Ce livre propose de faire le point sur les différents systèmes juridiques qui organisent la liberté d’expression dans les démocraties contemporaines. Mais le lecteur observera que, dans la manière même de traiter du droit, c’est toute une histoire politique, sociale et intellectuelle que cet ouvrage retrouve et s’efforce de restituer. Car cette histoire est bel et bien la source vive du droit d’un pays (ou de plusieurs pays reliés par des traités et des textes communs).
D’où cette tension qui caractérise souvent le droit. Et particulièrement dans le domaine de la liberté d’expression, car l’histoire des démocraties connaît volontiers des mouvements contraires : d’un côté, des envies de libérer toujours plus l’expression, de la sortir de certaines inhibitions ; et de l’autre, parfois en même temps, le souci d’encadrer et de sanctionner certaines expressions qui apparaissent trop « graves », intolérables.
D’où aussi cette impression, que le lecteur pourra avoir à plusieurs reprises, que le droit dans cette affaire ne peut pas tout. C’est un peu comme s’il faisait signe de lui-même vers l’espace politique, où les conflits n’ont pas tous des issues claires, du moins ne se résolvent pas toujours, et même assez rarement, dans un texte de loi ou dans une brillante jurisprudence.
De la réflexion suscitée par l’attentat islamiste contre Charlie Hebdo à l’analyse des fondements et des évolutions des systèmes juridiques mis en place en France, aux États-Unis et en Europe, en passant par une étude des sources philosophiques de la liberté d’expression et en traitant, aussi, des débats et conflits diplomatiques internationaux dont elle fait l’objet, dans l’enceinte de l’ONU notamment, à chaque fois sera souligné ce noyau politique de tous les enjeux – presque comme un centre à partir duquel se déploient toutes les difficultés en matière de liberté d’expression, auxquelles les sociétés à chaque époque tentent d’apporter des réponses jamais définitives.
Une semaine après l’attentat islamiste qui a coûté la vie à douze personnes au siège du magazine français Charlie Hebdo, Salman Rushdie, l’auteur du roman Les Versets sataniques qui lui avait valu en 1989 une fatwa de l’ayatollah iranien Khomeini, était invité à l’Université du Vermont dans la ville américaine de Burlington. C’était le 14 janvier 2015.
Rushdie dans son discours s’est insurgé contre certaines critiques du slogan « Je suis Charlie ». Car il lui paraissait évident qu’elles contenaient plus qu’une simple distance, évidemment légitime, même au moment d’un pareil deuil, à l’égard de l’esprit d’un journal. Sinon, on ne se serait pas tant énervé sur ce slogan – certes pas si fin ni si génial qu’on a pu le dire, mais, rappelait-il, historiquement banal, presque classique désormais pour marquer son émotion face à une oppression sanglante. Tant de colère contre une formule signalait autre chose, comme en dessous, que Rushdie voulait démasquer : la mise en cause de l’existence même d’un pareil magazine, si irrévérencieux notamment envers les religions, jusqu’à publier plusieurs fois des caricatures du prophète Mahomet.
Or, si on cherchait Salman Rushdie sur ce terrain, on allait le trouver :
« John F. Kennedy et Nelson Mandela l’ont tous deux utilisée, cette formule en trois mots qui, à mon sens, dit tout, à savoir : “La liberté est indivisible.” Vous ne pouvez pas la tronçonner, sinon ce n’est plus la liberté. Vous pouvez ne pas aimer (you can dislike) Charlie Hebdo… Mais le fait de ne pas les aimer n’a rien à voir avec le fait de leur reconnaître le droit de s’exprimer. »
Dans sa « réponse », ce jour-là, Salman Rushdie a dit quelque chose d’essentiel sur la liberté d’expression. Nul n’exigeait d’aimer Charlie pour défendre la liberté d’expression contre ses assassins. Alors, bien sûr, le slogan n’était peut-être pas très heureux, mais il suffisait de cette mise au point, que beaucoup ont d’ailleurs comprise sans explication de texte. Et si cela « coince » toujours, c’est qu’il y a un différend plus profond. Un désaccord sur le cœur même du principe de la liberté d’expression, sur son noyau fondamental, qui est ceci : il s’applique aussi à ceux qu’on n’aime pas. C’est pourquoi, lorsque des dessins se voient répondre par des kalachnikovs, même quand on honnit Charlie, même quand Charlie blesse ou met hors de soi, même quand on pense qu’il a eu gravement tort et qu’on le combat dans l’arène du débat public, malgré tout on peut « se sentir » Charlie. Même quand on n’est pas du tout Charlie, on peut l’être, en ces jours de deuil. C’est ce « double niveau » non seulement qu’autorise le principe de la liberté d’expression, mais qu’il exige – sans quoi il ne vaut que pour ses amis, ce qui est le contraire d’un principe.
Voilà ce qu’a rappelé Salman Rushdie dans son discours.
Plusieurs manifestants, le 11 janvier 2015 en France, le savaient très bien, arborant d’ailleurs les signes d’une acception polysémique, à plusieurs niveaux, et non strictement « identificatoire » ou « identitaire », du slogan « Je suis Charlie ». Il y avait ces pancartes qui disaient « Je suis Charlie. Je suis juif. Je suis musulman. Je suis policier ». Cette formule permettait même un jeu sur l’identité, loin de toute injonction à s’identifier absolument. Une empathie sans amour nécessaire. Un deuil sans adhésion fusionnelle obligatoire. Et au fond, dans ce dépassement de son identité stricte (ce qu’on « est ») et de ses sympathies/antipathies spontanées (ce qu’on « aime »), une certaine liberté de penser.
Mais passons. Manifestement, la formule a vécu, comme on dit. À mesure que les semaines ont passé depuis les attentats parisiens de janvier 2015 – dont la fusillade au siège de Charlie a constitué le premier moment, suivi de l’assassinat d’un policier français et de la prise d’otage meurtrière à l’Hyper Casher de la Porte de Vincennes, visant des Français juifs – elle a suscité de plus en plus de discours « identificatoires » d’un côté, des déclarations d’« amour », en somme, pour rester dans le problème que soulève Rushdie, et de rejets violents de l’autre. Des deux côtés on perdait de vue la précision donnée par Rushdie le 14 janvier. Les doubles niveaux et les subtilités sont devenus largement inaudibles. Le débat public s’est grippé, en France comme ailleurs.
Ne soyons pas naïfs, assurément autre chose était en jeu qu’un pauvre malentendu sémantique. C’était trop dur de garder le cap.
Quelque chose dans le principe de la liberté d’expression est profondément difficile. Rugueux, insatisfaisant pour la pensée, défiant non seulement le droit, mais aussi, tout simplement, la réflexion que chacun d’entre nous peut avoir sur le sens, les implications, les risques, l’importance de cette liberté.
Absolue ? Limitée ? Limitée comment ? Par le droit ? Peut-être, mais il y a plusieurs modèles juridiques dans le monde, et surtout, ce n’est pas le seul « terrain » où les problèmes se posent et éventuellement se résolvent. Est-ce alors à nous, les citoyens (dont les journalistes professionnels ne sont qu’une catégorie), de limiter par nos pratiques l’usage de la liberté d’expression ? Faut-il savoir s’abstenir, parfois, de dire, de montrer, même quand on peut, même quand on a le droit ? Par « responsabilité » ? Mais ce joli mot de « responsabilité » n’est-il pas le cache-sexe d’une « autocensure » moins noble et moins courageuse ? Qu’est-ce qu’une liberté qui ne s’utilise pas ? Mais en même temps, depuis quand s’auto-restreindre ne ferait pas partie aussi de la liberté ?
On le voit, c’est difficile. Réfléchir à la liberté d’expression, et la défendre comme un principe, c’est accepter face à son application concrète certains doutes, quelque chose d’incertain, une inquiétude. Qui n’empêche pas des points de ralliement, comme l’est le propos de Salman Rushdie du 14 janvier, cette façon simple et ferme – et assez belle, non ? – de rappeler un noyau dur. Mais là aussi on le sent, c’est tout de même un noyau assez subtil, une pluralité de niveaux, une féroce exigence – défendre et en l’occurrence pleurer même ceux qu’on n’aime pas. Un noyau qui suscite, encore et encore, des questions.
Bref, le principe de la liberté d’expression a tout pour être englouti au moindre grain. Par temps calme il est déjà un casse-tête. Par gros temps, quand les affects les plus douloureux se déchaînent, il s’abîme, y compris parfois dans la bouche de ses défenseurs : on simplifie parce qu’on a tant besoin de simplifier, on perd le sens des nuances et des « niveaux » (celui du droit stricto sensu, celui du choix et de la responsabilité politiques, etc.) On a ainsi assisté, tant de fois, à un débat écartelé entre d’un côté des pourfendeurs simplistes, monomaniaques et souvent franchement louches du fameux « Je suis Charlie », qui s’assoient tout à fait sur le principe de la liberté d’expression pour dénoncer exclusivement la haine de l’islam et des musulmans comme motivation unique et de Charlie et de tous ceux qui ont manifesté leur chagrin et leur colère le 11 janvier, et de l’autre, des défenseurs de « l’esprit Charlie » dont le dogmatisme les éloigne, si j’ose dire, de « l’esprit Salman Rushdie » et les fait ressembler à ce qu’honnissent leurs adversaires, à savoir des militants qui traquent dans la moindre critique des choix du journal une complicité avec les islamistes et obligent finalement à « aimer » Charlie alors que ce n’est pas le problème. S’il y a bien une chose qui est ressortie des derniers mois, dans le brouhaha des débats, c’est à quel point on avait du mal penser, à penser hors de cette distribution binaire, renforcée en permanence par chacun de ces deux pôles puisqu’eux-mêmes fonctionnaient avec un raisonnement binaire (c’est un troublant point commun).
Pourtant la liberté d’expression… sans l’inquiétude qui l’accompagne ce n’est pas d’elle qu’on parle ni elle qu’on défend, c’est son mirage, une copie toute lisse et sereine. Évidemment, quand elle est menacée, quand en face on la traite par les armes et que dans le débat certains l’on carrément fait sauter de leurs raisonnements, on a cette tentation de lui donner la force calme des certitudes. Mais en réalité, on ne peut pas penser, en matière de liberté d’expression, sans cette inquiétude, qui est précisément le privilège des pays qui protègent cette liberté (les autres ne tolèrent pas d’être inquiétés) et dont on trouve d’ailleurs la marque, comme on le verra dans ce livre, dans tous les systèmes juridiques qui la reconnaissent, où l’on observe en permanence des exceptions, des évolutions, des hésitations patentes dans la jurisprudence ou la législation.
Je montrerai aussi au chapitre suivant comment cette inquiétude – au sens littéral, l’absence de repos – est fondamentale chez les penseurs, beaucoup moins nombreux qu’on ne le dit, qui ont saisi le cœur de cette liberté, ses enjeux politiques les plus importants – par contraste avec une tendance profonde de la philosophie occidentale qui est de lisser, de fixer, de neutraliser l’incertitude. C’est une liberté incontrôlable et souvent réellement angoissante que les plus grands penseurs de la liberté d’expression ont assumé de consacrer, de reconnaître comme telle, en acceptant là quelque chose d’assez « sauvage » pour la philosophie elle-même.
Creusons cette difficulté intrinsèque du principe de la liberté expression – aplatie parfois dans les débats enflammés. Et commençons par dire quelque chose de paradoxal : il y a dans ce principe, quand on y est attaché, quelque chose d’absolu, même quand on a une acception de la liberté d’expression comme devant être limitée strictement. Quelque chose, donc, qui rassemble tous les défenseurs de la liberté d’expression par-delà leurs divergences sur les limites à fixer à cette liberté. Et cela a à voir avec ce noyau « indivisible » qu’évoque Rushdie.
En effet, même pour ceux qui considèrent que de vrais interdits doivent exister, plus durs peut-être que ceux qui existent aujourd’hui en France (où la législation est déjà touffue, l’une des plus contraignantes parmi les pays qui reconnaissent et organisent cette liberté, comme le rappelle volontiers dans ses écrits l’un de ses spécialistes et « praticiens » au quotidien, l’avocat Emmanuel Pierrat), permettant peut-être, un jour, de sanctionner en justice une publication comme Charlie Hebdo pour ces dessins de Mahomet (ce qui n’a pas été le cas), même pour ceux, donc, qui ont cette opinion, les propos de l’auteur des Versets sataniques comportent un fond de vérité majeure. Car ceux-là normalement, s’ils sont logiques avec leur position, ne sont pas les mêmes (et leurs adversaires autant qu’eux-mêmes devraient s’en souvenir) que ceux qui pensent carrément : « Charlie, ils l’ont bien cherché », voire « C’est bien fait ». Ce sont ces derniers qui, eux, rompent carrément avec le principe de la liberté d’expression, le renient tout à fait.
Il y a bel et bien une différence entre ces deux points de vue, même si dans les querelles médiatiques tout s’engloutit parfois. Et elle nous aide à cerner cette part d’« absolu » que le premier, pas le second, respecte dans tout ce qui relève du « dire », de l’« expression ». D’abord – faut-il le rappeler ? – le point de vue qui veut restreindre une liberté par le droit récuse par principe l’idée qu’on puisse se faire justice soi-même, qui plus est par un assassinat. Même pour venger un acte physique, une violence, un crime. Mais en outre, quand il s’agit de mots, de dessins, bref d’« expression », c’est comme si ce principe s’imposait plus encore car autre chose l’appuie : quiconque est attaché à la liberté d’expression même très encadrée éprouve une disproportion immédiate, évidente, entre, précisément, ce qui relève d’une « expression », et la violence physique qui a prétendu lui répondre.
La vengeance n’est pas permise par la loi, mais quand elle consiste en un acte de même nature – meurtre pour meurtre – il y a en elle quelque chose que nous pouvons parfois, à défaut d’accepter, « comprendre » – aidés que nous sommes par des héritages religieux comme la loi du Talion, reprise d’ailleurs dans le Coran (Sourate II, Verset 179), et culturels en général car c’est un grand thème littéraire. Mais dans l’assassinat perpétré au siège de Charlie Hebdo, on a le sentiment d’un saut de nature. Saut qui, précisément, n’existe pas pour ceux qui ont commis cette « vengeance » ou la comprennent : car ces caricatures sont perçues par les islamistes exactement comme un acte physique, aussi grave voire plus qu’un assassinat. Il y a quelque chose que nous sommes nombreux à ressentir, au-delà même de ce cas précis : une différence irréductible, entre un « dire », même violent et tout à fait condamnable moralement, politiquement et éventuellement juridiquement, et une violence physique. Et c’est justement cela qui n’existe pas du point de vue des islamistes – et, il faut bien le dire, qui tend à s’estomper aussi dans un propos comme « Ils l’ont bien cherché » ou « C’est bien fait ».
Au passage, beaucoup de religions ont dans leur histoire eu cette approche-là du « blasphème », voyant en lui un acte de même nature qu’un acte physique – peu importe qu’il passe par un simple « dire » – hautement dangereux, punissable comme tel en agissant physiquement et lourdement contre le blasphémateur. C’est le principe de la liberté d’expression, même dans une acception restrictive, qui empêche une telle « mise à niveau » ; qui nous fait éprouver cette différence irréductible entre le « dire » et les éventuelles blessures qu’il peut infliger, et le domaine des actes physiques. C’est lui qui, précisément, nous fait accorder une spécificité à ce domaine qu’est l’« expression » – si bien que même si on considère que ce domaine appelle des limites et des sanctions, ce sera toujours en tenant compte de cette spécificité.
Voilà pourquoi, en toute logique, même un partisan de l’inscription dans la loi d’un devoir de respecter les religions (voire du fameux « délit de blasphème », expression « code » sur ce sujet mais à mon sens impropre si on prétend le marier à la liberté d’expression, j’y reviendrai) ne traite pas une « expression », qu’il juge offensante pour une religion, voire « blasphématrice », comme l’ont traitée ces islamistes. Il fait cette différence, sinon c’est qu’il désire tout simplement anéantir la liberté d’expression et non pas la restreindre ou l’aménager. Et, encore une fois, s’il est logique avec lui-même et au clair avec son inconscient (qui peut évidemment s’avérer louche), le jour où du sang venge de l’encre, même de l’encre qu’il aurait préféré interdire, il trouve cela insupportable (il « se sent » Charlie, si on veut insister…). Car… pas comme ça, jamais ! Si on ne comprend pas ces distinctions, on ne peut plus faire la différence entre des règles de droit dans un pays qui prétend reconnaître la liberté d’expression quoiqu’encadrée, et les égorgements d’une nuit de Saint Barthélémy, les cachots glacials des régimes de fer, les pendaisons des hérétiques et des mécréants, les balles dans la tête des opposants de toutes sortes, toutes ces pratiques bien entendu servies elles aussi, régulièrement, par des « règles de droit », des « lois »… mais tout l’enjeu est là, justement, pour nous : faire des règles de droit qui ne ressemblent pas à celles-ci ; qui ne tuent pas le principe qui les fonde au moment où elles en organisent l’application.
C’est pourquoi on peut considérer qu’au fond du principe de la liberté d’expression, même quand celle-ci n’est pas juridiquement absolue parce que le droit l’encadre, et parfois strictement, il y a quelque chose d’absolu : ce qui est « exprimé », par des mots ou des images, définit un domaine spécifique, qui exige des précautions d’approche particulières dès lors qu’on souhaite y définir des « abus » et les sanctionner.
On touche ici à la colonne vertébrale de la liberté d’expression : elle pose une frontière (dont la nature exacte est précisée par le droit) entre ce que l’on pourrait appeler, pour aller vite, le dire et le faire. C’est-à-dire : entre, d’une part, l’espace des mots, des paroles, des représentations en général, espace qui inclut aussi les dessins, les images, bref, ce qu’on dit mais aussi ce qu’on montre, et, d’autre part, le domaine des actes physiques.
Il ne s’agit pas, on l’aura compris, d’angéliser l’espace du dire, de le considérer comme inoffensif par essence. Pas du tout. Ou en tout cas, pas forcément. Avec des mots et des images, on peut aussi faire mal. Mais d’une façon ou d’une autre, quand on défend la liberté d’expression, on considère que l’interdit dans ce domaine, s’il doit être prononcé, ne peut pas être tout à fait le même que dans le domaine des actes physiques. Qu’il y a là une différence de nature à penser, et à défendre. D’autres catégories à mettre en place pour définir les « agressions » qui relèvent du dire – aussi bien celles qu’on veut autoriser que celles qu’éventuellement, selon les systèmes juridiques et culturels, on souhaite sanctionner.
Autoriser, oui. Car respecter le principe de la liberté d’expression implique, pour une société, de tolérer plus d’agressivité pour le dire que pour le faire. De permettre de représenter, par des mots et des images, beaucoup de choses que l’on n’a pas le droit de faire, beaucoup de désirs qu’il est interdit de réaliser. Par exemple – et c’est d’ailleurs un exemple fondateur, historiquement et philosophiquement, pour la liberté d’expression, c’est même un critère absolu d’existence ou non de cette liberté dans une société (qui certes, ensuite, peut être aménagée, encadrée) : je dois pouvoir critiquer une loi, militer pour son abrogation par des propos publics qui peuvent être robustes, alors que je n’ai évidemment pas le droit de désobéir de facto à cette loi. En ce qui concerne les personnes, même si aujourd’hui, et pas seulement en France, l’époque tend à encadrer de plus en plus le verbe, par les mœurs et aussi par le droit, le dire doit encore pouvoir bien plus que les actes physiques. Je peux gifler par un article, pas par une vraie gifle.
Bref, nécessairement, quand on défend la liberté d’expression, on considère que pour l’immense majorité des mots et des images qui circulent dans une société, il faut, quels que soient les désaccords qu’ils suscitent, la gêne qu’ils occasionnent voire certaines blessures qu’ils peuvent causer, les laisser être. Ce qui implique de leur répondre dans le même espace du dire, avec les mêmes « armes » : des mots, des paroles, des images.
Et pour les cas où un interdit est prononcé, il faut qu’il déploie ses catégories propres, marquées par une vraie précaution. Très souvent, dans les systèmes juridiques, celles-ci reviennent à rabattre telle ou telle sorte de dire sur un faire, suggérant que certains types de paroles ou de représentations sortent de leur espace propre et « agissent » dangereusement. Ainsi des « incitations » et « provocations », qui font par exemple l’objet des articles 23 et 24 de la loi française de 1881 sur la liberté de la presse. Au passage, quand celle-ci fut votée, lors des débats parlementaires certains députés ont évoqué la notion d’« opinion active » – qui dit bien ce qu’elle veut dire. Cette loi définit toujours le cadre légal français de la liberté d’expression, et elle a connu des amendements, pour certains récents, qui prolongent toujours cette idée que certaines opinions « agissent » d’une façon que la société ne peut pas tolérer. Notamment lorsqu’elles « provoquent » à commettre certains délits ou crimes, contre des personnes ou des biens. L’article 24 considère que relève aussi de ce registre de la provocation « l’apologie » de certains délits et crimes (dont les délits de collaboration avec l’ennemi, crimes de guerre, actes de terrorisme, crimes contre l’humanité), et depuis la loi Gayssot de 1990 il est spécifié que les crimes contre l’humanité définis par le Tribunal de Nuremberg ne peuvent pas être « contestés ». En outre sont interdites les provocations « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », de même qu’à raison « de leur sexe, de leur orientation sexuelle, ou de leur handicap ». En clair, on ne peut pas dire (et « représenter » plus généralement) des choses qui inciteraient ou provoquerait à agir de façon discriminatoire, haineuse, violente (selon les critères définis eux aussi par la loi).
Mais outre ces cas, et parfois en concomitance avec eux, le droit – et dans ce cas précis français, la loi – quand il régule la liberté d’expression, est aussi amené, le plus souvent, à considérer certaines « expressions » comme pouvant par elles-mêmes blesser trop gravement pour ne pas être considérées, en quelque sorte, malgré leur appartenance à l’espace du dire, comme des « actes » sur lesquels la société souhaite intervenir. C’est là une manière de comprendre l’interdit de la « diffamation » et de l’« injure », définies dans l’article 29 de la loi de 1881 respectivement comme « l’allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur » d’une personne et comme « toute expression outrageante, tout terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait ». De même, l’irrespect de la vie privée (protégée en France par l’article 9 du code civil) comme motif de limitation de la liberté d’expression revient à saisir celle-ci, dans les cas où elle expose la vie privée, comme un « acte » que le dire ne saurait réaliser impunément.
La frontière entre le dire et le faire peut, dans le détail, varier selon les différents systèmes juridiques des sociétés démocratiques contemporaines, mais toutes nécessairement la posent et la reconnaissent. Quitte à définir les cas où cette frontière perd son étanchéité (si l’on ose dire), et où la société décide alors d’intervenir. Mais alors, dans cette détermination des « abus » du dire et des sanctions corrélées, il faut encore produire des catégories juridiques spécifiques, différentes de celles qui sanctionnent les violences physiques.
Les sanctions prévues, elles aussi, comportent nécessairement quelque chose de spécifique. Car là aussi, on « sent » à l’évidence que des précautions s’imposent, au risque sinon de transformer la liberté d’expression en pure farce. Seules des sociétés qui ne reconnaissent pas la liberté d’expression pratiquent régulièrement des emprisonnements fréquents et longs ou des exécutions pour les opinions interdites… Certes, en France par exemple, en plus des amendes, l’emprisonnement existe toujours, en droit, comme peine pour sanctionner certaines provocations, injures et diffamations ; mais il est prononcé rarement. Significativement, le Comité des droits de l’Homme de l’ONU considère qu’en matière de diffamation, l’emprisonnement « ne constitue jamais une peine appropriée » (cf. infra, chap. 6).
Précautions, donc, dans les définitions des abus et de leurs sanctions, pour préserver la spécificité de l’espace du dire. Le risque, pourtant, est toujours là : abîmer ce qu’on veut juste limiter ; sanctionner trop de choses dites, montrées, représentées, et trop gravement. D’où l’inquiétude… inévitable, vraiment, dès qu’on entre dans cette réflexion, dans un cadre juridique notamment, sur les limites à poser à la liberté d’expression. « Vous étiez parti des abus de la liberté, et je vous retrouve sous les pieds d’un despote », prévenait Tocqueville (De la démocratie en Amérique [1835], livre I, 2e partie, chapitre III).
Le problème de fond est cette « blessure » que les mots et les images peuvent faire, qu’il n’est pas possible de toujours sanctionner sans quoi le principe de base se dérobe. C’est cette part – trop grande ? trop restreinte ? – de blessure autorisée, en quelque sorte, qui nous tourmente. On risque toujours d’encadrer trop, ou pas assez, ou pire : les deux en même temps – c’est le gros problème des sociétés qui multiplient les interdits et les catégories juridiques, forcément elles prennent le risque de contradictions, d’incohérences, de « deux poids, deux mesures » (que traquent les avocats, c’est logique). D’autant que le domaine de l’« expression » est vaste, il y a les œuvres, les créations diverses qui s’adressent à un public large, mais aussi les débats, les polémiques orales et écrites, les propos qui s’adressent parfois directement à quelqu’un même si c’est « en public », ces distinctions elles-mêmes ne sont pas toujours nettes, cela fait partie du problème… Bref, quand on entre là c’est un casse-tête, dont le droit n’est souvent qu’un des théâtres.
On peut tout de même tenter de poser quelques repères conceptuels supplémentaires – qui, de fait, s’observent souvent dans les systèmes juridiques. Un point, notamment, est essentiel : pour définir l’« abus » en matière de liberté d’expression, la réflexion ne peut pas s’ancrer dans le point de vue de la « victime » – c’est-à-dire dans le point de vue de la blessure ressentie.
Car on « part » de la liberté d’expression, toujours d’elle en premier ; la blessure ressentie arrive ensuite. Dans le domaine des agressions physiques, il y a aussi bien sûr d’autres points de vue à faire intervenir que celui de la « victime », mais sa blessure est un centre constant pour la réflexion, parce que, justement, il n’y a pas comme pour la liberté d’expression cette idée sous-jacente qu’une part d’agression et de blessure est a priori licite, que c’est ainsi, que cela fait partie du principe de base. Dans le domaine des violences physiques, le principe premier est celui de l’interdit. Si l’on procédait de la même façon pour évaluer un dire abusif, on perdrait la spécificité de l’ordre du dire. D’ailleurs s’il y a bien quelqu’un qui se sent blessé parfois aussi gravement que si c’était une blessure physique, c’est la personne qui s’éprouve comme victime. Or justement, cela ne peut pas être le point de vue premier et fondamental : une société qui reconnaît la liberté d’expression tolère plus de choc, de sentiment d’offense, de blessure, dans l’ordre du dire. Et elle le montre dans sa manière même d’appréhender l’« agression ».
De très nombreux textes juridiques, dans les systèmes les plus divers (plus ou moins libéraux en matière de liberté d’expression), soulignent ce point, qui définit, au fond, une véritable « méthode » pour le juge. La Cour Suprême des États-Unis est explicite : « S’il y a bien un principe fondamental, sous-jacent au Premier Amendement, c’est celui qui dit que l’État ne peut pas interdire l’expression d’une idée au simple motif que la société la trouve offensante ou déplaisante » (Texas v. Johnson, 1989, cité infra, chap. 4). En d’autres termes, même s’ils sont nombreux à être choqués ou offensés, ils n’imposent pas leur critère, leur « ressenti »… Et ce point jette aussi un éclairage sur le versant juridique de l’affaire Charlie Hebdo, où les magistrats français ont été amenés à dire des choses très nettes. En 2006, Charlie Hebdo avait été attaqué en justice pour trois caricatures de Mahomet (l’une de Cabu, et deux reproductions de dessins parus précédemment dans le journal danois Jyllands-Posten) pour « injures » à l’égard des musulmans (sur la base de l’article 29 de la loi de 1881), caractérisation qui exigeait de prouver l’intention de les offenser. En première instance, le 22 mars 2007, le jugement (confirmé en appel le 12 mars 2008), a exclu cette intention ; mais ce faisant, il n’a nullement nié, notamment pour la caricature danoise où le turban de Mahomet abritait une bombe, que des musulmans aient pu être « choqués voire blessés ». Voici l’extrait (c’est moi qui souligne) : « Attendu ainsi, qu’en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser délibérément et gratuitement l’ensemble des musulmans ».
On « sort » toujours du point de vue de la blessure ressentie pour juger s’il y a eu un usage abusif de la liberté d’expression (et encore plus si les « blessés » peuvent échapper aisément à la blessure, en n’ouvrant pas ce journal par exemple). Sinon, on s’y perd et le principe de base risque d’être englouti.
Voilà pourquoi le délit de « blasphème », formulé ainsi, a quelque chose de tout à fait contradictoire avec la liberté d’expression – ce qui n’empêche pas évidemment qu’il existe parfois comme un avatar de temps plus anciens (en Alsace et en Lorraine, mais aussi dans quelques pays européens), voire qu’il soit formulé comme tel par ceux qui, aujourd’hui, militent pour un plus grand « respect des religions » à inscrire dans les limitations juridiques de la liberté d’expression. Car le « blasphème », c’est justement une évaluation née de l’intérieur d’une religion ; c’est son « ressenti », si j’ose dire, et cela ne peut pas être le critère pour la définition d’un dire abusif.
En même temps, il faut bien remarquer que notre époque, dans les sociétés démocratiques occidentales notamment, est placée à l’aune du grand Ressenti, où chacun exprime ce qui le touche, et le fait valoir autant que possible, pour se faire « reconnaître » (pas toujours au sens profond que ce mot, emprunté au jeune Hegel, peut avoir sous la plume du philosophe Axel Honneth…) et éventuellement dédommager. Quelles que soient la pertinence et l’importance des notions de « reconnaissance », de « respect » et de « dignité », qui gagnent du terrain aussi dans le domaine du droit, il faut en saisir certains effets pervers : ils servent une puissante poussée individualiste et communautariste tout à la fois, où se mêlent une logique du « toujours plus » et un mouvement de recentrage des individus sur l’« intime » et l’« identitaire ». L’une des conséquences est que chacun y va de sa proposition de loi pour être mieux respecté dans sa singularité (accumulation de lois mémorielles et de lois pour lutter contre les « discriminations » dans les actes et dans les dires « provocants »). Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la religion se joigne à la mêlée, exigeant la reconnaissance de ses blessures dans les termes qui sont les siens. Et ses défaites en la matière, compte tenu de l’époque, sont loin d’être garanties, y compris dans des pays où l’État est religieusement neutre et/ou est séparé soigneusement des religions, car il s’agit d’un problème un peu différent, il s’agit ici du problème de la « reconnaissance » et du « respect » des religions par tout un chacun dans son « expression ». Pour être précis, ce qui pour l’instant en France (hors Alsace et Lorraine concordataires) fait barrage sur ce point, c’est, dans la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, un verbe précis, si prémonitoire de nos difficultés actuelles, employé à l’article 2 (souligné par moi) : « l’État ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
Mais par-delà les forçages juridiques, qui peuvent toujours trouver des brèches s’ils sont politiquement soutenus – et avec d’autant plus de facilité dans des pays où le rapport de l’État aux religions est fondé sur un acte de « reconnaissance légale » (avec éventuellement une religion d’État dominante et d’autres minoritaires ainsi protégées), comme au Danemark par exemple – par-delà ces « logiques » juridiques il faut comprendre que, conceptuellement, les revendications de cet ordre à un moment entrent en pure et simple contradiction avec la liberté d’expression, il n’y a pas de compromis possible, et ce dans tous les systèmes. Le « ressenti » d’une personne qui se dit victime d’un propos abusif doit nécessairement être recouvert par d’autres considérations, sans quoi le dire est saisi comme un pur faire (qui fait mal, qui blesse etc.), analogue aux actes physiques, contenu et sanctionné comme eux. Et le principe de base est ruiné. Significativement, sur les terres où la liberté d’expression est réellement vivante, lorsqu’existe dans le droit commun un délit de blasphème, le plus souvent il est tombé en désuétude, en Angleterre par exemple (abrogé en 2008 par une loi du Parlement), ou aux États-Unis où cette vieille catégorie de la common law anglaise n’a jamais été appliquée (v. infra, chap. 4). Significativement aussi, dans certains pays qui semblent avoir l’équivalent d’un délit de blasphème, le mot « blasphème » n’est pas employé dans la lettre du texte, comme si le droit « poussait » le plus loin possible l’enjeu du « respect des religions » sans aller jusqu’à ce point où il contredirait trop gravement la liberté d’expression. C’est une lecture possible de la situation du Danemark.
En effet, l’article 140 du code pénal danois dispose que « toute personne raillant ou méprisant publiquement les doctrines religieuses ou les actes de dévotion d’une communauté religieuse dotée d’une existence légale dans le pays est passible d’une peine d’emprisonnement maximale de quatre mois ». Le point de vue pris en compte, dans la lettre du texte, est celui de la religion. C’est quelque chose qui, à soi seul, paraîtra bien excessif à beaucoup de défenseurs de la liberté d’expression. Mais il est intéressant de regarder comment cela fonctionne « en pratique » lorsqu’il faut juger, dans ce pays qui est tout de même une terre de liberté d’expression. Nécessairement le juge introduit un autre point de vue que celui de la religion qui se juge blessée, disons même « blasphémée » : ce n’est pas elle, via ses autorités, sa communauté, qui évalue l’irrespect de ses propres dogmes ou cultes, c’est un juge qui juge de ce que les instances religieuses en disent ; et qui peut intégrer un étonnement critique, voire carrément un autre point de vue. Il se réapproprie la question du blasphème, il ne « reçoit » pas passivement un jugement venu totalement de l’intérieur d’une communauté religieuse – c’est pourquoi, si on veut être précis sur les mots, ce n’est pas un délit de blasphème, c’est un délit d’irrespect d’une communauté religieuse (évalué par un tribunal).