Extrait

À l’ombre de la montagne sacrée


L’avion longe les côtes turques de la mer Noire avant de changer son cap. Vu du ciel, le paysage quasi lunaire est fascinant de désolation. À l’extérieur des frontières de l’actuelle République d’Arménie, le plateau arménien, à l’est de l’Anatolie, est à la fois beau et terrifiant : failles sismiques, falaises abruptes, ruines d’une civilisation endormie. Le relief accidenté taille des paysages arides. Géologie de la brisure. L’avion poursuit sa descente. Soudain tout s’accélère. Majestueux, le mont Ararat offre l’éblouissant spectacle de ses neiges éternelles. En face, son petit frère l’Aragatz semble impassible. La piste d’atterrissage est maintenant toute proche. L’avion a encore le temps de survoler la centrale nucléaire de Medzamor, qui cessa son activité au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl, et le Saint-Siège d’Etchmiadzine. Bienvenue en Arménie.

Passées les formalités d’usage, le premier choc a lieu sur la route qui relie l’aéroport au centre-ville d’Erevan, la capitale. Elle traverse une caricature caucasienne de mini Las Vegas. Le sexe y côtoie l’argent sale dans un curieux mélange de kitsch et d’indigence post-soviétique immortalisé par le cinéaste marseillais Robert Guédiguian dans son film Voyage en Arménie (2006). Un peu plus loin, un imposant blockhaus de plusieurs hectares campe le long de la route. L’immense ambassade des États-Unis semble être là pour nous rappeler que l’Iran est tout proche et que les Russes ne sont pas vraiment partis.

Avec ses quartiers entiers adossés aux vertigineuses gorges de la rivière Hrazdan, Erevan semble avoir pour seule et unique cohérence la pierre en tuf rosé. Et pour boussole la perspective du mont Ararat. Erevan unicolore ou presque ! Les brochures publiées jadis par l’Intourist, traduites du russe, évoquent toujours avec fierté l’architecture « moderniste » de ses musées et bâtiments publics, la beauté de ses parcs en automne où les jeunes mariés venaient poser pour la postérité. En réalité, Erevan apporte surtout aujourd’hui le témoignage d’un monde post-soviétique qui disparaît sans bruit : d’innombrables immeubles fonctionnels bâtis sous l’ex-URSS, avec leurs interminables étendoirs à linge suspendus dans le vide. Non loin de là bourgeonnent des tours modernes d’appartements vides, pâle copie d’un Dubaï sans pétrole, ni gaz… Sans histoire. Qu’ils soient de souche ou d’adoption, les Erevantsis sont fiers de l’ancienneté de leur ville. Les colonnes de l’antique Erebouni sont là pour l’attester. Mais les quartiers historiques ont disparu dans cette ville hybride et sûre où les enfants jouent jusque tard dans les rues et les vieux s’adonnent au nardi5 à l’ombre des vignes sauvages.