si cette attribution erronée peut être tenue pour fautive; — Considérant que l’expert Lebel a conclu dans le même sens; — Considérant que la question préalable qui se pose à la cour est celle de savoir si les époux Saint-Arroman ont été victimes de l’erreur qu’ils invoquent, en vendant comme étant de l’école des Carrache un tableau dont le véritable auteur était Nicolas Poussin; — Considérant qu’à cet égard les premiers juges ont énoncé “que la Réunion des Musées nationaux maintient son opinion déjà proclamée sur l’attribution du tableau à Poussin; que cette opinion, exprimée par une administration qui rassemble des experts particulièrement éclairés, doit être considérée comme décisive, tout au moins dans ses rapports avec les demandeurs”;
Considérant qu’en cause d’appel, la Réunion des Musées nationaux et l’État font désormais valoir l’incertitude de l’attribution du tableau litigieux à Poussin, “exclusivement fondée sur l’érudition et l’intuition (des) conservateurs, qui sont toutes deux sujettes à variation et à discussion”; qu’en l’état de ces conclusions, la cour ne peut donc, contrairement aux énonciations du jugement, décider que ce tableau est un authentique Poussin, en se fondant uniquement sur l’opinion émise par les experts du Louvre; — Considérant que le conservateur Rosenberg, dans l’article précité paru dans la Revue du Louvre sous le titre : “Un nouveau Poussin au Louvre, — Olympos et Marsyas”, a indiqué “qu’aucune voix discordante ne s’est fait entendre parmi les érudits qui ont vu le tableau depuis qu’il est au Louvre ou à qui nous en avons fait parvenir la photographie, et que l’attribution à Poussin lui-même est désormais, à notre connaissance, unanimement acceptée”; qu’il mentionne en note, parmi ces érudits, Sir Antony Blunt, Denis Mahon, Charles Sterling et Jacques Thuillier, et en remercie d’autres qui l’ont aidé dans son travail d’identification; qu’aucune attestation des personnes citées n’est produite; que toutefois un livre de Jacques Thuillier, Tout l’œuvre peint de Poussin, paru en 1974, range le tableau litigieux parmi les Poussin authentiques; — Considérant que les documents de la cause font apparaître des opinions discordantes; — Considérant, tout d’abord, qu’il ne peut être fait abstraction de l’opinion de Robert Lebel, lui-même expert réputé selon les propres conclusions des époux Saint-Arroman, qui maintient qu’à son avis la peinture du tableau litigieux paraît trop opaque, trop lourde et trop typiquement italienne pour qu’il puisse être attribué à Poussin ou même à son école; — Considérant, d’autre part, que les appelants versent aux débats une lettre adressée par une dame Wild au conservateur en chef du département des peintures du Musée du Louvre, qui la présente comme un érudit suisse, bien connue pour ses recherches sur Poussin; que l’auteur de cette lettre expose les raisons qui excluent, selon elle, l’attribution de l’œuvre à ce peintre; qu’elle énonce notamment, contrairement à l’opinion du conservateur Rosenberg, que les tons de ce tableau ne se trouvaient pas sur la palette de Poussin vers 1630; — Considérant encore que, dans un article publié par la Gazette des Beaux-Arts, Germain Bazin, ancien conservateur en chef du département des peintures du Louvre, qualifie le tableau en litige de “pauvre chose, si ruinée et si repeinte, qu’il est vraiment fort problématique de discerner s’il s’agit bien d’un original”; — Considérant en effet que d’après les constatations des experts du Louvre, ce tableau a été repeint pour 60 % de sa surface, et est dans un état tel qu’il ne saurait supporter une restauration; — Considérant par ailleurs que les époux Saint-Arroman ne fournissent aucune indication sur les conditions dans lesquelles ce tableau est devenu la propriété de leur famille; qu’ils se bornent, sans aucune preuve, à affirmer qu’une tradition familiale l’attribuait à Poussin; — Considérant, il est vrai, que le conservateur Rosenberg, dans l’article précité, a cru pouvoir identifier ce tableau avec une toile ayant fait partie de la collection du Cardinal Fesch, oncle de Napoléon, dispersée en 1844, d’après la description donnée par le catalogue de la vente, qui l’attribuait à Poussin sous le titre “Apollon et Marsyas”; — Mais considérant qu’à supposer exacte cette identification, il est d’une part communément admis que la collection du cardinal Fesch contenait un grand nombre de faux; que d’autre part il résulte des documents produits que le tableau dit “Apollon et Marsyas” n’a été vendu que 105 écus romains alors qu’une autre toile de la même collection, attribuée également à Poussin, a été adjugée pour 5 970 écus; qu’une telle disproportion de prix n’est pas en faveur de l’authenticité du premier de ces tableaux; — Considérant enfin que les écrits des spécialistes de Poussin versés aux débats mentionnent que du vivant même du peintre il existait déjà quantité de faux vendus sous son nom, et qu’il était prudent pour les acquéreurs d’aller lui montrer les œuvres qui leur étaient offertes pour qu’il en garantisse l’authenticité; qu’à l’heure actuelle, au Louvre comme dans d’autres musées, de nombreuses toiles, jusque-là attribuées à de grands maîtres et notamment à Poussin, ont été déclassées sans d’ailleurs que la décision des conservateurs recueille l’approbation de tous les spécialistes; qu’il en est ainsi par exemple du tableau “Bacchus nourri par les Nymphes”, provenant des collections de Louis XIV, longtemps exposé au Louvre comme étant de Poussin, et que les conservateurs actuels ont fait figurer récemment dans une exposition de faux; que ce tableau est encore tenu pour authentique tant par l’ancien conservateur en chef Germain Bazin que par le critique Jacques Thuillier, qui reconnaît d’autre part un Poussin dans le tableau faisant l’objet du présent litige;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que l’attribution de ce tableau à Poussin repose uniquement sur l’intuition de spécialistes de ce peintre, peut-être nombreux mais non pas unanimes, et n’est confirmée par aucune preuve décisive; que cette attribution est d’autant plus hasardeuse qu’il ne subsiste que 40 % de la peinture primitive; que la cour ne peut, sur cette seule base, conférer à cette œuvre un brevet d’authenticité, et n’est pas en mesure de désigner un expert ayant en la matière une autorité suffisante et qui ne se soit déjà prononcé dans un sens ou dans l’autre; qu’elle ne peut, dans ces conditions, que constater que la preuve n’est pas faite que le tableau litigieux soit de la main de Nicolas Poussin, et que les époux Saint-Arroman n’ont pas démontré l’existence de l’erreur dont ils prétendent avoir été victimes; que le jugement, qui a retenu cette erreur pour prononcer la nullité de la vente, doit donc être infirmé ».
Un pourvoi en cassation ayant été formé, la haute juridiction censura la cour de Paris par un arrêt du 22 février 1978.
1ER ARRÊT
La Cour; — Sur le premier moyen : — Vu l’article 1110 du Code civil; — Attendu que, les époux Saint-Arroman ayant chargé Rheims, commissaire-priseur, de la vente d’un tableau attribué par l’expert Lebel à « l’École des Carrache », la Réunion des Musées nationaux a exercé son droit de préemption, puis a présenté le tableau comme une œuvre originale de Nicolas Poussin; que, les époux Saint-Arroman ayant demandé la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue, la cour d’appel, estimant qu’il n’était pas prouvé que le tableau litigieux fut une œuvre authentique de Poussin, et qu’ainsi l’erreur alléguée n’était pas établie, a débouté les époux Saint-Arroman de leur demande; qu’en statuant ainsi, sans rechercher si, au moment de la vente, le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par leur conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin, la cour d’appel (Paris, 2 févr. 1976) n’a pas donné de base légale à sa décision; — Par ces motifs, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le second moyen, casse…, renvoie devant la cour d’appel d’Amiens.
Sur renvoi, la cour d’Amiens, par un arrêt du 1er février 1982 (JCP 1982. II. 19916, note J. M. Trigeaud, Gaz. Pal. 1982. 1. 134, concl. Houpert, Defrénois 1982. 675, note Chatelain, RTD civ. 1982. 416, obs. Chabas), infirma de nouveau la décision des premiers juges.
« — Attendu que les époux Saint-Arroman affirment qu’ils avaient recueilli le tableau litigieux vers 1960 dans le partage en nature de la succession de la mère du mari, à laquelle il avait été légué en 1921 par une grand-tante, et que la tradition familiale transmise verbalement le considérait comme une œuvre de Poussin; Qu’ils n’en précisaient pas davantage l’origine et la dénomination dans leurs écritures antérieures à la saisine de la cour de céans; Qu’ils produisent à présent une note manuscrite non signée, qu’ils disent avoir retrouvée en 1979 dans des documents de famille, et ainsi libellée : “1887-28 février, à la vente E. Meulien […] École française Poussin. Apollon avec un satyre jouant de la flûte (1 050 F)”; Mais qu’ils n’apportent aucune justification d’une telle vente alors que, selon les commissaires-priseurs, la référence “E. Meulien” n’évoque aucun événement connu et qu’aucune vente de Poussin ne figure en 1887 au catalogue du spécialiste Mireur; Que de toute façon, cet élément d’information tardif n’a pu influer sur leur opinion lorsqu’ils ont confié leur tableau à Mes Rheims et Laurin le 16 octobre 1967; qu’il faut donc considérer qu’à ce moment-là leur croyance à la possession d’un Poussin était au mieux purement subjective et fondée exclusivement sur une simple tradition familiale; Qu’il n’est pas sérieusement contesté d’autre part que le tableau qui avait été agrandi, réentoilé et repeint sur 60 % de sa surface, se trouvait dans un état de délabrement avancé; — Attendu que Mes Rheims et Laurin ont adressé le 8 novembre 1967 aux époux Saint-Arroman une note dans laquelle ils écrivaient : “Nous avons montré votre tableau à notre expert. Celui-ci pense qu’il pourrait faire en vente environ 1 500 F. Avec votre accord nous l’incorporerons dans une vente qui doit avoir lieu le 1er décembre”; qu’il importe d’observer qu’il n’est fait aucune allusion dans cette note à une quelconque attribution à un peintre ou une école déterminée et que le nom de l’expert consulté par les commissaires-priseurs n’y est même pas indiqué; Que bien qu’ils disent avoir été très déçus par une estimation aussi faible, qu’ils étaient intellectuellement capables d’apprécier comme telle par comparaison avec la valeur à attendre raisonnablement d’un Poussin authentique, les époux Saint-Arroman ne dénient pas n’avoir demandé la moindre explication complémentaire pendant le délai de réflexion de 3 mois qu’ils se sont accordé avant de signer la réquisition de vente le 14 février 1968; Qu’ils ne se sont pas davantage inquiétés en recevant le catalogue d’y voir leur toile inscrite sous la désignation d’École des Carrache-Bacchanale qui leur était ainsi proposée pour la première fois sans qu’ils en aient eu pourtant de justification précise; — Attendu qu’on ne peut que déduire d’une pareille attitude que les époux Saint-Arroman, qui appartiennent à un milieu social évolué mais n’ont pas pour autant de compétence artistique particulière, avaient un doute sérieux sur la possibilité d’une attribution de leur tableau à Poussin, faute de preuve de son origine et du fait de son mauvais état de conservation, et s’en sont remis entièrement aux commissaires-priseurs pour la vente de ce tableau, avec la préoccupation déterminante d’en obtenir le meilleur prix sous la présentation qui paraîtrait la plus favorable à leurs intérêts; — Attendu que l’attribution à l’École des Carrache dont les commissaires-priseurs sur l’avis de leur expert ont pris l’initiative pour l’inscription de la toile au catalogue, si elle exprime un doute sur l’identité de l’auteur de l’œuvre parmi tous ceux qui peuvent être considérés comme ayant appartenu à cette école — c’est-à-dire qui ont été les élèves du maître, ont subi notoirement son influence ou ont bénéficié de sa technique — n’en exclut pas moins la possibilité que ladite toile soit une œuvre de Poussin; Qu’en effet, il ne semble pas que ce maître ait jamais été considéré comme de l’École des Carrache, même pour ses œuvres de jeunesse romaine aussi proches qu’en soient la manière et l’inspiration; Que l’expert Lebel affirme en tout cas et maintient formellement cette exclusion; Qu’ainsi les époux Saint-Arroman ont bien eu, au moment de la vente, la conviction sinon personnelle du moins par l’intermédiaire de leurs mandataires, les commissaires-priseurs, que le tableau litigieux ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin; Qu’il convient de rechercher si cette conviction était au même moment erronée; — Attendu en premier lieu que la cour d’appel de Paris avait retenu que l’expert Lebel “indique avoir, avant la vente, montré l’œuvre au conservateur Rosenberg qui l’a qualifiée de poussinesque”; que les époux Saint-Arroman ne manquaient pas de relever à l’appui de leur pourvoi en cassation que cet avis, selon l’arrêt, “était connu de l’expert avant la vente” et ne leur avait pas été révélé; Qu’en réalité l’expert Lebel affirme, comme il l’avait d’ailleurs indiqué dans une note à son dossier devant la cour de Paris qui a commis sur ce point une erreur d’interprétation évidente, que M. Rosenberg lui a fait cette déclaration après et non avant l’adjudication et l’exercice du droit de préemption, lui-même ayant rapporté à son interlocuteur l’indication que venait de lui fournir Mme Saint-Arroman, également après la vente, sur une ancienne attribution du tableau à l’École de Poussin; Qu’en deuxième lieu l’affectation du tableau préempté au Louvre comme “tableau de Nicolas Poussin, Olympos (ou Apollon) et Marsyas, 1630 environ” par l’arrêté du ministre des Affaires culturelles du 20 mars 1968, l’article de M. Rosenberg dans la Revue du Louvre et des Musées de France de 1969 et l’exposition du tableau au Louvre sous le nom de Nicolas Poussin et le titre “Olympos et Marsyas” n’impliquent et ne contiennent en fait aucun élément d’appréciation de l’origine de l’œuvre, antérieur à la vente ou concomitant et susceptible comme tel d’influer sur le consentement des vendeurs s’il avait été connu d’eux ou de leurs mandataires dès ce moment; Que M. Rosenberg notamment fonde son argumentation essentiellement sur sa propre impression et l’avis, à sa connaissance unanime (à l’époque), des érudits qui ont “vu le tableau depuis qu’il est au Louvre” ou à qui il en a “fait parvenir la photographie”; — Qu’en troisième lieu le catalogue établi par le “commissaire-expert” George en 1844, pour la vente des collections du Cardinal Fesch, présente parmi les toiles mises en vente sous le nom de Poussin un “Apollon et Marsyas” dont selon M. Rosenberg “la description comme les mesures concordent parfaitement” avec le tableau litigieux, au point de conclure qu’il “ne fait aucun doute que (ce dernier) est bien celui de la collection Fesch”; — Mais qu’ainsi que le souligne l’expert Lebel, cette collection est notoirement connue pour avoir contenu un grand nombre de faux, que l’Apollon et Marsyas a été adjugé à George lui-même pour 105 écus romains tandis qu’une toile de la même vacation dont l’authenticité n’a jamais été contestée atteignait un prix de 5 970 écus romains, et que le catalogue ne fournit aucune justification de l’attribution à Poussin; Qu’une telle référence est trop incertaine pour qu’elle ait pu fonder sérieusement, au moment de la vente, l’éventualité d’une attribution du tableau litigieux à Poussin; — Attendu qu’ainsi les époux Saint-Arroman n’apportent pas la preuve qu’ils aient consenti à la vente de leur tableau sous l’empire d’une conviction erronée quant à l’auteur de celui-ci; — Attendu, d’autre part, qu’il n’importe, contrairement à ce qu’ont admis les premiers juges, que la Réunion des Musées nationaux ait maintenu — ou par la suite corrigé — son opinion sur l’attribution du tableau à Poussin, l’erreur devant être appréciée au jour de la vente; Que de même le déséquilibre qu’ont cru discerner les premiers juges entre les vendeurs et la Réunion des Musées nationaux est inopérant pour la preuve de l’erreur, la préemption n’intervenant en cette matière qu’après l’adjudication au profit d’un tiers, alors que par ailleurs les vendeurs sont assistés de conseils, commissaires-priseurs et expert, tout aussi éclairés que ceux de l’administration; Qu’enfin, c’est à tort qu’après avoir exactement énoncé qu’il convient de se référer à la seule opinion des vendeurs pour apprécier si leur consentement a été vicié par l’erreur, ils ont retenu qu’il n’y avait pas eu accord des contractants sur la chose vendue en considération de la croyance de la Réunion des Musées nationaux d’acquérir une œuvre de Poussin et non de l’École des Carrache; — Attendu que la demande d’annulation pour cause d’erreur n’est donc pas fondée et que le jugement déféré doit être infirmé de ce chef; — Attendu que si aux termes de l’article 23 du décret du 21 novembre 1956 les indications portées au catalogue engagent la responsabilité solidaire de l’expert et du commissaire-priseur, encore faut-il que l’inexactitude de ces indications soit fautive pour mettre en jeu cette responsabilité; — Attendu qu’à cet égard, il n’est pas certain que les époux Saint-Arroman aient fait connaître, sinon à l’expert qu’ils n’ont pas rencontré avant la vente, du moins au préposé de l’étude Rheims et Laurin qui les a reçus, la tradition familiale dont ils se prévalaient; — Mais que de toute façon elle n’aurait pas suffi à justifier une quelconque attribution, qu’il appartenait précisément à l’expert d’établir; — Attendu que l’avis de l’expert Lebel se trouve corroboré par M. Bazin, ancien conservateur en chef du Musée du Louvre, qui dans un article de la Gazette des Beaux-Arts (livraison de nov.-déc. 1974) n’hésite pas à traiter la toile préemptée de “pauvre chose, si ruinée et si repeinte qu’il est vraiment fort problématique de discerner s’il s’agit bien d’un original et que la restauration en paraît impossible”, et surtout par Mme Wild qui dans une lettre adressée le 1er avril 1974 au conservateur en chef du département des peintures du Louvre — lequel dans sa transmission au directeur du Louvre, la présente comme une spécialiste de Poussin — développe les raisons comparatives qui l’ont convaincue que le tableau n’est pas de la main de Poussin; Que sans doute M. Rosenberg et les érudits qu’il cite dans son article ont exprimé un avis contraire, mais basé aussi uniquement sur des impressions qui pour émaner des spécialistes n’en restent pas moins subjectives; Qu’il convient également de noter que comme l’écrivait Jacques Foucart, membre de la Société des Amis du Louvre, dans un article à la Gazette du Palais de 1974, “de l’École des Carrache aux œuvres de jeunesse romaine de Poussin, la frontière est proche”; Qu’ainsi aucune preuve objective et définitive — si tant est qu’il y en ait en matière artistique — qu’il s’agissait bien d’un Poussin n’est rapportée, et qu’il n’est donc pas prouvé que l’expert ou les commissaires-priseurs ont commis une faute en retenant une autre attribution; Qu’il s’ensuit que la demande de dommages-intérêts doit être rejetée; — Attendu qu’il convient de condamner les époux Saint-Arroman qui succombent aux dépens, et de les débouter de leur demande d’indemnité pour frais hors dépens; — Par ces motifs : — Reçoit la Réunion des Musées nationaux en son appel principal, les époux Saint-Arroman en leur appel provoqué et le ministre de la Culture et de la Communication en son intervention au nom de l’État. Infirme le jugement entrepris et statuant à nouveau, déboute les époux Saint-Arroman de leurs demandes tant principale que subsidiaire ».
La décision de la cour d’Amiens ne contredisant pas le précédent arrêt rendu par la Cour de cassation, le nouveau pourvoi qui fut formé contre elle échappait à la compétence obligatoire de l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Par un arrêt du 13 décembre 1983, la première chambre civile, statuant pour la seconde fois dans cette affaire, censura la cour d’Amiens.
II.. Civ. 1re, 13 décembre 1983, Époux Saint-Arroman c/ Réunion, des Musées nationaux et autres
(D. 1984. 340, note Aubert, JCP 1984. II. 20186, concl. Gulphe)
2E ARRÊT
La Cour; — Sur le moyen unique : — Vu l’article 1110 du Code civil; — Attendu que les époux Saint-Arroman ont fait vendre aux enchères publiques, par le ministère de MM. Maurice Rheims, Philippe Rheims et René Laurin, un tableau que leur tradition familiale donnait comme étant dû au pinceau de Nicolas Poussin mais qui venait d’être attribué à l’École des Carrache par l’expert Robert Lebel auquel les commissaires-priseurs s’étaient adressés, de telle sorte qu’il a été inscrit comme tel au catalogue de la vente avec l’assentiment de ses propriétaires et qu’il a été adjugé pour 2 200 F le 21 février 1968; que la Réunion des Musées nationaux a exercé son droit de préemption, puis a exposé le tableau comme une œuvre originale de Poussin; — Attendu que, les époux Saint-Arroman ayant demandé la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue, la cour d’appel (Amiens, ch. réun., 1er févr. 1982), statuant sur renvoi après cassation d’un précédent arrêt, a rejeté cette demande aux motifs que, si les époux Saint-Arroman « ont bien eu, au moment de la vente, la conviction […] que le tableau litigieux ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin », ni l’affectation de ce tableau au Louvre comme étant de Poussin, par arrêté du 20 mars 1968, ni l’article de M. Rosenberg dans La Revue du Louvre, paru en 1969, ni l’exposition de l’œuvre au Louvre sous le nom de Poussin « n’impliquent et ne contiennent en fait aucun élément d’appréciation de l’origine de l’œuvre qui soit antérieur à la vente, ou concomitant, et susceptible comme tel d’influer sur le consentement des vendeurs s’il avait été connu d’eux ou de leurs mandataires dès ce moment »; que, de même, la Réunion des Musées nationaux ayant fait observer pour sa défense qu’en définitive, et malgré son propre comportement après l’acquisition du tableau, il n’y a pas de certitude absolue sur l’origine de l’œuvre, la cour d’appel a déclaré « qu’il n’importe […] que la Réunion des Musées nationaux ait maintenu — ou par la suite corrigé — son opinion sur l’attribution du tableau à Poussin, l’erreur devant être appréciée au jour de la vente »; — Attendu qu’en statuant ainsi, et en déniant aux époux Saint-Arroman le droit de se servir d’éléments d’appréciation postérieurs à la vente pour prouver l’existence d’une erreur de leur part au moment de la vente, la cour d’appel a violé le texte susvisé; — Et attendu que la dépendance nécessaire existant entre la question de la validité de la vente et celle de la responsabilité des commissaires-priseurs et de l’expert entraîne par voie de conséquence, en application de l’article 624 du nouveau Code de procédure civile, la cassation de la disposition de l’arrêt attaqué concernant la responsabilité de ceux-ci; — Par ces motifs, casse… renvoie devant la cour d’appel de Versailles.
La cour de Versailles se prononça sur renvoi par un arrêt du 7 janvier 1987 (D. 1987. 485, note Aubert et chron. J.‑P. Couturier, D. 1989. 23, JCP 1988. II. 21121, note Ghestin) qui constitue l’épilogue judiciaire de cette affaire et qui mérite à ce titre d’être reproduit ci-dessous.
Sur ce la Cour : — Considérant qu’il est constant et non dénié que les époux Saint-Arroman, propriétaires d’un tableau, ont décidé en 1968 de s’en séparer, ayant besoin d’argent à la suite de la mutation professionnelle du mari de province à Paris; qu’ils sont allés trouver Me Rheims, commissaire-priseur, pour lui confier la vente aux enchères publiques de ce tableau; que M. Lebel, expert de l’officier public, a conclu qu’il s’agissait d’une œuvre anonyme de l’École des Carrache qui représentait une valeur de 1 500 F; que le tableau, mis en vente sous cette attribution, a été adjugé au prix de 2 200 F le 21 février 1968; que quelque temps après, le Musée du Louvre, auquel le tableau avait été affecté à la suite de l’exercice par l’Administration de son droit de préemption, a exposé le tableau comme une œuvre de Nicolas Poussin; qu’en 1969, la revue du Musée du Louvre a publié, sous la signature du conservateur Rosenberg, un article intitulé “Un nouveau Poussin au Louvre”, dans lequel se trouvaient énoncées les raisons de cette attribution confirmée par l’avis unanime d’experts tant français qu’étrangers; que c’est dans ces conditions que les époux Saint-Arroman, invoquant l’erreur qu’ils avaient commise sur l’attribution de leur tableau et précisant à cette occasion qu’une tradition familiale ancienne désignait N. Poussin comme auteur de l’œuvre, ont engagé en 1971 la présente instance; que depuis, l’attribution faite par le Musée du Louvre a été l’objet d’une controverse, certains experts contestant que l’œuvre ait été peinte par Nicolas Poussin; — Considérant que le ministre de la Culture, qui souligne que la vérité sur l’attribution exacte du tableau qui seule permettrait de caractériser avec certitude l’existence d’une erreur, est à ce jour inaccessible à raison tant de l’état de délabrement du tableau, agrandi, réentoilé et surtout repeint à 60 p. 100 de sa surface, que des avis contradictoires des plus éminents spécialistes et de façon plus générale de l’état de la science en la matière, fait valoir que Mme Saint-Arroman, laquelle fonde sa demande en nullité sur l’erreur subjective résidant dans le fait d’avoir aliéné un tableau qui pourrait être un Poussin alors qu’elle et son mari croyaient vendre une œuvre qui ne pouvait être de ce peintre, ne prouve ni que son mari et elle aient eu une réelle conviction quant à l’origine du tableau, soit une opinion se caractérisant par son degré de certitude et non par simple doute, même sérieux, ni qu’ils aient été convaincus de l’impossibilité d’attribuer le tableau à Nicolas Poussin; qu’elle ne prouve pas davantage que les mandataires, notamment M. Lebel, en attribuant le tableau à l’École des Carrache, attribution prudente compte tenu notamment de l’état du tableau, aient délibérément et sans ambiguïté exclu la possibilité d’une attribution à Poussin, exclusion qui seule aurait pu engendrer la conviction alléguée; qu’il ajoute qu’en présence d’avis diamétralement opposés des experts, dont certains excluent la possibilité d’une attribution à Poussin, la preuve de l’erreur n’est pas rapportée et qu’au surplus, l’erreur invoquée ne porte nullement sur les qualités substantielles de la chose vendue, qu’en l’espèce, on ignore (son attribution), mais seulement sur l’opinion que certains peuvent avoir desdites qualités, soit une conception de l’erreur qui n’est pas admissible comme permettant l’annulation d’un contrat de vente d’une œuvre d’art sur la simple production de certains avis, même non unanimes; qu’à la vérité, l’erreur porterait sur la valeur, laquelle si elle était établie, pourrait justifier la mise en cause de la responsabilité des mandataires constitués par les vendeurs mais certainement pas l’annulation de la vente intervenue; qu’enfin, il prétend que Mme Saint-Arroman ne pouvant indiquer précisément sous quelle attribution précise elle aurait vendu le tableau, il n’est pas prouvé en l’espèce une erreur déterminante, et qu’ainsi l’erreur alléguée est due à la propre négligence des vendeurs dont la carence ne saurait être une cause de nullité de la vente; — Considérant que la Réunion des Musées nationaux, appelante, soutient, d’une part, qu’il est démontré par les écritures mêmes des époux Saint-Arroman, contrairement à la motivation du jugement dont appel, qu’ils avaient bien un motif sérieux de penser que l’œuvre était un Poussin et que dès lors, ou bien ils ont fait part à leurs mandataires des informations qu’ils possédaient et alors on comprend qu’ils aient demandé la condamnation de ceux-ci à les indemniser, ou bien, comme le soutiennent les commissaires-priseurs et l’expert, ils ont gardé le silence et l’on devrait alors considérer cette attitude étrange comme constitutive d’une faute inexcusable de leur part — d’autre part, qu’il n’est pas exact, comme l’a énoncé le tribunal, que l’Administration avait parfaitement connu grâce à la grande supériorité de sa compétence technique l’erreur sur la substance commise par ses cocontractants, et qu’en serait-il ainsi, cela n’aurait aucune influence sur l’existence de l’erreur —, enfin que l’absence de vérité objective sur l’auteur du tableau litigieux est confirmée par les divergences persistantes entre spécialistes et qu’en outre, il est exclu que la décision de préemption de la Réunion des Musées nationaux ait pour les vendeurs une influence quelconque sur le résultat de l’adjudication;
Sur la demande dirigée contre la Réunion des Musées nationaux et le ministre de la Culture : — Considérant qu’en matière de ventes publiques d’œuvres d’art sur catalogue contenant certification d’expert, l’attribution de l’œuvre constitue tant pour le vendeur que pour l’acheteur une qualité substantielle de la chose vendue; que la conviction du vendeur quant à cette attribution s’apprécie en fonction des indications mentionnées sur le catalogue de la vente où figure la définition qu’il donne des caractéristiques substantielles et de la nature véritable de l’objet qu’il aliène; qu’en l’espèce, le tableau vendu le 21 février 1968 était décrit dans le catalogue : “Carrache (École des), Bacchanale. Toile agrandie; haut. 1,03 m, larg. 0,89 m”; que dans cette description qui fixe ainsi la nature de la chose, objet du contrat, ne figure aucune allusion à l’existence d’une possible attribution de l’œuvre à Nicolas Poussin, voire même à son école, à son style ou à sa manière, alors qu’il est pourtant d’usage, lorsqu’une incertitude subsiste sur la paternité d’une œuvre d’art, d’employer des formules telles que “signé de… attribué à… école de… style… genre… manière…”; qu’en l’absence de telles mentions, la seule indication “École des Carrache” à laquelle il n’est pas contesté que Nicolas Poussin n’a jamais appartenu, est exclusive d’une attribution à ce dernier et ne laisse subsister aucun aléa; qu’ainsi la preuve est administrée que les vendeurs, lorsqu’ils ont contracté, avaient la conviction que le tableau n’était pas de Nicolas Poussin et l’unique certitude qu’il devait être attribué à l’École des Carrache; — Considérant qu’il importe peu que les époux Saint-Arroman aient reconnu dans leurs écritures qu’une tradition familiale ancienne attribuait l’œuvre litigieuse à Nicolas Poussin, dès lors que, d’une part, seule leur conviction au moment de la vente doit être prise en considération; que, d’autre part, il ne peut être imputé à faute aux profanes qu’ils étaient de s’être rangés à l’opinion péremptoire émise par M. Lebel, expert réputé, et entérinée par Me Rheims, commissaire-priseur de grand renom, et de s’être laissés convaincre que leur tradition familiale était erronée et que l’œuvre ne pouvait être de Nicolas Poussin; — Considérant que l’affirmation du commissaire-priseur et de l’expert selon laquelle les époux Saint-Arroman leur auraient tu cette tradition familiale ne saurait être tenue pour vraie comme prouvée; qu’émanant de parties intéressées à la solution du litige, elle est purement gratuite et n’est étayée par aucun élément, que de plus, il est sans vraisemblance que les époux Saint-Arroman, vendeurs au meilleur prix de leur tableau n’aient pas fait connaître à leurs mandataires l’attribution qu’en faisait leur tradition familiale, comme il est tout à fait improbable que les professionnels avisés qu’étaient ceux-ci ne les aient pas interrogés sur la connaissance qu’ils pouvaient avoir de l’auteur de l’œuvre qu’ils leur présentaient à la vente; que le moyen tiré de la faute inexcusable commise par les époux Saint-Arroman pour n’avoir pas révélé à Me Rheims et M. Lebel ce qu’ils savaient de l’auteur de leur tableau manque en fait; — Considérant que si l’incertitude demeure sur l’authenticité de l’attribution du tableau au peintre Nicolas Poussin, en l’état d’avis aussi péremptoires que contradictoires d’experts éminents, et si la cour, en l’absence de preuves décisives, ne peut trancher sur ce point, ce partage des experts ne saurait cependant conduire à admettre, comme le soutient le ministre de la Culture, que l’erreur des époux Saint-Arroman ne serait pas admissible comme portant sur l’opinion que certains font de l’attribution et non point sur l’attribution elle-même; qu’en effet, ce partage, en ne permettant pas, précisément, d’exclure que l’œuvre soit “un authentique Poussin”, justifie la prétention de Mme Saint-Arroman excipant de l’erreur ayant consisté pour elle et son mari à vendre le tableau dans la conviction erronée qu’il ne pouvait absolument pas s’agir d’une œuvre de ce peintre, d’autant que dans le même temps selon ce que révèlent les éléments de la cause, la Réunion des Musées nationaux, lorsqu’elle a exercé son droit de préemption sur l’œuvre, avait, sinon la certitude qu’il s’agissait d’un tableau de Nicolas Poussin, du moins la conviction que son origine était différente de celle mentionnée au catalogue; qu’on ne s’expliquerait pas, s’il en avait été autrement, pourquoi elle avait, selon ses propres écritures, été autorisée à préempter dans la limite de 40 000 F somme de plus de 25 fois supérieure à l’estimation de 1 500 F faite par l’expert M. Lebel; qu’en outre, quinze jours après la vente, un article de Jacques Thuillier, spécialiste de Poussin, présentait le tableau comme une œuvre de Poussin découverte par la jeune équipe de la conservation du Louvre, opinion que la Réunion des Musées nationaux avait partagée en première instance puis abandonnée en cause d’appel pour les besoins de sa propre cause; — Considérant que, vainement, pour s’opposer à l’action de Mme Saint-Arroman, le ministre de la Culture objecte que l’erreur invoquée par celle-ci serait en fait une erreur sur la valeur et qu’elle ne saurait dès lors entraîner la nullité de la vente, la lésion n’étant pas une cause de rescision en matière de vente mobilière; qu’il convient, en effet, de distinguer entre l’erreur monétaire, qui procède d’une appréciation économique erronée effectuée à partir de données exactes, et l’erreur sur la valeur qualitative de la chose, qui n’est, comme en l’espèce, que la conséquence d’une erreur sur une qualité substantielle, l’erreur devant en ce cas être retenue en tant qu’erreur sur la substance; — Considérant que sans qu’il soit nécessaire de suivre autrement les parties dans le détail de leur argumentation, il convient de retenir que les époux Saint-Arroman, en croyant qu’ils vendaient une toile de l’École des Carrache, de médiocre notoriété, soit dans la conviction erronée qu’il ne pouvait s’agir d’une œuvre de Nicolas Poussin, alors qu’il n’est pas exclu qu’elle ait pour auteur ce peintre, ont fait une erreur portant sur la qualité substantielle de la chose aliénée et déterminante de leur consentement qu’ils n’auraient pas donné s’ils avaient connu la réalité; qu’il y a lieu en conséquence, de confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a prononcé la nullité de la vente du 21 février 1968 sur le fondement de l’article 1110 du Code civil, et, y ajoutant, d’ordonner la restitution du tableau à Mme Saint-Arroman et de donner acte à celle-ci de son engagement de restituer le prix perçu soit la somme de 2 200 F;
Sur la demande dirigée contre MM. Rheims et Laurin et contre les consorts Lebel : — Considérant qu’en raison de son caractère subsidiaire, il n’y a point lieu de statuer sur la demande de Mme Saint-Arroman dirigée contre MM. Rheims et Laurin et les héritiers Lebel; — Par ces motifs, vu l’arrêt de la Cour de cassation du 13 décembre 1983; statuant publiquement en audience solennelle et contradictoirement; confirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris; y ajoutant : en étend les effets au ministre de la Culture; ordonne la restitution du tableau litigieux à Mme Saint-Arroman; donne acte à Mme Saint-Arroman de son engagement de restituer le prix de vente perçu, soit la somme de 2 200 F; dit n’y avoir lieu de statuer sur la demande subsidiaire dirigée par Mme Saint-Arroman à l’encontre de MM. Rheims et Laurin et des héritiers de M. Lebel.
OBSERVATIONS
1Plutôt que de grands arrêts, il serait plus exact de parler, à propos des décisions ci-dessus reproduites, d’une grande affaire. La notoriété de plusieurs des protagonistes, le caractère hautement symbolique de l’enjeu, l’acharnement des plaideurs lui ont valu à de nombreuses reprises les « honneurs » de la grande presse. Quant aux juristes, moins sensibles aux séductions immédiates de l’espèce qu’à la difficulté des questions rencontrées, ils ont débattu de celles-ci à perte de colonne de sorte qu’on a pu écrire que ce tableau avait « fait couler plus d’encre que de peinture » (Malinvaud, D. 1977. 478). L’affaire dite du Poussin est ainsi devenue progressivement une véritable « anthologie » de l’erreur vice de consentement (Aubert, D. 1987. 488), au point que certains auteurs étrangers n’ont pas hésité à prendre appui sur elle pour exposer toutes les subtilités de la matière (Farnsworth, Contracts, vol. 2, 1990, p. 585, no 9-2).
Aussi bien, allant du simple au complexe, rappellera-t-on d’abord ici les points de droit que cette affaire a permis de préciser (I), avant d’étudier ceux à propos desquels son apport est, à proprement parler, original (II).
I. — Les solutions acquises
2On se souvient de ce que les époux Saint-Arroman, ayant décidé de vendre un tableau appartenant à leur famille depuis plusieurs générations, s’adressèrent à deux commissaires-priseurs fort connus, MM. Rheims et Laurin, qui firent expertiser celui-ci par M. Lebel, lequel conclut que l’œuvre était une toile de l’École des Carrache valant 1 500 F. Le tableau ayant été adjugé 2 200 F, la Réunion des Musées nationaux le préempta. Dans les semaines qui suivirent, divers articles de presse présentèrent ce tableau comme une œuvre de Nicolas Poussin heureusement découverte par le Musée du Louvre. Les vendeurs assignèrent celui-ci en nullité de la vente pour erreur sur la substance. D’emblée, cette action soulevait une double question : un vendeur peut-il invoquer une erreur sur sa propre prestation ? Qu’entend-on par erreur sur la substance ?
A. — L’erreur du vendeur sur sa propre prestation
3Habituellement, dans les contrats synallagmatiques, l’erreur du contractant porte non sur sa propre prestation, mais sur la prestation reçue de son partenaire. À raisonner sur la vente d’œuvre d’art (S. Lequette-Kervenoaël, L’authenticité des œuvres d’art, thèse Paris I, éd. 2006, nos 312 s.), l’erreur la plus souvent alléguée est celle de l’acheteur : il croyait acquérir un objet authentique; or celui-ci est un faux ! Mais il arrive parfois que l’erreur invoquée porte sur la prestation fournie par le contractant lui-même; le vendeur ignorait que la chose vendue était l’œuvre d’un grand maître. En fait, ce dernier type d’erreur est assez rarement allégué. Non sans doute en raison de sa rareté, mais parce que l’errans n’est jamais détrompé : les acheteurs avisés qui font des « découvertes » sont peu portés à en avertir le précédent propriétaire. Celui-ci n’a guère l’occasion de prendre conscience de son erreur qu’au cas de préemption ou encore de revente à un musée (v. par ex. affaire du Verrou de Fragonard, TGI Paris, 21 janv. 1976, D. 1977. 478, note Malinvaud; Paris, 3 avr. 1978 reproduit in Études Flour, 1979, p. 70, note 10; Civ. 1re, 16 oct. 1979, Gaz. Pal. 1980. 1. Somm. 60; 24 mars 1987, D. 1987. 489, note J. L. Aubert; affaire du Mobilier d’argent, Paris, 7 déc. 1976, Gaz. Pal. 1977. 1. 135; Civ. 1re, 24 janv. 1979, Bull. civ. I, no 34, p. 29; affaire de la cariatide de fonte, Paris, 15 nov. 1990, D. 1991. 160, obs. O. Tournafond, Gaz. Pal. 1993. 1. 14, note J. Khadim).
4Dans une telle hypothèse, qu’advient-il du contrat ? L’erreur du vendeur sur sa propre prestation est-elle de nature à entraîner la nullité de celui-ci ? La négative a parfois été soutenue, au motif notamment que l’article 1110 du Code civil, qui dispose que « l’erreur n’est une cause de nullité de la convention que lorsqu’elle tombe sur la substance même de la chose qui en est l’objet », mentionne l’objet de la convention au singulier alors que dans une convention synallagmatique il y a par définition deux objets. Ce serait le signe que les rédacteurs du Code civil n’ont entendu viser que l’erreur sur la prestation qui sert de cause à l’obligation du demandeur en nullité, c’est-à-dire l’erreur sur la contre-prestation (Carbonnier, t. 4, no 48; Chatelain, « L’objet d’art, objet de droit », Études Flour, p. 63 s., spéc. p. 79). On ajoute que l’admission de l’erreur dans une telle hypothèse risque de ruiner la sécurité juridique et qu’elle fait peser sur tous les collectionneurs publics ou privés une « redoutable menace ». Annuler le contrat, c’est en effet sanctionner ceux qui savent découvrir des pièces de qualité là où les autres n’ont rien décelé; c’est décourager l’effort intellectuel et le goût (Chatelain, Defrénois 1982. 682; Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, no 504). Le résultat atteint n’est-il pas au demeurant profondément injuste : alors que l’inventeur qui découvre un trésor par hasard a droit à la moitié de la valeur de celui-ci (art. 716 C. civ.), celui qui révèle un chef-d’œuvre grâce à son intuition, sa sensibilité et ses connaissances n’a, en définitive, droit qu’au remboursement de ses frais sur le fondement de l’enrichissement sans cause. L’affaire dite du Verrou de Fragonard, qui sera évoquée à la fin de ce commentaire, en est une excellente illustration (Civ. 1re, 25 mai 1992, Bull. civ. I, no 165, p. 113, JCP 1992. I. 3608, obs. Billiau, CCC 1992, no 174, obs. Leveneur, Defrénois 1993. 312, obs. Aubert). On aboutit ainsi à cette conséquence paradoxale que l’acheteur doit garantie au vendeur des « qualités cachées de la chose achetée », alors que celui-ci était le mieux à même de les connaître (Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, op. et loc. cit.).
5Ces arguments n’ont pas emporté la conviction de la haute juridiction. Dès 1930, celle-ci a posé « qu’il y a erreur sur la substance, notamment quand le consentement de l’une des parties a été déterminé par l’idée fausse que cette partie avait des droits dont elle croyait se dépouiller ou qu’elle croyait acquérir par l’effet du contrat » (Civ. 17 nov. 1930, S. 1932. 1. 17, note Breton, D. 1932. 1. 161, note J. Ch. Laurent). Réitérée depuis (v. not. Civ. 1re, 15 juin 1960, JCP 1961. II. 12274, note Voirin, S. 1961. 1, note Savatier; v. à propos d’un autre Poussin, Civ. 1re, 17 sept. 2003, Bull. civ. I, no 183, JCP 2004. I. 123, no 1, obs. Serinet, CCC 2004, no 2, note L. Leveneur), cette solution est approuvée par la doctrine dominante qui rappelle que l’article 1110 a été écrit aussi bien pour les contrats unilatéraux que pour les contrats synallagmatiques et qu’en vertu de l’adage Ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus, il n’y a pas lieu de distinguer selon que l’erreur porte sur la prestation de l’autre partie ou sur sa propre prestation (Demolombe, Obligations, t. 1, no 104, p. 106; Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, vol. 1, no 199; Ghestin, La formation du contrat, no 515; Mazeaud et Chabas, no 163; Terré, Simler et Lequette, Les obligations, no 210; Maury, « De l’erreur sur la substance dans les contrats à titre onéreux », Études Capitant, 1939, p. 508 s., nos 17 s.; S. Lequette-Kervenoaël, L’authenticité des œuvres d’art, thèse Paris I, éd. 2006, nos 419 s., p. 370 s.).
Refuser de prendre en compte l’erreur serait au demeurant, dit-on, permettre à ceux qui bénéficient de connaissances supérieures de dépouiller ceux qui ne les ont pas (Ghestin et Malinvaud, note D. 1973. 413). En réalité, il serait sans doute plus exact de fonder les solutions sur la distinction suivante : lorsque l’attribution probable était connue de l’acheteur mais non du vendeur, la nullité pourrait être encourue pour réticence dolosive (infra, no 150); lorsque celle-ci était connue des deux parties, la nullité devrait être écartée car l’aléa est en principe entré dans le champ contractuel (infra, II. A). Il est vrai qu’en l’espèce, cette considération perdait une grande part de son intérêt, vendeur et acheteur n’ayant pas entretenu de relation directe en raison de l’exercice du droit de préemption (Fabre-Magnan, De l’obligation d’information dans les contrats, thèse Paris I, éd. 1992, no 209).
Quoi qu’il en soit, le tribunal de grande instance de Paris se conforme dans la présente affaire à l’opinion dominante en affirmant que « l’erreur sur la substance peut être alléguée aussi bien par le vendeur que par l’acheteur, l’article 1110 du Code civil ne faisant aucune distinction entre les contractants », ainsi qu’en soulignant « l’infériorité technique éclatante des vendeurs » par rapport à leur cocontractant. Et si cette solution n’a ensuite été réaffirmée par aucune des nombreuses juridictions qui ont eu à connaître de cette affaire, c’est que l’acheteur et ses conseils ont préféré placer le débat sur d’autres terrains, reconnaissant ainsi implicitement, sinon le bien-fondé, du moins la solidité de la solution précédemment rappelée.
6Ce n’est pas à dire que l’erreur sur sa propre prestation entraînera toujours la nullité. Souvent, en effet, l’erreur alléguée par le vendeur ne sera qu’une erreur sur la valeur ou revêtira un caractère inexcusable. Or l’une comme l’autre ne suffisent pas, en droit français, à justifier le prononcé de la nullité. Aussi bien, l’acheteur avait-il dans la présente affaire argué de ces deux éléments pour faire échec à la demande en nullité.
Même si elle porte sur les qualités substantielles de la chose, l’erreur cesse d’être une cause de nullité lorsqu’elle est inexcusable. Il en va ainsi quand l’erreur est la conséquence d’une faute de celui qui demande l’annulation (Ghestin, La formation du contrat, nos 521 s.; Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, no 506; Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, vol. 1, no 206; Terré, Simler et Lequette, Les obligations, no 215). Or, a-t-on parfois soutenu, le vendeur serait toujours inexcusable de se tromper sur les qualités de la chose aliénée, car il était le mieux placé pour les connaître. Vraie dans certaines hypothèses, cette remarque ne saurait cependant être généralisée. Ainsi, en l’espèce, les juges du fond ont écarté l’argument. En effet, si la cour d’Amiens a paru prête à l’admettre, soulignant la négligence des vendeurs qui n’avaient « pas demandé la moindre explication complémentaire », la cour de Versailles, dans l’arrêt de clôture, le repousse formellement au motif qu’il ne peut être imputé à faute « aux profanes qu’ils étaient de s’être rangés à l’opinion péremptoire émise par M. Lebel, expert réputé, et entérinée par M. Rheims, commissaire-priseur de grand renom ». De fait, il est difficile de qualifier d’inexcusable l’erreur du vendeur qui prend au préalable la précaution de consulter un expert. À supposer que l’erreur de celui-ci puisse être inexcusable, il ne saurait en être de même de celle du profane qui s’en remet à l’avis de l’homme de l’art.
Le seul fait qu’il y ait erreur sur la valeur ne suffit pas à justifier une nullité. Admettre celle-ci, ce serait en effet consacrer une rescision pour lésion généralisée. Précisément, en l’espèce, l’administration avait tenté de faire échec à la demande en nullité, en soutenant que « l’erreur invoquée… (était) en fait une erreur sur la valeur et qu’elle ne saurait dès lors entraîner la nullité de la vente, la lésion n’étant pas une cause de rescision en matière de vente mobilière » (v. par ex. Civ. 1re, 25 janv. 1965, D. 1965. 317, affaire des fresques de Cazenoves). Empruntant sa motivation à l’ouvrage de M. Ghestin (La notion d’erreur dans le droit positif actuel, LGDJ, 1963, no 74), la cour de Versailles écarte ce moyen en observant qu’« il convient […] de distinguer entre l’erreur monétaire qui procède d’une appréciation économique erronée effectuée à partir de données exactes, et l’erreur sur la valeur qualitative de la chose, qui n’est comme en l’espèce, que la conséquence d’une erreur sur une qualité substantielle, l’erreur devant en ce cas être retenue en tant qu’erreur sur la substance ». En d’autres termes, l’erreur sur la valeur, en principe indifférente, ne l’est plus lorsqu’elle a sa source dans une erreur sur la substance (rappr. G. Goubeaux, « À propos de l’erreur sur la valeur », Mélanges J. Ghestin, 2001, p. 389).
Avant-projet Catala, avant-projet Terré et projet de la Chancellerie consacrent, en termes très voisins, ces solutions. Dans sa dernière version, le projet de la Chancellerie dispose notamment : « L’erreur de droit ou de fait est une cause de nullité du contrat si elle porte sur les qualités essentielles de la prestation due ou sur celles du cocontractant et si elle est excusable » (art. 1131). « L’erreur est une cause de nullité relative, qu’elle porte sur la prestation de l’une ou l’autre partie » (art. 1132, al. 2). « La simple erreur sur la valeur par laquelle sans se tromper sur les qualités essentielles de la prestation due, un contractant fait seulement de celle-ci une appréciation économique inexacte, n’est pas en soi une cause de nullité » (art. 1135).
B. — L’erreur sur la substance
7Peu d’expressions du Code civil ont suscité autant de commentaires que celle employée par l’article 1110. Qu’entendre par erreur qui « tombe sur la substance de la chose » ? On sait que, selon la jurisprudence et la doctrine dominantes, la formule doit être comprise non dans un sens objectif, mais dans un sens subjectif. La substance n’est pas la matière dont est faite la chose, objet du contrat, mais la qualité de la chose qui a déterminé le consentement d’une des parties : celle-ci ne se serait pas engagée si elle avait connu la vérité relativement à cette qualité (Civ. 28 janv. 1913, S. 1913. 1. 487). En permettant à un contractant de remettre en cause le contrat au prétexte que fait défaut telle ou telle qualité dont il prétend qu’elle était pour lui déterminante, cette conception porte en elle un risque grave pour la sécurité juridique. Aussi la jurisprudence la tempère-t-elle en exigeant que le caractère déterminant de la qualité en question ait été connu de son partenaire. En bref la qualité, objet d’erreur, doit être « entrée dans le champ contractuel » (Loussouarn, obs. RTD civ. 1971. 131) ou, suivant une autre formule, l’erreur doit porter sur une « qualité convenue » (Ghestin, obs. JCP 1971. II. 16916). Pour l’emporter, l’errans doit donc prouver, entre autres, que telle qualité était pour lui déterminante et que son partenaire le savait. En l’absence de stipulation dans le contrat, cette preuve est souvent difficile à établir (v. par ex. Civ. 1re, 26 janv. 1972, D. 1972. 517). Afin d’y remédier, certains auteurs ont proposé de revenir, au moins partiellement, à une conception objective. Prenant appui sur un passage de Bartin (Aubry et Rau, 6e éd., t. 4, § 343 bis, p. 433) selon qui « par substance de la chose, on doit entendre non seulement les éléments matériels qui la composent, mais encore les propriétés dont la réunion détermine sa nature spécifique et la distingue, d’après les notions communes, des choses de toute autre espèce », ils professent qu’il est des éléments qui sont « de la nature des choses » et dont l’absence dénature celle-ci à un point tel qu’elle devient « autre chose ». Ainsi en irait-il, pour un tableau, de la notoriété de l’artiste qui l’a peint (Malinvaud, « De l’erreur sur la substance », D. 1972, chron. 215 s.; rappr. J.‑M. Trigeaud, « L’erreur de l’acheteur. L’authenticité du bien d’art (étude critique) », RTD civ. 1982. 55 s.).
D’autres, restant fidèles à une conception subjective, enseignent que la preuve du caractère substantiel de la qualité devrait être admise plus ou moins facilement selon que celle-ci revêt ou non ce caractère au regard de l’opinion commune (Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, vol. 1, nos 198 et 209). Lorsque la qualité est normalement substantielle, on présumerait tout à la fois qu’elle l’était pour le demandeur et que son partenaire le savait. Au cas contraire, celui-ci devrait apporter positivement cette double preuve. Ainsi, au cas où l’acheteur d’un tableau prétendrait avoir été guidé non par le souci de son authenticité, mais par telle ou telle préoccupation très particulière (par exemple l’identité du sujet), il lui appartiendrait de l’établir et de démontrer que son partenaire en avait été averti (v. par ex. T. paix Nantes, 23 juin 1947, Gaz. Pal. 1947. 1. 128; T. Seine, 8 déc. 1950, Gaz. Pal. 1951. 1. 153).
Avant-projet Catala (art. 1112-1) et avant-projet Terré (art. 38) ont conservé l’expression d’« erreur sur la substance », entendue dans son acception subjective. Le projet de la Chancellerie lui a préféré celle d’erreur sur « les qualités essentielles de la prestation due » (art. 1132).
8Au regard de ces controverses, les enseignements que l’on peut déduire de l’affaire du Poussin sont modestes. L’essentiel du débat a, en effet, porté non sur le point de savoir si telle qualité présente un caractère substantiel, mais sur la définition même de l’erreur.
D’emblée, le tribunal de grande instance de Paris a en effet posé que « l’erreur sur la substance s’entend […] de celle qui a trait aux qualités substantielles d’authenticité et d’origine ». Et, clôturant l’affaire, la cour de Versailles énonce en contrepoint qu’« en matière de ventes publiques d’œuvres d’art sur catalogue contenant certificat d’expert, l’attribution de l’œuvre constitue tant pour le vendeur que pour l’acheteur une qualité substantielle de la chose vendue ». À première lecture, cette présentation peut être comprise comme une consécration de la conception objective. Le demandeur n’aura pas à rapporter la preuve que l’authenticité (ou son absence), si elle vient à être démontrée, constituait le motif qui l’a déterminé à contracter. Encore faut-il pour cela, comme le précise immédiatement l’arrêt, qu’une attribution certaine résulte des mentions du catalogue. C’est dire que la question de savoir si l’attribution doit ou non être considérée comme une qualité substantielle ne peut être détachée de l’analyse de la volonté des parties…
Quoi qu’il en soit, la solution de la question posée aux premiers juges paraissait simple :
— Personne ne contestait — et notamment pas l’acheteur dont la qualité se serait, il est vrai, mal prêtée à une telle allégation — que l’attribution fût une qualité essentielle du tableau.
— Le vendeur avait cru aliéner un tableau de l’école des Carrache.
— Les plus hautes autorités artistiques certifiaient qu’il était dû au pinceau de Poussin.
Partant, l’erreur était établie et la nullité encourue. Telle fut au demeurant la solution consacrée par le tribunal de grande instance de Paris le 13 décembre 1972. Mais il fallut encore, pour que celle-ci devienne définitive, près de quinze ans de procédure qui recèlent l’apport original de l’affaire du Poussin.
II. — Les apports originaux
9Classique jusqu’alors, le débat devait être profondément renouvelé par le nouveau système de défense adopté par la Réunion des Musées nationaux. Celle-ci fit, en effet, plaider que l’attribution du tableau n’était nullement certaine et qu’il n’y avait donc pas place pour une erreur sur la substance. De fait, à la belle unanimité des conservateurs, érudits et experts, se substitua une curieuse cacophonie, certains déniant à Poussin la paternité de l’œuvre, d’autres soulignant que son altération était trop importante pour qu’une attribution puisse être réalisée avec certitude. Quant à l’argument historique reliant le tableau à la collection du Cardinal Fesch, il fut considérablement relativisé par la constatation que celle-ci comportait de nombreux faux et que, lors de sa dispersion, le tableau avait été aliéné pour une somme relativement modeste. Cette argumentation ne fut pas sans faire impression sur la cour de Paris. Constatant qu’un doute subsistait sur l’authenticité de l’œuvre, elle décida qu’il ne pouvait y avoir d’erreur puisqu’il n’y avait pas de vérité. En d’autres termes, « une erreur n’est concevable qu’au regard d’une qualité dûment établie » (Aubert, note D. 1984. 341). Malgré son apparente pertinence, cette décision fut censurée par la haute juridiction pour avoir omis de rechercher « si, au moment de la vente, le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par la conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin ». C’était admettre que l’erreur peut être constituée par une discordance entre la croyance du vendeur (il exclut que le tableau puisse être un Poussin) et la réalité même incertaine (l’œuvre est peut-être un Poussin).
Tout en se conformant à cette analyse renouvelée de l’erreur, la cour d’Amiens, juridiction de renvoi, refusa à son tour d’annuler le contrat. Constatant que les vendeurs ont bien eu, au moment de la vente, la conviction que le tableau ne pouvait être de Poussin, elle repousse néanmoins leur prétention parce qu’à cette date il n’existait aucun élément susceptible de fonder une telle attribution; opérée après coup par les Musées nationaux, celle-ci ne pouvait être prise en compte parce qu’elle constituait une circonstance postérieure à l’acte.
On le voit, les difficultés révélées par cette affaire étaient doubles. D’une part, une réalité douteuse peut-elle donner naissance à une erreur ? D’autre part, à quel moment doit être fixée la réalité à laquelle sera confrontée la croyance des vendeurs ?
A. — La notion d’erreur
10L’affaire du Poussin montre que la doctrine, à laquelle on reproche parfois son excès de subtilité, avait en la circonstance péché par excès de simplicité. L’erreur est, en effet, généralement définie comme une « représentation inexacte de la réalité » (Terré, Simler et Lequette, Les obligations, no 200). En règle générale, on entend par réalité une certitude : l’acheteur a acquis l’œuvre dans la certitude qu’elle était authentique. Or il y a doute. L’erreur est établie (Civ. 1re, 13 janv. 1998, Bull. civ. I, no 17, D. 1999. Somm. 13, obs. Ph. Brun, D. 2000. 54, note C. Laplanche, D. Affaires 1998. 286, obs. J. F., CCC 1998, no 59, obs. Leveneur, Gaz. Pal. 1998. 2. 706, note Meimon-Nisenbaum). Mais peut-on s’accommoder d’une réalité douteuse ? Par son arrêt du 22 février 1978, la haute juridiction répond par l’affirmative. Elle décide en effet que, pour apprécier l’existence d’une erreur, il n’est nul besoin d’une certitude à laquelle confronter la croyance du contractant. L’erreur réside, en effet, dans la différence entre la conviction de celui-ci et la réalité, cette dernière pouvant être entachée d’incertitude. Ainsi, en l’espèce, le vendeur était habité par la conviction que le tableau n’était pas un Poussin, alors que le rapprochement d’avis multiples autorisés faisait naître un doute presque insurmontable sur l’origine de l’œuvre, laquelle était peut-être un Poussin. La croyance du vendeur ne concordant pas avec la réalité même incertaine, il y avait bien erreur. Et de fait, la simple possibilité d’une attribution à Poussin donne à l’œuvre une tout autre qualité, laquelle n’est pas elle-même sans incidence sur sa valeur.
11Encore faut-il, pour que l’erreur soit sanctionnable, que le doute ne soit pas entré dans le champ contractuel.